Louis Aragon |
Il est inutile de geindre Si l'on acquiert comme il convient Le sentiment de n'être rien Mais j'ai mis longtemps pour l'atteindre On se refuse longuement De n'être rien pour qui l'on aime Pour autrui rien rien pour soi-même Ça vous prend on ne sait comment On se met à mieux voir le monde Et peu à peu ça monte en vous Il fallait bien qu'on se l'avoue Ne serait-ce qu'une seconde Une seconde et pour la vie Pour tout le temps qui vous demeure Plus n'importe qu'on vive ou meure Si vivre et mourir n'ont servi Soudain la vapeur se renverse Toi qui croyais faire la loi Tout existe et bouge sans toi Tes beaux nuages se dispersent Tes monstres n'ont pas triomphé Le chant ne remue pas les pierres Il est la voix de la matière Il n'y a que de faux Orphées L'effet qui formerait la cause Est pure imagination Renonce à la création Le mot ne vient qu'après la chose Et pas plus l'amour ne se crée Et pas plus l'amour ne se force Aucun dieu n'est pris sous l'écorcc Qu'il t'appartienne délivrer Ce ne sont pas les mots d'amour Qui détournent les tragédies Ce ne sont pas les mots qu'on dit Qui changent la face des jours Le malheur où te voilà pris Ne se règle pas au détail Il est l'objet d'une bataille Dont tu ne peux payer le prix Apprends qu'elle n'est pas la tienne Mais bien la peine de chacun Jette ton cour au feu commun Qu'est-il de tel que tu y tiennes Seulement qu'il donne une flamme Comme une rose du rosier Mêlée aux flammes du brasier Pour l'amour de l'homme et la femme Va Prends leur main Prends le chemin Qui te mène au bout du voyage Et c'est la fin du moyen âge Pour l'homme et la femme demain Cela fait trop longtemps que dure Le Saint-Empire des nuées Ah sache au moins contribuer À rendre le ciel moins obscur Qui sont ces gens sur les coteaux Qu'on voit tirer contre la grêle Mais va partager leur querelle Qu'il ne pleuve plus de couteaux Peux-tu laisser le feu s'étendre Qui brûle dans les bois d'autrui Mais pour un arbre et pour un fruit Regarde-toi Tu n'es que cendres Chaque douleur humaine sens-La pour toi comme une honte Et ce n'est vivre au bout du compte Qu'avoir le front couleur du sang Chaque douleur humaine veut Que de tout ton sang tu l'éteignes Et celle-là pour qui tu saignes Ne sait que souffler sur le feu Mais tout ceci n'est qu'un côté de cette histoire La mécanique la plus simple et qui se voit Une musique réduite au chant d'une voix Il y manque ce qui dans l'homme est machinal Les gestes de tous les jours qui ne comptent pas Les pas perdus Les pas faits dans ses propres pas Tout le silence et les colères pour soi seul Tout ce qu'on a sans jamais le dire pensé Les meurtres caressés les démences chassées Il y manque tout ce que parler effarouche Il y manque l'accompagnement d'instruments Comme d'une barque barbare au loin ramant Ce .qu'on peut tous les jours lire dans le journal Ce qui vient déranger les rêves à tout coup Ce qu'on n'a pas choisi qui soit et vous secoue Il y manque avant tout les tremblements de terre Et comme on se sent jusqu'à l'os humilié Un jour à rencontrer un regard spolié Il y manque le hasard au tournant des routes Les passions les occupations qu'on a Et l'art comme le vin des Noces de Cana Tenez Qu'est-ce pour vous ce voyage en Hollande Où vous ne verrez pas ces étranges statues Devant la mer comme des fauves abattus Qu'un trafiquant naguère apporta dans des caisses Avec cent autres merveilles des pays chauds Échafaudages peints d'encre d'ocre et de chaux Mis à intervalles réguliers sur la terrasse A tout jamais sur les steamers qui tourneront Le coquillage vert et roux de leur ceil rond Que comprenez-vous au jeune homme dont je parle Si vous ne connaissez chez lui ce goût profond Des sculptures qu'au bout du monde des gens font Et comment s'expliquer son voyage à Genève Que fait-il à Cardiff dans la saison des pluies Au Caledonian Market est-ce encore lui Qui cherche avidement des dieux dans la poussière Vieux continent de rumeurs Promontoire hanté Nous nous sommes fait d'autres idoles Il y a des reposoirs dispersés à ces religions non écrites Souvent