Louis-Ferdinand Destouches |
Baden-Baden, tout le monde descend! À vrai dire ils n'étaient pas encore très nombreux à descendre du train, le 17 juin 1944, dans cette ville au charme suranné et aux jardins tirés aux cordeaux, qui allait devenir très vite la plaque tournante des réfugiés français rescapés de la collaboration : artistes trop compromis, politiciens en déroute, journalistes en cavale et intellectuels incrédules. Baden-Baden à quelques kilomètres à peine du Rhin et de la frontière française, à moins de soixante kilomètres de Strasbourg, avait encore toutes ses grâces et son luxe d'autrefois, quand Napoléon III venait y prendre les eaux, que la reine Victoria déambulait sous les ormes et les marronniers, que Bismarck s'y trouvait encerclé tel un oracle par des myriades de diplomates et que partout, le long de la Lichtentaler Allée bordée de tulipiers, de magnolias et de rhododendrons comme devant la Trinkhalle ou près des marches du casino, ce n'était que jeux d'ombrelles et de crinolines, claquement sec des fouets, passage des tilburys, rire clair des jeunes filles, taches noires des hauts-de-forme avec, comme bruit de fond, le sautillement mat de la boule blanche de la roulette dans les salons du casino tendus de velours rouge, comme le luxe vertigineux du destin... Céline croyait y rester quelques heures, quelques jours. En transit. Appelé d'urgence vers d'autres destins. Vers le Nord et le Danemark qui l'obsédait. Il y séjournera plus de deux mois. Adossé aux massifs de la Forêt-Noire, déployant ses hôtels de luxe, ses pensions de famille, ses établissements de bains à l'architecture néo-classique et ses pavillons résidentiels le long de la vallée de l'Oos, Baden-Baden venait de se transformer en une nasse, un piège ô combien raffiné, une ville enchantée, irréelle, qu'ébranlait souvent, tout là-haut dans le ciel, le grondement sourd des bombardiers alliés en formations serrées. Une ville d'eaux bien sûr, cela ne comptait pas, une petite tache de couleur qui ne pouvait attirer l'attention de ces escadrilles lointaines, forteresses volantes Boeing B-17, Lancaster et Liberator qui s'en allaient lâcher leurs bombes et la mort sur les villes industrielles du Reich et les grandes agglomérations urbaines. Une ville d'eaux, cela ne pouvait être pour ses hôtes qu'une improbable prison, une illusion de luxe, de bien-être, d'opulence, de politesse exquise et de grâces sentimentales, comme plaquée là, en pleine guerre, alors que des hommes mouraient par millions, que la barbarie triomphait, que les idéaux nazis culminaient et s'effondraient sous les ruines de leur propre sauvagerie dans la lueur crépusculaire du fanatisme. Baden-Baden relevait en somme d'une fantaisie, d'une distraction de l'espace-temps. Céline, Lucette et Bébert à peine débarqués furent logés au Brenner's Park Hôtel, le plus somptueux de toute la ville, avec piscine, jardin privé le long de l'Oos, salons immenses décorés façon xvmc avec stucs au plafond, tapis profonds et couloirs interminables. C'est que le palace venait d'être réquisitionné par le ministère des Affaires étrangères du Reich. Le maître des cérémonies s'appelait le major Josef Schleman. Il avait pour mission de veiller sur les réfugiés politiques de Baden-Baden. Autrefois vice-consul à Marseille, il voyait maintenant ses fonctions et ses responsabilités croître vertigineusement, à mesure que les revers des armées du Reich entraînaient dans leur sillage diplomates et réfugiés de toutes sortes. Sa première tâche consistait à regrouper les passeports des hôtes étrangers du Brenner's. Céline et Lucette durent obtempérer. Bébert aussi peut-être, en montrant les griffes. Sans passeport, inutile de songer à se déplacer. Le Danemark? Une destination encore inaccessible. Entre le conte de fées et la sorcellerie, il n'y avait qu'un pas. La famille Destouches était prisonnière d'un mirage. I Dans sa dernière trilogie, D'un château l'autre, Nord et Rigodon, Céline se fera témoin et mémorialiste des années 1944-1945 et de ses errances à travers l'Allemagne agonisante. Inutile cette fois de réinventer l'Apocalypse ou de l'imaginer, il l'observera aux premières loges, plus somptueuse et tragique dans la réalité que dans ses excès imaginatifs les plus fous. Au début de Nord précisément, il expose d'emblée sa démarche: « Vous vous dites en somme