Louis Aragon |
L'ombre dit Mais tu n'es qu'un aveugle et la mer Emporte des trésors qu'elle ne rend jamais La moisson n'est jamais pour ceux qui la semèrent C'est toujours au passé que les amants s'aimèrent Toute l'herbe du cour n'est qu'un seul mois de mai L'ombre dit C'est par trop ridicule de croire Que le bel avenir c'est toi continué Quand tu confonds ainsi la vie et les miroirs L'imagination les yeux et la mémoire C'est pure complaisance à tes propres nuées L'ombre dit Va-t'en voir s'il vient par les ardoises Où ta craie ardemment jalonna les sentiers Le bien-aimé mâchant l'ellébore et l'armoise Tout parfumé d'oubli dans les monts où narquoise La nature a repris ses droits de noisetiers L'avenir d'aujourd'hui ne fait pas la relève Et Dieu sait quels chemins il va sans toi fouler Et le diable y perdrait le latin de ses rêves Car le hasard des flots ne ramène à la grève Que des objets sans nom que des songes sans clé L'avenir Tu n'as plus que ce mot à la bouche On te dirait au fond d'une maison fardée Cette chambre à la chaux où perdant ses babouches Une fille s'assied se lève et se recouche La tête à son futur et dans l'ombre accoudée L'ombre dit Tu seras comme les feux qu'allument De village en village au soir d'été les gens Il n'en reste au matin que des sarments qui fument Et déjà ne sert plus qu'à porter des légumes Le mulet qu'on bénit le jour de la Saint-Jean La prime et le tanor menant la mascarade Des franges à ses flancs un enfant sur le dos Des miroirs des grelots comme à l'enlrellisade Il croyait ce mulet oublieux des bourrades Qu'il ne porterait plus jamais d'autre fardeau C'est la nativité de ce Saint-Jean d'eau douce Dont le mois d'août verra la décollation Qui déjà prédisait le paradis pour tous Qu'à fin juin l'on fête aux grands hi-han que pousse Ce mulet ton pareil pour l'obstination A la Saint-Jean d'été dans le bruit des sonnailles Riez si vous voulez du mulet que je suis Les mulets comme moi franchissent vos portails Sur vos bouquets en croix comme sur de la paille Ecrasant la verveine et le millepertuis Ce n'est pas que je croie à la métempsycose Si j'ai l'entêtement des mulets voyez-vous A tout prix s'il vous faut en expliquer la cause Disons qu'à la Saint-Jean fleurit le laurier-rose Et que j'en ai mâché la feuille qui rend fou Mon avoine est mêlée ainsi que mon langage Je chante l'avenir bien que vous en pensiez Et je broute où je veux Où je veux je voyage L'instrument qui me sert à des accents sauvages A l'anche de roseau joignant l'anche d'acier D'autres se complairont aux accents séraphiques A la beauté qui pleure avec des cris triés D'autres prendront la taille à des mots magnifiques Et quand ils mêleront la mort à leur trafic Tout le monde voudra boire à leur encrier Le Taygète a des feux dont l'homme est le phalène Que 6e lèvent les vents et meure Iphigénie Et le miroir se brouille à l'haleine d'Hélène Si le ciel semble pur c'est ici Mitylène O l'absinthe des noms et leur saveur d'anis On aime les hauteurs c'est pour en mieux descendre A des pas consternés tout devient poésie On tire des leçons de la fin d'Alexandre Et possédé qu'on est d'une ivresse de cendres L'anéantissement semble une malvoisie Je connais l'ordonnance étrange de vos fêtes Les mécanismes noirs de votre nostalgie Je connais les secrets de vos ombres parfaites Je connais les raisons de tout ce que vous faites J'ai vu plus d'une fois l'envers de vos magies Paphos n'est qu'une roche et qu'un désert Palmyre Sous son grand parasol où donc s'en est allée Sémiramis la reine et ceux qui se promirent Un amour éternel où furent-ils dormir Et ta chair pantelante au loin Penthésiléc Je chante l'avenir c'est trop simple de plaire En mettant dans son jeu l'atout des diamants Le sépulcre et la nuit et le vocabulaire Me pardonnent Nerval Mallarmé Baudelaire Et Racine et Ronsard des vieux enchantements Je chante l'avenir comme une découverte Comme une lampe énorme et toujours allumée Et la preuve par neuf et des lèvres offertes Je chante