comme une profanation secrète des autels apparents J'ai traversé l'Europe Je me suis assis un peu partout sur des pierres je me suis Arrêté dans le pays des rêves Combien de fois ai-je été voir à Anvers la braise d'or de tes cheveux ô Pécheresse À Strasbourg la Synagogue aux yeux bandés comme dans la chanson de celui qui tua son capitaine Le squelette de Saint-Mihiel le Portement de Croix à Gand Le visage régulier de Bath qui semble une place Vendôme Le Rhône comme un batelier fou débarquant les corps des tués aux Alyscamps Et le beau Danube jaune Quelque part entre Lausanne et Morges ces coteaux étayés de murs bleus où mûrissaient les vignes de Ramuz Uzès Le jeune Racine s'y accoude à la terrasse des clairs de lune Sospel à chaque fois les pins incendiés comme pour y mieux effacer les traces de l'exil et Buonarroti proscrit Mais il y a des pays qui n'ont pas de nom dans ma mémoire Des gares où j'ai perdu deux heures pour attendre un train Des villes qui ne sont que passage d'arbres flottés sur leurs fleuves Un désert d'entrepôts dans un port qu'emplit une futaie l'hiver De hauts réservoirs dans la montagne Des villages de soleil et de froment Une région de fontaines bruissantes je ne sais où sans carte en automobile et que je n'ai jamais retrouvée Des chemins de crête poudroyants de lumière Et dans l'à-pic des rocs cette chapelle d'ombre où Charles Quint s'humilia J'ai voulu connaître mes limites Et ce n'est pas assez de Brocéliande ou Dunsinane De la Forêt-Noire et de l'Océan Car j'ai dans mes veines l'Italie Et dans mon nom le raisin d'Espagne Est-ce que je ne suis pas sorti de ce domaine de cerises Où est ma place Est-elle avec ce passé des miens Femmes de chez nous le pied court et la jambe haute Les petits cheveux bouclant sur la nuque dont vous étiez si fières Avec sous la peau blonde et transparente ô lionne Le sang lombard des Biglione Et le goût des pleureuses à dramatiser la parole Où roule cet écho profond de l'oraison funèbre Cette voix d'hier douce et voilée De Jean-Baptiste Massillon aux Salins-d'Hyères Est-ce que j'appartiens encore à ce monde ancien Où est la clef de tout cela Je vais je viens Faut-il toujours se retourner Toujours regarder en arrière J'ai traversé retraversé l'Europe Et je traînais dans mes bagages Quelques livres couverts de feu Qui venaient du Quai de Jemmapes Comme c'était écrit dessus Ils parlaient d'un pays la moitié de l'année enfoui dans la neige avec le vent qui siffle à travers les maisons de bois les péristyles à colonnes des demeures nobles Les palissades des chantiers beiges grises dentelées Tout un peuple dans les haillons d'un empire veillant coupant en deux ses cigarettes le fusil Entre les mains de chaque homme Les journaux muraux Et la débâcle et les chansons Mais tout ce qu'ils disaient ces bouquins au parfum d'interdit Ils le disaient dans un langage austère et grisant comme un renoncement des poètes Le vocabulaire abstrait d'une expérience inconnue Moi je lisais tout cela sans bien comprendre Comme devant l'obélisque à Louksor les soldats regardent les signes humains D'idéogrammes indéchirTrés Des choses pourtant toutes simples Sans entendre Par la campagne le printemps détrempé Sans voir Les villes de meetings pleines à déborder d'une passion qui recommence Et la débâcle et les chansons Qui a raison d'entre ces hommes Avec leurs noms compliqués dans le mirage des Révolutions Je me perds dans les schismes Qui a raison Qu'ai-je besoin du sablier des Sabéens des Sabelliens Je demande ici la vérité des Évangiles Or j'avais commencé Lénine à la façon de Raymond Lulle ou Saint Augustin Je le tire de ma valise à La Ciotat A Ustaritz ou à Saint-Pierre-des-Corps Bien des choses me sont obscures D'être écrites précisément dans le parler de chacun J'avais-t-il oublié le sens élémentaire des mots À chaque vocable employé je mesure mon ignorance Il faudra Il faudra que je reprenne tout du commencement Tout traduire Et la débâcle et les chansons |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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