Louis Aragon |
La nuit la nuit s'il est encore une nuit en ce monde Ô rétine S'il y a place pour tout ce noir sur l'oil et sa surface corrigée Dans cet univers bondé d'âmes La dernière nuit des hommes faite d'oiseaux à se toucher Tentures d'ailes d'étoile à étoile Deuil du ciel Et comme des chevaux caparaçonnés de ténèbres trois jeunes gens Piaffent dans les brancards du catafalque La nuit s'il est encore une nuit en ce monde Une nuit de néant et de branches barrant La route de l'oil une nuit de chant sans paroles Une nuit de velours comme une voix du ventre Une nuit où s'endort un siècle et s'éveille l'avenir Les trois formes de l'avenir encore couvertes Des anciennes toiles d'araignée Où les mots usés font mouche La nuit S'il en est s'il en est encore une à souhait profonde S'il est encore une nuit comme un habit à la taille de ce monde Une nuit chaude et pesante où l'on respire mal faute d'y voir Et tout ce que l'on dit prend et perd sens à la façon d'un soupir Chacun semble impatiemment attendre avec sa bouche ronde De dire une chose ailée et brillante avant Que l'autre lui ait pris Bon tour d'ombre et leur rivalité N'a plus de recours que dans les yeux alternés des chouettes La nuit Pour le premier la nuit a la force d'un alcool à l'escale Elle est l'oubli qui le corps emplit comme une coupe aveugle Elle est le bain qui dissout la crasse rouge des jours Elle est la balle si haut lancée Qui ne retombe plus jusqu'au matin quand les yeux se ferment Et les paumes dans la rosée ouvertes pures et vides Demeurent sans signification particulière au bout des bras enfin Envahis de sommeil La nuit pour le second ruisselle de murmures Elle bat comme un cour à ses tempes d'enfant Elle a lo parfum lourd de la figue trop mûre Qui ressemble à la bouche et comme elle se fend Et c'est pour lui longer très longuement un mur Sans porte autour d'un parc broussailleux qui défend Demain sous ses ramures La nuit La nuit pour le troisième est la liberté des sanglots La fin de toute contenance et le visage à son aise au malheur abandonné Ce grand désordre de soi-même et personne à qui de rien rendre compte Je peux me coucher sur la terre et la mordre et crier pardon Agiter les bras courir Tout à coup me jeter à genoux sans honte La nuit c'est le droit au malheur le droit d'être faible et nu dans les draps Comme un immense linceul qui couvre votre vie et votre tête Dans la veille ou le rêve enfin le droit de ne plus faire semblant Et il y a toute sorte de nuits à part la nuit de ces trois-là Ah qui me rendra les nuits des îles sur le Guadalquivir Je n'ai pour en parler ni ton musc ô Séville Ni l'odeur du jasmin Ni le mètre kamil ni le mètre ramai ni le mètre wafir Pour faire de la nuit andalouse un roi nègre blessé à l'épaule Quand la barque passé au pied du phare à Santiponcé Il y a les grands repos sans lune après la bataille Qui n'ont d'étoiles qu'aux mains des morts les tronçons d'épées Il y a cette blancheur d'insomnie à peine un fiacre y passe Sur le pavé devant le Palais d'Hiver et comme un fantôme s'en va Ce promeneur qui dans le ressac des rames sur la Neva Entend mourir au loin les octaves du Tasse Il y a les nuits qu'on prendrait pour une jeune guerrière ayant quitté son armure étincelante Et doucement sa chevelure noire à son bras se dénoue Il y a les nuits de plein feu sur l'orgueil glacé des montagnes Il y a les nuits qui ne sont qu'une fenêtre sur l'aurore Je me souviens d'une chambre ouverte sur une palmeraie Et la mandoline de lune des crapauds Je me souviens d'une maison perdue au milieu des vignes Et le vent qui se lève et le volet qui claque Il y a des nuits qui bourdonnent dans le fond de la mémoire Des nuits soudain de tous côtés comme un vertige de Cet immense pays inconnu devant toi qui te ressemble Il y a les nuits qui sont l'eau des limons à midi mordus Il y a les nuits de saphir les puits sans corde descendus Il y a les nuits de Shakespeare où le Roi Lear les bras tendus Marche en portant Cordélia comme un reproche à la lumière Mais cette nuit-là vous suffise oii trois jeunes gens quelque part Je ne sais par quoi réunis au cour de ce monde moderne À tour de rôle obscurément comme au vent des drapeaux en berne Font ce bruit de toile claquant sur les toits dans la pluie et parlent |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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