Louis Aragon |
J'entends la douce pluie d'été dans les cheveux mouillés des saules Le vent qui fait un bruit d'argent m'endort m'éveille à tour de rôle Je rêve au cour de la maison qu'entoure le cri des oiseaux Je mêle au passé le présent comme à mes bras le linge lourd Et cette nuit pour moi la mémoire fait patte de velours Tout prend cette clarté des choses dans la profondeur des eaux On dirait que de la semaine il n'est resté que les dimanches Tous les jardins de mon enfance écartent l'été de leurs branches La mer ouvre son émeraude à ce jeune homme que je fus Te voilà quelque part au mois d'août par une chaleur torride Allongé dans l'herbe et tu lis Gothe Iphigénie en Tauride Par le temps qu'il fait un verre d'eau ne serait pas de refus Ailleurs tu marchais le long d'un canal sous des châtaigniers verts De ce long jour écrasant les bogues sur les chemins déserts Personne excepté les haleurs qui buvaient du vin d'Algérie Dans un village perdu les gens à ton passage se taisent Ô l'auberge de farine et de bière où tu mangeas des fraises Et la toile rêche des draps qui sentaient la buanderie Cette vie avait-elle un sens Où t'en vas-tu croquant des guignes Jamais le soir les filles de Soliès ne te feront plus signe Reverras-tu jamais le cheval qui tournait la noria Il y avait une fois dans le Wiltshire une dame en jaune Elle se balança longtemps dans un rocking-chair sur le loan Et quand tu pris sa main comme une ville une bague y brilla De temps en temps tu te souviens de la jeune morte d'Auteuil Pâle sur son oreiller Son père la regarde assis dans un fauteuil Et toi tu n'as qu'à sortir de la chambre comme un étranger Cette vie avait-elle un sens En a-t-elle un pour les lézards Et même alors dans le Salzkammcrgut on jouait du Mozart On peut dépayser son cour mais non pas vraiment le changer Les Naturfrcunde t'ont menacé du geste et de la parole Passant des neiges sans rien voir toi qui traversais le Tyrol Le ciel était si déraisonnablement rose à l'horizon Mais des nuages de corbeaux couvraient l'Autriche des suicides Un beau jour tu es parti pour Berlin la poche et le cour vides Spittelmarkt tu habites chez un marchand de quatre-saisons Ah cette ville était une île au cour même des eaux mortelles Toutes les îles de la mer leurs merveilles que seraient-elles Sans le péril qui les entoure et la tempête et les requins Septembre de Charîottenbourg les longs soirs assis aux terrasses Et l'on s'en revenait parlant tard sous les arbres de Kantstrasse Vous en souvenez-vous toujours mes frère et sour américains Est-ce Jérusalem à l'heure où sur Samson le Temple croule Devant l'U-Bahnhof Nollendorf Platz chaussée et trottoirs la foule D'une bière amère à pleins murs emplit la coupe des maisons Et comme un feu dans les fourmis dans le poulailler le renard Soudain voici qu'en tous les sens la charge des Schupos démarre Et ce n'est pas ce coup-ci que l'homme de chair aura raison Il y a quelque chose de pourri dans cette vie humaine Quelque chose par quoi l'esprit voit se rétrécir son domaine L'on ne sait de quel côté se tourner pour chasser ce tourment Rentrer chez soi Qu'est-ce que c'est chez soi Mais il faut bien qu'on parte Place Blanche on ira retrouver ses amis jouer aux cartes Pour se persuader qu'il est avec l'enfer des accommodements Cette vie avait-elle un sens et de quel côté sont les torts Ce n'est qu'un décor pour toi Kurfurstcndamm Brandenburger Tor On y dévaluait d'un même coup le mark et les idées Paris On a bouleversé Paris ses parcs et ses passages Où donc est la Cité des Eaux palissades et fleurs sauvages Ce sentier secret dans la ville où nous nous sommes attardés C) femme notre cour en lambeaux sj quelque chose en doit survivre Faut-il que cela soit comme une fleur séchée au fond d'un livre Cette lueur de coupe-gorge aux jardins de Cagliostro Vraiment faut-il que de tous les instants cet instant-là demeure Odeur des acacias descendant vers la Seine où se meurt Dans Grenelle endormi la toux intermittente du métro Si