l'avenir comme une forêt verte Une hypothèse bleue à la fin confirmée Je chante l'avenir comme bat une porte Comme un poisson de feu qui luit dans mes filets Comme un oiseau dont l'aile à me fuir est si forte Qu'après lui le vent même a pitié qui m'emporte Et j'accepte pour tous de n'être qu'un mulet L'ombre dit Vainement ton cour noir se déguise Je t'écoutais singer le langage des nuits Il est bien évident que toujours tu t'en grises Malheureux celui-là que d'autrefois divise Une aube encore à naître et qui fuit devant lui Va Ce funèbre goût qu'a la beauté verbale Fait ton enivrement et c'est ce lourd parfum Qui dans tes vers parfois où la rime fait balle Tintement de timbale à des rives tombales Flotte confusément comme un amour défunt Pourquoi donc mépriser la beauté des paroles Fût-ce pour l'avenir ce n'est jamais assez De tous les mots qui sont notre chantante école Et dans les prés d'antan cours récolte raccole Pour dire l'avenir tous les mots du passé Il faut de t'en parer faire l'apprentissage Comme avant de danser sous les micocouliers Les filles d'Argelés qu'on dit cependant sages Pour avoir à leurs pieds l'étranger de passage De rubans de couleur attachent leur soulier Quoi de tes propres mains ainsi tu t'écartèles Jamais d'avoir aimé faut-il être puni Te faut-il renverser toi-même tes autels Et déclarer si haut tes poètes mortels Ah plutôt revenons aux bords du Mondony Comme tu blasphémais au cour du Vallespir Sur tes lèvres ce nom Sémiramis passa Et ce fut à la fois dans un profond soupir Ninive tout entière et quittant son empire Ce superbe empereur qui fut à Canossa Henri devant Grégoire a dû plein d'amertume Dans la neige plier son genou violent Et l'ancienne cité de brique et de bitume T'a fait au souvenir de sa beauté posthume Frémir et renier ton décor catalan A Pâques c'est l'usage ils vont de porte en porte La massue à la main et chantant les marmots Chassez les poissonniers et que les bouchers sortent Maudit soit le hareng La pénitence est morte Le carême est passé Maudit soit l'escargot Par ceux qui vont venir à l'aurore de Pâques Réclamer à grands cris les bouchers dans la rue Assez tôt tu verras tes rêves mis à sac Et pêle-mêle avec le hareng et la caque Tout ce qui te fut cher à quoi ton âme a cru As-tu de l'avenir une image précise Les Juifs qui l'attendaient mais non point comme ici A l'oreille portant des pendants de cerises Dans les processions et sa longue chemise N'ont pas su quand il vint deviner le Messie Les gens qui nous suivront aux Juifs seront pareils Nos souffrances ne leur feront ni chaud ni froid Ils iront dans la lune avec leurs appareils Et nous qui n'avons pas la cerise à l'oreille Bons et mauvais larrons nous mettront tous en croix Troie encore vivait aux yeux vides d'Homère Mais eux nous jetteront comme un livre qu'on lut Et leur machinerie écrasant nos chimères Ce qui chantait pour nous ce que nos jours rimèrent Si même on leur en parle ils ne l'entendront plus Songe que nous voici devant le seuil de l'ère Passés les courts délais de grandir et d'aimer D'où notre époque de radars n'aura plus l'air Là-bas que d'une Iliade patibulaire Bonne au plus à fournir des sujets de camées Le temps qui t'est laissé pour réfléchir est court Jadis c'était sans mal qu'un poète flirtât Avec cette naissance ouvrière du jour Où les hommes en bleu parlaient entre eux d'amour Sans trop inquiéter la police d'état Mais aujourd'hui mon Dieu c'est que tout change et glisse Jadis on variait mais raisonnablement Et les pères toujours pouvaient à la police Avec honnêteté répondre de leurs fils Ils sont jeunes ce n'est qu'affaire d'un moment Nous avions doucement des idées généreuses Les pauvres attendaient chapeau bas leur êcot La morale gardait les mouvements d'un Greuze Monsieur Cognacq primait les familles nombreuses Dans son square rêvait Madame Boucicaut Lorsque les lycéens avaient fait leurs problèmes Ils jouaient dans la cour partagés en deux camps Depuis Napoléon l'enfance était la même Et