chroniqueur? - Ni plus ni moins' !... » Sans doute fallait-il un chroniqueur halluciné et une écriture brisée en mille éclats, réduite aux accords formidablement dissonants d'une grande musique lyrique, pour rejoindre et traduire la mort du IIIe Reich, l'épopée dérisoire et pathétique du narrateur, de sa compagne et de son chat à travers les ruines et les illusions d'un monde qui meurt... Mais à Baden-Baden, en juin et juillet 1944, il s'agissait encore d'illusions aimables et colorées - des illusions aussi fabuleuses que les horreurs si proches. «... les bords de VOos, ce petit ruisseau aux clapotis si distingués, bordé de toutes espèces d'arbres rares... le site du parfait raffinement... saules pleureurs à chevelure d'argent, au fil de l'eau, sur vingt... trente mètres... jardinage fignolé de trois siècles... le "Brenner" n'admettait clients que les extrêmement bonnes familles, anciens princes régnants ou magnats de la Ruhr... de ces maîtres de forge à cent... deux cent mille ouvriers... là où je vous parle, juillet 44, encore ravitaillés très bien et très ponctuellement... eux et leurs gens... beurre, oufs, caviar, marmelade, saumon, cognac, grand Mumm2... » Ah ! ce rêve incroyable d'une nourriture abondante, succulente, dans le luxe inouï du Brenner's pour des Montmartrois rescapés de quatre années de banales privations et de sordide marché noir!... « La fin des repas congestionné de gigots, de lourds secrets, et de Bourgogne... menus pas à résister !... finesses bout en bout, des hors-d'ouvre aux fraises crème battue... melba... sirop?... plus?... moins?... zest?... et tous ces garçons du service, bien attentionnés, à l'écoute et bien notant, hésitations, ja et soupirs3... » Et que dire du casino de Baden-Baden, ce « rendez-vous de l'Europe » des années d'autrefois, où des colonels congestionnés, des réfugiés blêmes et des rombières défaillantes, cardiaques pâles selon Céline, jouaient leurs derniers jetons alors qu'ils avaient déjà tout perdu, que la roulette de la guerre venait de leur retirer leurs dernières plaquettes, leurs atouts, et qu'ils n'avaient plus qu'à attendre le pire en se donnant l'illusion pitoyable que les jeux, pour eux, n'étaient pas encore faits? Les digestions, elles, n'en finissaient pas. La pâtisserie du casino regorgeait de veuves de guerre allemandes qui se consolaient en s'empiffrant de religieuses, babas au rhum, tartes aux myrtilles et éclairs au chocolat-veuves que les garçons poussaient ensuite dehors sans violence, un peu endormies... Et on les voyait s'échouer dans le parc, sur un banc, rotantes, songeuses, immobiles. Cela, c'était donc la vision célinienne. Exagérée? Si peu. Et cette Mlle de Chamarande, « une personne très gentille, même très sympathique », qui affolait près de la piscine du Brenner's les masseurs, croupiers, garçons de bain et officiers en convalescence, avec ses maillots de jour en jour plus provocants ? Fut-elle à moins une de se faire violer, un beau matin ? Est-elle une illusion, un mensonge de l'écrivain? À peine. Maud de Belleroche qui avait été la maîtresse de Jean Luchaire a pu se reconnaître dans un tel personnage si gentiment caricaturé4. Quant à la vieille Mme von Seckt avec sa culture si vaste, son indulgence si souriante, son assurance si modeste, sa lucidité si tragique, elle qui n'aimait pas Hitler et qui le chuchotait avec une ferveur péremptoire, Céline n'avait que très légèrement modifié son nom. Elle s'appelait Mme von Seeckt, veuve d'un général de la Première Guerre mondiale, et s'était prise d'une vive sympathie pour Lucette. Et les jours passèrent, les semaines. Sans papiers, ils ne pouvaient rien faire. Lucette emmenait Bébert se promener, en laisse parfois, dans les jardins de Baden-Baden. Louis rongeait son frein. Josef Schleman avait convoqué l'écrivain et lui avait dit en substance, selon Lucette: - Les gens qui sont en Allemagne doivent servir le pays. Vous devez faire de la propagande, parler à la radio par exemple. On ne peut pas vivre si on n'a pas un emploi ! Céline lui répondit : - Vous êtes fou, il n'en est pas question ! Schleman dut insister, menacer, redire à Céline que, de toute façon, on ne le laisserait pas sortir. Peine perdue. L'écrivain rétorqua une fois de plus qu'il ne ferait rien, qu'il n'écrirait rien, pas un mot, qu'on pouvait le tuer et ça lui était bien