Louis Aragon |
Ah dans ses propres pas que marcher est étrange Comme tout a changé et comme rien ne change Cette ville n'est plus la même après vingt ans Et c'est toujours la même et c'est la même neige Les étoiles des tours les longs murs le Manège Mais la nuit n'est plus noire et j'ai les cheveux blancs Je ne reconnais plus les endroits où je passe Pouchkine a traversé depuis longtemps la place Et maladroitement comme des mots écrits Les grilles des jardins sur la candeur d'hiver Semblent recopier pour les couples ses vers Le long des boulevards faits pour la flânerie Devant Tchaïkovski la rue est jaune et blanche Décembre a souligné sa carrure et sa manche À peine les frimas ont-ils poudré son front Et le geste d'airain vient à jamais suspendre Un air que la sculpture est seule pour entendre Qu'un glissement de Zim pas même n'interrompt Des sautoirs de clarté tracent les perspectives L'ombre fuit sur les toits à cette heure tardive Et multiple Babel a 1 assaut du néant Au-dessus du lacis familier des venelles Des édifices blonds postés en sentinelle Étoilent la ténèbre à leur front de géant ô maisons de rondins Auvents verts Palissades Le voyageur ici reconnaît les façades La cour où le dvornik alors fendait du bois Le décor a gardé la même architecture Mais tout y a changé d'échelle et de mesures Jusqu'à l'homme de chair et le son de sa voix Ici tout a grandi tout a changé de rôle Les ponts mêmes ont pris de la largeur d'épaule Pour passer par-dessus la nouvelle Moskva Les quais majestueux dans la pierre l'escortent La rivière est profonde aux vapeurs qu'elle porte Et naturellement à la Volga s'en va Moscou ne cesse pas de croître et de bâtir Et comme sur son lit se retourne et s'étire Une femme en rêvant qui trahit ses pensées Et cherche en son sommeil de nouvelles amours Moscou de tous côtés étend ses membres lourds Par les chantiers échelonnés de ses chaussées Elle tient dans ses bras qu'en tous sens elle allonge L'avenir son amant l'avenir dans ses songes Et d'où Napoléon Bonaparte l'a vue Sur la Butte-aux-Moineaux aujourd'hui Monts Lénine L'avenir son enfant lui rit et s'illumine Dans l'Université porteuse de statues Ici j'ai tant rêvé marchant de l'avenir Qu'il me semblait parfois de lui me souvenir Et ma fièvre prenait dans mes mains sa main nue Il chantait avec moi les mêmes chansons folles Je sentais son haleine et déjà nos paroles Traduisaient sans effort les choses inconnues Ici j'ai tant aimé la nuit et le silence Tant de fois égaré mes pas comme une enfance Tant de fois à plaisir j'ai perdu mon chemin Tant de fois retrouvé mes fantômes en loques Ombres de mon passé dans un pereoulok Dont le nom m'échappait comme l'eau de la main Que j'ai finalement au fond de ma rétine Confondu ce qui vient et ce que j'imagine Sans savoir que tout songe est le deuil d'aujourd'hui Que l'homme voit la flamme et ne peut pas la dire Et s'il ne se perd plus où nos yeux se perdirent Plus tard par d'autres feux ses yeux seront séduits L'histoire entre nos doigts file à telle vitesse Que devant ce qui fut demain dira Qu'était-ce Oublieux des refrains ou notre cour s est plu Comment s'habituer à ce qui nous dépasse Nous avons appelé notre cage l'espace Mais déjà ses barreaux ne nous contiennent plus Pour borner l'existence à notre témoignage En vain de nos tombeaux nous marquons les gagnages La luzerne franchit la pierre et se déploie Et nos miroirs polis auront à reconnaître Non les flambeaux défunts mais ceux-là qui vont naître Et non pas notre songe et non pas notre loi Dans ce siècle où la guerre atteignait au solstice Les hommes plus profonde et noire l'injustice Vers l'étoile tournaient leurs yeux d'étonnement Et j'étais parmi eux partageant leur colère Croyant l'aube prochaine à toute ombre plus claire A tout pas dans la nuit croyant au dénouement Étoile on oubliait les douleurs et la crainte Le minotaure à ce détour du labyrinthe Étoile comme une eau dans notre aridité Toi qu'on pouvait toucher en montant la colline Étoile si lointaine étoile si voisine Étoile sur la terre étoile à ma portée Je mettais son contraire au lieu de toute chose J'imaginais la vie et ses métamorphoses Comme une féerie énorme et machinée C'était un jardin bleu tintant comme un cristal Où les pieds fabuleux marchaient sur des pétales Et cependant les fleurs jamais n'étaient fanées J'attendais un bonheur aussi grand que la mer Et de l'aube au couchant couleur de la chimère Un amour arraché de ses chaînes impies Mais la réalité l'entend d'une autre oreille Et c'est à sa façon qu'elle fait ses merveilles Tant pis pour les rêveurs tant pis pour l'utopie Le printemps s'il fleurit et l'homme enfin s'il change Est-ce opération des elfes ou des anges Ou lignes de la main pour les chiromancies On sourira de nous comme de faux prophètes Qui prirent l'horizon pour une immense fête Sans voir les clous perçant les paumes du Messie On sourira de nous pour le meilleur de l'âme On sourira de nous d'avoir aimé la flamme Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment Et comme il est facile après coup de conclure Contre la main brûlée en voyant sa brûlure On sourira de nous pour notre dévouement Quoi je me suis trompé cent mille fois de route Vous chantez les vertus négatives du doute Vous vantez les chemins que la prudence suit Eh bien j'ai donc perdu ma vie et mes chaussures Je suis dans le fossé je compte mes blessures Je n'arriverai pas jusqu'au bout de la nuit Qu'importe si la nuit à la fin se déchire Et si l'aube en surgit qui la verra blanchir Au plus noir du malheur j'entends le coq chanter Je porte la victoire au cour de mon désastre Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres Je porte le soleil dans mon obscurité |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Louis Aragon (1897 - 1982) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
|||||||||