c'étaient les Indiens et les Visages-Blêmes Tels qu'on les voit dans Le Dernier des Mohicans Les changements depuis Fenimore Cooper N'avaient jamais été conduits tambour battant Avenir et passé pouvaient marcher de pair Même si les fusils dont usaient nos grands-pères Ma foi s'étaient bien démodés ces derniers temps Il faut l'avouer Ces histoires de Comanches N'ont plus très grand succès auprès des nouveaux-nés Nous risquons avec eux de tomber sur un manche Ces jeunes gens c'est une autre paire de manches Enfuit de sensibilité que leurs aînés Je les vois souriant de ce qui nous tracasse Pour un rien confondant Byzance avec Paris Trouvant nos sentiments compliqués et cocasses Ceux de nous qui lisaient comprenaient Z. Marcas Vite avec eux ça cessera d'être compris Bon Z. Marcas possible II s'agit de Balzac El parlons à l'envers est-ce que Rubempré N'aurait avec plaisir lu Proust et Mauriac Toute proportion gardée ou Rastignac Chéri que comme lui Delphine eût adoré Car faible était l'écart de nous à Louis-Philippe De Guillaume chantant les colchiques du pré A Gérard qui rêvait au ciel du Pausilippe Mais il s'est introduit dans le siècle un principe D'accélération qu'on ne peut mesurer Et ce n'est pas vieillir qui fit ce long espace Jusqu'aux jours que voici des jours où nous naissions Pourrions-nous reconnaître en passant dans les glaces Les yeux qu'on nous voyait gamins allant en classe Quand Latham s'envolait à Port-Aviation Déjà nous reléguions aux dépotoirs lyriques La désaffection des hautes cheminées Et tout ce Parc Monceau de ruines et de briques Halles rouillées Foire à la ferraille des fabriques Inaugure le bric-à-brac de nos années Notre vie est déjà marchandise des Puces Le short suit le chemin de la jupe entravée Comme fit le melon sur le pas des gibus J'ai vu le premier automobile-omnibus Pincez-moi pour savoir si je n'ai pas rêvé On allait déjeuner à Longchamp sur l'herbette On est tous des phonos à saphir plus ou moins On ne se trouvait pas en caleçon l'air bête Mais au ciné voir couronner Élizabeth C'est ça qui vous donne la gueule du témoin Rappelez-vous comment le Lambeth Walk se danse Déjà La Libération ça fait coco Tout très rapidement perd toute concordance Quand est-ce que c'était encore une imprudence La vitesse vertigineuse des vélos Ah nous aurons demain joliment bonne mine Fiers d'une fermeture-éclair au pantalon Écrivant des romans avec un stylo-mine Grand-mère en bikini fait salement gamine Et les bas se portaient encore de nylon L'homme de l'avenir c'est l'x c'est le mystère Ce que tout a changé depuis l'an mil neuf cent On ne reconnaît plus ni le ciel ni la terre Ça se disait sans doute au temps des Phalanstères Mais la Chine Monsieur s'y met C'est menaçant L'homme de l'avenir Peut-être que peut-être Quelque chose de lui le cour aura changé De ce qui nous entoure une fois rendu maître Il sera l'inconnu que demain va connaître En tout pour nous de fond en comble un étranger Pour ceux qui nous suivront ce que pas même n'ose Un Joliot-Curie envisager tout bas Même au premier venu du pas dont vont les choses Deviendra simple banalité dont on cause En ces parages neufs où nous n'atteindrons pas Ce qui naît est pareil à l'herbe au cimetière Effaçant tes amours jusqu'aux dates gravées Les regrets sur la stèle et ton nom dans la pierre Et sous ce linceul vert couvrant la dalle entière Tu n'auras pour personne aimé vécu rêvé Ce parfum qu'il te semble encore que tu sentes Cette ombre si légère au cour qui la chérit Ce pas qui paraissait un songe de la sente L'air à peine oublié d'une chanson récente Ce qui fut n'est-ce pas à jamais ta patrie Opte pour ce qui fut car ce qui naît t'ignore Mets-toi sur le chemin qu'emprunte ce qui naît Dresse à ses pas nouveaux tes embûches sonores 0 mulet qui suivais la prime et le tanor Et reprends vers la nuit le bât et le harnais Le dernier avion qui partit de Shangaï Et le peuple déjà mettait le ciel en joue Comme au caparaçon le cheval de bataille Comme aux poulets servis