Louis Aragon |
Qu'importe à l'exilé que les couleurs soient fausses On jurerait dit-il que c'est Paris si on Ne refusait de croire aux apparitions J'entends le violon préluder dans la fosse C'est l'Opéra dit-il ce feu follet changeant J'aurais voulu fixer dans mes yeux mal ouverts Ces balcons embrasés ces bronzes ce toit vert Cette émeraude éteinte et ce renard d'argent Je reconnais dit-il ces danseuses de pierre Celle qui les conduit brandit un tambourin Mais qui met à leur front ces reflets sous-marins Le dormeur-éveillé se frotte les paupières Des méduses dit-il les lunes des halos Sous mes doigts fins sans fin déroulent leurs pâleurs Dans l'Opéra paré d'opales et de pleurs L'orchestre au grand complet contrefait mes sanglots J'aurais voulu fixer dans ma folle mémoire Cette rose dit-il cette mauve inconnue Ce domino fantôme au bout de l'avenue Qui changeait pour nous seuls de robe tous les soirs Ces nuits t'en souvient-il Me souvenir me nuit Avaient autant d'éclairs que l'oil noir des colombes Rien ne nous reste plus de ces bijoux de l'ombre Nous savons maintenant ce que c'est que la nuit Ceux qui s'aiment d'amour n'ont qu'elle pour adresse Et tes lèvres tenaient tous les soirs le pari D'un ciel de cyclamen au-dessus de Paris O nuits à peine nuits couleur de la tendresse Le firmament pontait ses diamants pour toi Je t'ai joué mon cour sur les chances égales Soleil tournant des boulevards feux de Bengale Que d'étoiles à terre et par dessus les toits Quand j'y songe aujourd'hui les étoiles trichèrent Le vent charriait trop de rêves dérivés Et les pas des rêveurs sonnaient sur les pavés Des amants s'enlaçaient sous les portes cochères Nous peuplions à deux l'infini de nos bras Ta blancheur enflammait la pénombre éternelle Et je ne voyais pas au fond de tes prunelles Les yeux d'or des trottoirs qui ne s'éteignaient pas Passe-t-il toujours des charrettes de légumes Alors les percherons s'en allaient lentement Avec dans les choux-fleurs des hommes bleus dormant Les chevaux de Marly se cabraient dans la brume Les laitiers y font-ils une aube de fer-blanc Et pointe Saint-Eustache aux crochets des boutiques Les bouchers pendent-ils des bêtes fantastiques Epinglant la cocarde à leurs ventres sanglants A-t-il à tout jamais décidé de se taire Quand la douceur d'aimer un soir a disparu Le phono mécanique au coin de notre rue Qui pour dix sous français chantait un petit air Reverrons-nous jamais le paradis lointain Les Halles l'Opéra la Concorde et le Louvre Ces nuits t'en souvient-il quand la nuit nous recouvre La nuit qui vient du cour et n'a pas de matin I Comme on laisse à l'enfant pour qu'il reste tranquille Des objets sans valeur traînant sur le parquet Peut-être devinant quel alcool me manquait Le hasard m'a jeté des photos de ma ville Les arbres de Paris ses boulevards ses quais Il a le front changé d'un acteur qu'on défarde Il a cet oil hagard des gens levés trop tôt C'est pourtant mon Paris sur ces vieilles photos Mais ce sont les fusils des soldats de la Garde Si comme ces jours-ci la rue est sans auto L'air que siffle un passant vers soixante dut plaire Sous les fers des chevaux les pavés sont polis Un immeuble m'émeut que j'ai vu démoli Cet homme qui s'en va n'est-ce pas Baudelaire Ce luxe flambant neuf la rue de Rivoli J'aime m'imaginer le temps des crinolines Le Louvre étant fermé du côté Tuileries Par un château chantant dans le soir des soieries Le"s lustres brillaient trop à minuit pour le spleen Le spleen a la couleur des bleus d'imprimerie Il se fait un silence à la fin des quadrilles Paris rêve et qui sait quels rêves sont les siens Ne le demandez pas aux Académiciens Le secret de Paris n'est pas au bal Mabille Et pas plus qu'à la cour au conseil des Anciens Paris rêve et jamais il n'est plus redoutable Plus orageux jamais que muet mais rêvant De ce rêve des ponts sous leurs arches de vent De ce rêve aux yeux blancs qu'on voit aux dieux des fables De ce rêve mouvant dans les yeux des vivants Paris rêve et de quoi rêve-t-il à cette heure Quelle ombre traîne-t-il sur sa lumière entée Il a des revenants pis qu'un château hanté Ht comme à ce lion qui rêve du dompteur Le rêve est une terre à ce nouvel Antée Paris s'éveille et c'est le peuple de l'aurore Qui descend du fond des faubourgs à pas brumeux Ils semblent ignorer ce qui déjà les meut l.'air a lavé déjà leurs grands fronts incolores Des songes mal peignés y pâlissent comme eux Qui n'a pas vu le jour se lever sur la Seine Ignore ce que c'est que ce déchirement Quand prise sur le fait la nuit qui se dément Se défend se défait les yeux rouges obscène Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant Qu'importe qu'aujourd'hui soit le Second Empire Et que ce soit Paris plutôt que n'importe où Tous les petits matins