longtemps entre nous deux un autre homme avait jeté son ombre Il nous semblait qu'aucune nuit pour nous joindre fût assez sombre Assez profonde aucune mer sous le rideau des goémons Trois ans nous nous sommes cherchés mon Amie éclatante et brune Aux soirs d'éclipsé elle m'était le soleil ensemble et la lune Et son parfum m'est demeuré longtemps dans les Buttes-Chau-mont À reculons j'ai regardé s'enfuir ma reine blanche et noire Elle est partie à tout jamais nonchalamment dans le miroir Et je ne l'ai pas appelée et je ne l'ai pas retenue C'est étrange un amour qui finit sans même un soupçon de plainte Ce silence établi soudain quand la musique s'est éteinte Et ce n'est que beaucoupplus tard quel'onsaurale mal qu'on eut Cette vie avait-elle un sens ou tout est-il contradictoire L'expression des gens parfois que l'on croise sur les trottoirs C'est comme un cinéma permanent quand on entre au beau milieu Nous avions parlé notre nuit Je l'ai mené jusqu'à la gare Paul Éluard quittait Paris et sa vie un matin hagard On ne connaîtra jamais du film que la scène des adieux Adieu tu ne retourneras jamais à Sarcelles-Saint-Brice Paul une maison peinte dans Ithaque attendait-elle Ulysse Tandis qu'autour de son esquif la mer se faisait mélopée À toi de t'en aller par les atolls hantés de la Sirène Tu ne monteras plus ici dans les balançoires foraines Tu ne reverras plus les Gertrud Hoffman Girls croisant l'épée L'aurore tous les jours se lèvera sans toi rue des Martyrs Ne te retourne pas sur cette ville en feu Tu peux partir Comme un faucheur derrière lui qui laisse les foins et la faux Tu m'as dit en dernier je ne veux pour rien au monde qu'on brode Sur les raisons de mon départ Va-t'en tranquille aux antipodes C'est juré Je rirai de tout Je t'injurierai s'il le faut O mes amis tombe à jamais le rideau rouge à la Cigale Un à un sur les ponts j'ai vu s'éteindre les feux de Bengale Et gémissante vers la mer une péniche au loin fuyait Desnos c'était un bal dans ce quartier où l'on mange koscher Qui se souvient des amants dérangés sous la porte cochère Nous allions parlant de Nerval un soir de quatorze juillet Il disait que l'amour est une plaie en travers de la gorge Et d'Amérique ces jours-là s'en revenait Yvonne George Avec ce chant brisé des oiseaux qui volèrent trop longtemps Nous passions déjà le seuil tragique d'une nouvelle époque Le drapeau d'Abd-el-Krim s'était levé déjà sur le Maroc On entendait dans l'ombre énorme un énorme cour palpitant Cette vie avait-elle un sens ou n'était-elle qu'une danse Quel est ce chien noir qui me suit Tout n'est-il que nuit et silence N'est pas miroir tout ce qui luit ce que j'aime et ce que je suis Ce monde est comme une Hollande et peint ses volets de couleurs Car l'hiver la terre demande à se reposer de ses fleurs Et je m'efforce à mieux comprendre hier de mes yeux d'aujourd'hui Je ne récrirai pas ma vie Elle est devant moi sur la table Elle est comme un cour de chair arraché pantelant lamentable Un macchabée aux carabins jeté pour la dissection Pourquoi refaire au jour le jour le chemin des illusions Filles des vents de la soif et des sables La lumière de la mémoire hésite devant les plaies Soulevant comme une noire draperie au seuil des palais Le farouche et bruyant essaim que font toutes sortes de mouches Ah sans doute les souvenirs ne sortent pas tous de la bouche Il en est qu'une main d'ombre balaie Le monde qu'on se fait de tout Les perpétuelles blessures Propos surpris Rires des gens Baisser les yeux sur ses chaussures Se sentir une marchandise en solde une fin de série Comme un interminable dimanche aux environs de Paris Dans ces chemins sans fin bordés de murs Il y a des sentiments d'enfance ainsi qui se perpétuent La honte d'un costume ou d'un mot de travers T'en souviens-tu Les autres demeuraient entre eux Ça te faisait tout misérable Et tu comprenais bien que pour eux tu n'étais guère montrable Même aujourd'hui d'y penser ça me tue J'allais toujours à ce qui brille à ce qui fait que c'est