la table d'épousailles De l'aile fléchissait sous le poids des bijoux Le pousse-pousse au sol redressait son échine L'opium déserté se tournait sur son lit Et dans le ciel rayé de peurs et de machines Les trafiquants fuyaient le Chicago de Chine Sur les docks d'où montait le rire des coolies Écoute l'alphabet pénétrer dans la ville Les bottes de l'espoir usé par les années Et toutes les chansons de la guerre civile Belles comme un mari qui s'en revient d'exil Et le cheminement de l'Asie obstinée J'ai bien souvent rêvé de la poussière blanche Qui dit la longue marche aux terres partagées Et le nom de Mao charbonné sur des planches Que les enfants portaient à ce nouveau dimanche Sur les pas des soldats comme un troupeau léger Parce qu'à ces buildings désertés d'antiquaires De stockeurs de pétrole et de marchands d'armées On n'entend plus le bruit des changeurs qui marquèrent Les cours de craie ici ni sous leurs moustiquaires Les hommes d'alpaga chatouillant des aimées Parce que nul ici lorsque l'un des siens meurt Selon le deuil coûteux que naguère on eût pris Avec le vermillon ne peint plus sa demeure Et que c'est un scandale à tirer des clameurs De VAllgemeine Deutsche Farbenindustrie Parce que le marché des Provinces Célestes S'est réduit à Formose et que c'est bien mesquin Pour qui mangeait le fruit de n'en garder qu'un zest Et Dupont de Nemours tristement voit le reste Echapper au mode de vie américain Il me faudrait opter pour la peste et la bombe Hans le joueur de flûte aux jours déshonorés Me faire le Kapo du. royaume des tombes Et meurtrier chantant de l'homme à la colombe Mâcher le chewing-gum atroce de Corée J'inventerais des mots comme une chair vivante J'habillerais d'amour ces chiffres grimaçants J'escorterais la mort de paroles servantes Et bonheur étouffé dans mes strophes savantes Préparerais demain comme un canard au sang Non les rimes chez nous n'acceptent pas d'entorse En dollars croyez-vous achetable un écho Si Ford appelle corde ô General Motors Prenez garde au retour d'un mil neuf cent quatorze Qui soit à vos oignons la fin des haricots Non non pour les beaux yeux de Malthus et Burnham Personne au chant du coq Jésus ne reniera Qui vendant ses sanglots son génie et son âme Dien Bien Phu chanterait la guerre du Viet-Nam Par ces sentiers maudits nul poète n'ira Non Quand sous l'Allemand les fermes beauceronnes Étaient l'arbre fruitier sous les boules de gui Quand Chartres s'asseyait comme un roi sans couronne Et l'orgue y lamentait la fin de Babylone Les vainqueurs c'est en vain qu'ils mendiaient Péguy En vain Victor Hugo Paris les Feuillantines Villequier ta douleur et de loin Guemesey Jeanne vers toi tournant sa prunelle enfantine Ces soldats verts jetaient tes vers dans leur cantine Mais non pas ce pays qu'à nous seuls tu disais Ce pays a choisi le côté du soleil Toujours la Marseillaise éclate au bon moment Le chant français s'émeut et sa musique éveille L'avenir qui marie à nos travaux d'abeilles Les cris émerveillés des petits aux mamans Je chante l'avenir comme un ciel naturel Chaque mot que je dis appartient à demain Il est un grain de blé qui ne craint plus la grêle Au vaste épaulement des sciences entre elles Quand l'homme à soi semblable aura des yeux humains Monde pareil au rire heureux des tourterelles |
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Louis Aragon (1897 - 1982) |
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Portrait de Louis Aragon | |||||||||
BiographieLouis Aragon, que son père, un haut fonctionnaire et député, n'a jamais voulu reconnaître, montre très jeune un don pour l'écriture. Il est étudiant en médecine lorsqu'il rencontre André Breton en 1916 avec lequel il se lie d'amitié. En 1918, il publie ses premiers poèmes, puis part, en tant que médecin auxiliaire, au front des Ardennes. Son courage lui vaut d'être décoré de la Croix de Guerre. Principales oeuvresPOÈMES ET POÉSIES Citations de louis aragon |
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