égal. Schleman s'avoua vaincu. La situation ne pouvait s'éterniser. Puisque Céline ne pouvait rien obtenir à Baden-Baden, il décida de tenter sa chance à Berlin pour obtenir enfin les laissez-passer nécessaires pour le Danemark. Début juillet, il put se rendre dans la capitale du Reich. « On nous avait envoyé une femme doctoresse pour nous convoyer. Louis a revu à Berlin le docteur Knapp. Ça n'a abouti à rien », se souvient Lucette. Knapp qui travaillait au département étranger de l'Office de la santé publique du Reich, Louis le connaissait bien, l'avait souvent rencontré à Paris, on l'a déjà dit. Mais que pouvait-il faire pour lui, à Berlin, sinon le bercer de bonnes paroles, lui promettre que sa requête serait prise en considération? Réponse analogue au ministère des Affaires étrangères où Louis avait aussi tiré les sonnettes. Qu'il rentre à Baden-Baden où une réponse officielle lui serait notifiée, on n'avait rien d'autre à lui dire ! La vie reprit donc son cours au Brenner's, avec ses réfugiés de plus en plus nombreux, ses escadrilles de plus en plus bruyantes dans le ciel, ses magnolias et ses hortensias de plus en plus fleuris - et ses angoisses de moins en moins secrètes. Lucette : « Ces gens très mondains continuaient à vivre leur vie habituelle qui n'avait plus aucun sens puisqu'ils n'avaient plus de vie, plus de personnalité, plus d'identité, plus de papiers, rien. Ils continuaient à former une société, à bavarder à table, à s'inviter à prendre le thé. Je les observais de temps à autre. J'aurais pu participer à leurs groupes si je n'avais pas été danseuse, si je n'avais pas consacré trop de temps pour m'entraîner. Céline bavardait par curiosité à droite, à gauche. A-t-il travaillé à certains manuscrits ? Je crois qu'il m'avait dit : je voulais continuer à travailler mais finalement je ne peux pas, je n'ai pas la tête à ça, on verra plus tard ! Tout était en fait très angoissant. Louis s'imaginait jeté dans un camp de prisonniers puisqu'il ne voulait pas travailler pour les Allemands. Sur place, il soignait, en dépannage. Il avait sa trousse, des piqûres, un matériel d'urgence. Mais déjà les médicaments se faisaient rares. La morphine surtout... Je me souviens aussi des officiers allemands qui se trouvaient là, en convalescence ou en permission. Il y avait à Baden-Baden beaucoup d'hôpitaux. On croisait des grands blessés, des unijambistes. Je vois encore ces officiers allemands avec des bandages énormes, escortés chacun par une infirmière, et qui se promenaient. Et l'un d'eux, tout à coup, l'image me revient, qui arrache ses pansements et se met à hurler avec le crâne à vif. Des scènes comme cela... Les Allemands avaient organisé des matchs de football pour unijambistes. C'était épouvantable. Ils jouaient, ils arrivaient à jouer, ils continuaient. On voyait aussi la jeunesse allemande, des gamins qui faisaient des soldats, à 14 ans, qui défilaient en culottes courtes dans les rues de Baden-Baden et criaient Heil Hitler ! Dans toutes les boutiques on entrait et c'était Heil Hitler ! pour prendre un bout de pain. C'était obsédant. En fait, les gens mouraient de peur, terrorisés à l'idée de ne pas être assez fidèles au régime... » Le 20 juillet, alors que l'Armée rouge poursuivait à l'Est son inexorable contre-attaque, que les Alliés débordaient enfin de la Normandie pour entreprendre la libération du territoire français, intervint l'attentat - manqué - contre Hitler, à Rastenburg, en Prusse-Orientale. Lucette et Louis en devinèrent les échos à Baden-Baden, par l'atmosphère de liesse qui saisit soudain les hôtes allemands du Brenner's à l'idée (qui sera vite dissipée hélas!) que l'attentat avait réussi, que la bombe placée par Stauffenberg avait pu tuer le chancelier Hitler. Banquet, Champagne et rires, que se passait-il? Les Allemands voyaient déjà la paix se conclure, sur le front ouest du moins, alors que Louis et Lucette ne voyaient pas grand-chose. Us comprendront plus tard. Nord exagère à peine cette joie fugitive: partouzes et beuveries... « Du moment que l'on célèbre quelque chose, bon ou mauvais, l'humain se rondit, bâfre, maximum5... » Et de nouveau les jours passèrent, les semaines. Céline s'ennuyait. Il écrivit à Karl Epting, début août, lui demanda de lui envoyer des livres, Chateaubriand, Ronsard et les chroniqueurs du Moyen Âge comme si déjà il songeait