la fête Je préférais ne prendre rien à prendre une chose imparfaite C'est très joli mais l'existence en attendant ne t'attend pas C'est très joli mais l'existence en attendant te met au pas Ton histoire est celle de tes défaites Avec ça tu sais bien que tu avais l'amour-propre mal placé Tu ne serais pas revenu sur une phrase prononcée Tu t'embarquais dans Dieu sait quoi pour camoufler tes ignorances Tu te faisais couper en quatre pour sauver les apparences Tu haletais comme un gibier forcé Probablement qu'il y a dans toi quelque chose du sauvage Peut-être confusément crains-tu d'être réduit au servage Peut-être étais-tu fait pour guetter seul au travers des roseaux Le flamant rose et lent qu'on voit posément sur les eaux Dans le soir avancer du fond des âges Peut-être étais-tu fait pour lutter contre les autres éléments Non pas contre l'homme et la femme avec qui l'on ruse et l'on ment Mais les volcans pour leur voler le feu premier qu'ils allumèrent Et nager comme on dort les yeux au ciel sur le dos de la mer Lourde de sel et de chuchotements Tu n'as pas eu le choix entre l'âge d'or et l'âge de pierre Tu habitais au quatrième étage à Neuilly rue Saint-Pierre De temps en temps sur le Grand Lac tu faisais un peu de canot Tu prenais le tramway jaune pour aller au Lycée Carnot Plus tard Beaujon Broussais Lariboisière Laisse-moi rire un peu de toi mon pauvre double mon sosie Tu n'as pas le coffre crois-moi qu'il faut à ta Polynésie Mais regarde-toi donc N'importe quel miroir ferait l'affaire Ce chapeau mou ce pardessus dont c'est bien le troisième hiver Ça va comme un gant à ta poésie Il y a les choses qu'on fait parce qu'il faut pourtant qu'on mange Et les soleils qu'on porte en soi comme une charrette d'oranges Il ne faut pas trop en parler c'est très mal vu dans le quartier Après tout je vous le concède il y a métier et métier La littérature en est un d'étrange Ma mère a pleuré d'abord et trouvé cela bien affligeant Comprends mon petit quand on écrit pour eux on dépend des gens Tant que ce n'est pas sérieux tu peux en agir à ta guise Mais il faut songer à l'avenir que veux-tu que je te dise Tiens moi j'en frémis rien qu'en y songeant Chacun se bâtit un destin comme un tombeau sur la colline Il n'est plus de chemin privé si l'histoire un jour y chemine Et dans la rumeur de l'exode où sont nos calculs hasardeux Maman la chambre d'hôpital à Cahors en quarante-deux Comment se peut-il qu'on se l'imagine Même au-dessus du cimetière il y a toujours les cieux À celui qui vit assez longtemps pour cela devant ses yeux Il n'y a pas de malheur si grand qu'au bout du compte il n'arrive Ce serait vivre pour bien peu s'il fallait pour soi que l'on vive Et même pour ceux qu'on aime le mieux Où donc se sont évanouis tous les gens de ma connaissance La famille il n'y en a plus C'est vrai j'en avais peu le sens Et les amis n'en parlons pas Ce sont chansons d'une saison Pour nous séparer comme un fruit il ne manquait pas de raisons Un amour d'un jour creuse pire absence Au-dessus d'un monde mort il continue à traîner des cerfs-volants Poignées de main de Castelnaudary Bons baisers du Mont Blanc Un bonjour de Saint-Jean-de-Luz Salutations de La Baule Je suis depuis trois jours ici C'est plein de Parisiens très drôles Nous avons fait un voyage excellent Ô la nostalgie à retrouver de vieilles cartes-postales Où le ciel est toujours bleu l'arbre toujours vert la mer étale Sans doute on ne les met dans l'album que pour les photographies Je suis seul à savoir ce que l'écriture au dos signifie Les diminutifs les phrases banales Je me souviens de nuits qui n'ont été rien d'autre que des nuits Je me souviens de jours où rien d'important ne s'était produit Un café dans le bois près de la gare à Saint-Nom-la-Bretèche Le bonheur extraordinaire en été d'un verre d'eau fraîche Les Champs-Elysées un soir sous la pluie |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Louis Aragon (1897 - 1982) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
|||||||||