ont une même toux Et toujours l'échafaud vaguement y respire C'est une aube sans premier métro voilà tout Toute aube est pour quelqu'un la peine capitale À vivre condamné que le sommeil trompa Et la réalité trace avec son compas Ce triste trait de craie à l'orient des Halles Les contes ténébreux ne le dépassent pas Paris s'éveille et moi pour retrouver ces mythes Qui nous brûlaient le sang dans notre obscurité Je mettrai dans mes mains mon visage irrité Que renaisse le chant que les oiseaux imitent Et qui répond Paris quand on dit liberté II C'est un pont que je vois si je clos mes paupières La Seine y tourne avec ses tragiques totons Ô noyés dans ses bras noueux comment dort-on C'est un pont qui s'en va dans ses loges de pierre Des repos arrondis en forment les festons Un roi de bronze noir à cheval le surmonte Et l'île qu'il franchit a double floraison Pour verdure un jardin pour roses des maisons On dirait un bateau sur son ancre de fonte Que font trembler les voitures de livraison L'aorte du Pont-Neuf frémit comme un orchestre Où j'entends préluder le vin de mes vingt ans Il souffle un vent ici qui vient des temps d'antan Mourir dans les cheveux de la statue équestre La ville comme un cour s'y ouvre à deux battants Sachant qu'il faut périr les garçons de mon âge Mirage se leurraient d'une ville au ciel gris Nous derniers nés d'un siècle et ses derniers conscrits Les pieds pris dans la boue et la tête aux nuages Nous attendions l'heure Il en parlant de Paris Quand la chanson disait Tu reverras Paname Ceux qu'un oillet de sang allait fleurir tantôt Quelque part devant Saint-Mihiel ou Neufchâteau Entourant le chanteur comme des mains la flamme Sentaient frémir en eux la pointe du couteau Depuis lors j'ai toujours trouvé dans ce que j'aime Un reflet de ma ville une ombre dans ses rues Monument oubliés passages disparus J'ai plus écrit de toi Paris que de moi-même Et plus qu'en mon soleil en toi Paris j'ai cru Cité faite flambeau que seul aimer consume Cité faite de pleurs qui ris d'avoir pleuré Enfer aux yeux d'argent Paradis dédoré Forge de l'avenir où le crime est l'enclume Piège du souvenir où la gloire est murée Sur les places grondait l'orage populaire Les bras en croix tombaient des héros inconnus Ou des cortèges noirs le long des avenues Y paraissaient écrire un serment de colère Ô Paris tu berçais les vents dans tes bras nus La mort est un miroir la mort a ses phalènes Ma vie a ses deux bouts le même feu s'est mis Pour la seconde fois le monstre m'a vomi Je suis comme Jonas sortant de la baleine Mais j'ai perdu mon ciel ma ville et mes amis III Afin d'y retrouver la photo de mes songes Si je frotte mes yeux que le passé bleuit Ainsi que je faisais à l'école à Neuilly Un printemps y fleurit encore et se prolonge Et ses spectres dansants ont moins que moi vieilli C'est Paris ce théâtre d'ombres que je porte Mon Paris qu'on ne peut tout à fait m'avoir pris Pas plus qu'on ne peut prendre à des lèvres leur cri Que n'aura-t-il fallu pour m'en mettre à la porte Arrachez-moi le cour vous y verrez Paris C'est de ce Paris-là que j'ai fait mes poèmes Mes mots sont la couleur étrange de ses toits La gorge des pigeons y roucoule et chatoie J'ai plus écrit de toi Paris que de moi-même Et plus que de vieillir souffert d'être sans toi Plus de temps passera moins il sera facile De parler de Paris et moi séparés Les nuages fuiront de Saint-Germain-des-Prés Un jour viendra comme une larme entre les cils Comme un pont Alexandre Trois blême et doré Ce jour-là vous rendrez voulez-vous ma complainte À l'instrument de pierre où mon cour l'inventa Peut-on déraciner la croix du Golgotha Ariane se meurt qui sort du labyrinthe Cet air est à chanter boulevard Magenta Une chanson qui dit un mal inguérissable Plus triste qu'à minuit la Place d'Italie Pareille au Point-du-Jour pour la mélancolie Plus de rêves aux doigts que le marchand de sable Annonçant le plaisir comme un marchand d'oubliés Une chanson vulgaire et douce où la voix baisse Comme un amour d'un soir doutant du lendemain Une chanson qui prend les femmes par la main Une chanson qu'on dit sous le métro Barbes Et qui change à l'Étoile et descend à Jasmin Le vent murmurera mes vers aux terrains vagues Il frôlera les bancs où nul ne s'est assis On l'entendra pleurer sur le quai de Passy Et les ponts répétant la promesse des bagues S'en iront fiancés aux rimes que voici *" Comme on laisse à l'enfant pour qu'il reste tranquille Des objets sans valeur traînant sur le parquet Peut-être devinant quel alcool me manquait Le hasard m'a jeté des photos de ma ville Les arbres de Paris ses boulevards ses quais |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Louis Aragon (1897 - 1982) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
|||||||||