confusément à prendre exemple sur eux... La France pendant ce temps se libérait à la vitesse des tanks du général Patton. Vers la mi-août commencèrent les premiers combats pour la libération de Paris... Au Brenner's, il fallut se serrer. Les Destouches furent chassés de leur belle chambre du premier étage. On les installa dans une pièce plus modeste, sous les toits. C'est que les vedettes de la collaboration affluaient. La nourriture se fit aussi plus frugale. Adieu les gigots ou les choux à la crème ! On dégusta plus souvent des topinambours, rutabagas et ersatz de saucisson. Malgré tout, ces nouveaux réfugiés vivaient encore dans le rêve, dans les consolantes illusions de la victoire de leurs idées et de leurs intérêts. Ils s'agitaient. Ils créaient des comités de ceci, de cela. Agitation funambulesque. Lucette: «J'avais dit: je veux bien m'occuper des animaux. Alors on m'avait nommée "commissaire aux animaux". Les Allemands ne voulaient pas admettre de chiens au restaurant et ce pauvre vieux Alphonse de Château-briant que Louis n'aimait guère, avait un cocker. Les domestiques ne voulaient pas donner à manger à son cocker. Les Allemands pensaient qu'il fallait supprimer les animaux, c'était des bouches inutiles! Moi, j'ai exigé, tenant mon rôle, que l'on donne à manger au cocker d'Alphonse de Châteaubriant. Tout cela, c'était de la comédie, du cirque. Louis ne tenait aucun rôle dans tous ces comités. Il regardait ces gens comme on regarde des puces en train de se battre. C'était tellement idiot. Ils se disputaient pour tout, pour la nourriture, pour les chambres. Ils vivaient dans l'illusion qu'ils allaient survivre. Ils sont tous partis après quinze jours ou trois semaines. » Parmi ces nouveaux arrivants, il y avait Marcel Déat, Pierre Costantini, Jean-Hérold Paquis, Fernand de Brinon et Mme Mitre, l'Anglais John Amery, fils de ministre et qui avait pris fait et cause pour les nazis. Il y avait aussi Jean Luchaire qui avait été élu en 1941 président de l'Association de la presse parisienne, et sa famille... Et peut-être faudrait-il s'arrêter quelques instants sur la silhouette si troublante de sa fille Corinne qui avait fait une carrière météorique dans le cinéma français: huit films, un beau visage enfantin et agressif, dur, brûlé de l'intérieur. Actrice maladroite mais étrangement habitée, elle gardait en elle quelque chose de désespéré. La vie l'avait étourdie, le succès, l'alcool et d'autres drogues plus dures encore - les drogues de la célébrité mettons. C'était un personnage étrange, fascinant et tragique, ô combien romanesque dans les nuits de l'Occupation... « Je sortais assez souvent le soir avec de jeunes officiers allemands que j'avais connus par hasard, qui se montraient très empressés et me conduisaient à Schéhérazade, la boîte à la mode. C'était plein d'Allemands. On ne dansait pas. C'était défendu. Mais on buvait beaucoup en écoutant de la musique. (...) D'une part le grand luxe, les lumières, l'argent et le Champagne coulant à flots ; d'autre part le mystère et l'obscurité de ce Paris endormi ou conspirant déjà. Mes jeunes Allemands se montraient fort aimables. Ils ne demandaient rien d'autre que d'être là, pour une soirée. Ils ne parlaient jamais politique, ce qui m'aurait ennuyée, ni de leurs missions6. » Et elle était donc là comme les autres, Corinne, à Baden-Baden, sans trop comprendre, en attente du pire. Elle aussi avait dû remettre son passeport, comme elle l'écrira par la suite, « à un Allemand odieux, M. Schleman et sa secrétaire, Mlle Fischer, qui prétendait avoir été au Maroc fouettée par des légionnaires français. Tant mieux ! Cela nous vengeait de cette réception désagréable »6. » On retrouvera bientôt Corinne Luchaire à Sigmaringen, en fuite avec sa famille vers l'Italie, emprisonnée à Nice (son père sera fusillé), frappée d'indignité nationale, avant d'écrire ses mémoires Ma drôle de vie et de mourir de la tuberculose, en 1950, à l'âge de trente ans. I Pour paraphraser le mot d'Oscar Wilde, c'est fou, depuis Céline, comme la réalité se mettait à devenir célinienne - décors et personnages ! La pianiste Lucienne Delforge, vaguement compromise à cause d'on ne sait trop quelle liaison coupable, venait de débarquer elle aussi à Baden-Baden. Sa liaison avec Céline, en 1935-1936, cela remontait à si loin, la nuit des temps... Et Le Vigan à son tour arriva le 16 août, halluciné, sans un sou, un bagage, rien. Il avait commencé à tourner à Nice le rôle du marchand d'habits dans les Enfants du paradis quand survint l'annonce du débarquement allié en Normandie. Pris de panique, il disparut. Au dire de Marcel Carné, sa composition y était extraordinaire. Comme il n'avait tourné qu'une seule scène, il fut remplacé sans difficulté. Pierre Renoir reprit le rôle. Le Vigan erra, de-ci, de-là, persécuté plus ou moins imaginaire, avant de sauter dans un train et de retrouver Céline son vieil ami et Bébert son ancien chat. Lucette : « On ne faisait rien à Baden-Baden. Moi je m'entraînais toujours. J'ai passé ma vie à m'entraîner, là ou ailleurs. Je faisais mes exercices dans la chambre. Il y avait la petite Lucienne Delforge qui m'avait demandé de lui donner des leçons. Je la faisais travailler dans une salle. Mon entraînement, c'était tout. Louis me disait: si tu en ressors, il faut que tu restes capable de travailler. C'est ça un danseur. Ce n'est pas comme un écrivain qui peut rester sans rien faire. Une danseuse qui s'arrête de pratiquer, c'est comme si elle n'avait jamais dansé... Le Vigan est arrivé dans un train bombardé. Il était tout brûlé. Plus de valises, plus de vêtements. Louis a dû lui donner sa canadienne qu'il a gardée d'ailleurs. Il n'avait plus rien à se mettre... Quant à notre chat Bébert, il était très sage. Il s'était pris d'amitié pour un couple de Suisses qui logeait dans la chambre voisine. Et Bébert, le cochon, dormait chez eux la nuit en passant par le toit, pour nous tromper. Dans la journée, j'allais le promener dans le jardin. Il ne cherchait pas à s'échapper, sauf la nuit où il couchait ailleurs. » Et encore de nouveaux jours, de nouvelles semaines. Le mois d'août s'acheva. Céline n'avait aucune nouvelle du ministère des Affaires étrangères qui lui avait pourtant promis une réponse. Aucun visa en vue pour le Danemark par conséquent. Céline appela à la rescousse encore une fois Karl Epting qui avait, entre-temps, été rapatrié à Berlin. Epting à son tour alerta le ministère qui chargea le docteur Hauboldt de s'occuper de Pécrivain-médecin, de lui trouver une quelconque « affectation ». Début septembre, convoqué à Berlin, Céline quitta, définitivement cette fois, Baden-Baden, en compagnie de Bébert, Lucette et Le Vigan... Le 24 août, la 2' D.B. du général Leclerc était entrée dans Paris, escortée de la joie brouillonne des lendemains de cauchemar. On pouvait rire, chanter, fleurir les chars de mille fleurs et les soldats d'autant de baisers. Des adolescents brandissaient des pistolets et jouaient à la guerre, maintenant que les Allemands avaient décampé. On allait installer des prisons provisoires un peu partout et pour commencer Villa Saïd, dans l'hôtel particulier de Pierre Laval. On rasait la tête des collaboratrices « horizontales » ou présumées telles, ce qui vaut tout de même mieux que de trancher les nuques à la guillotine. Faux F.F.I. ou vrais F.T.P. couraient à la chasse aux miliciens. Les dénonciations pleuvaient comme les rires et la joie. Définition d'un collabo : qui est mal avec sa concierge, allait dire Sacha Guitry arrêté le jour de la Libération - un symbole ! Les pétards avaient un goût de poudre. Des coups de feu claquaient, laconiques et lugubres. Combien d'exécutions sommaires dans la France Obérée? Dix mille, vingt mille ou plus? Les historiens en disputent. On n'ose répondre... Et qui aurait osé répondre de la vie de Céline, en ces folles périodes de kermesse qui riment souvent avec la terreur des autres? Le résistant Pierre Petrovitch, compagnon de Jean Dasté dans la clandestinité dès 41, et qui avait été.membre du premier comité du Mouvement de libération nationale organisé par Paul Reynaud, Bloch-Lainé et d'Astier de la Vigerie, avait souvent côtoyé l'écrivain à Montmartre, avant la guerre et sous l'Occupation, « beaucoup plus soucieux d'obtenir des tickets en tous genres que de jouer un rôle politique de conférencier ou de journaliste ». Et Petrovitch l'avoua le premier : « L.-F. Céline a cependant bien fait de fuir Paris à la Libération, non pas qu'il eût à craindre des résistants qui le connaissaient, mais parce que tout était possible de la part de certains esprits échauffés. Un commando obscur l'aurait abattu sans jugement, et personne n'aurait pu s'y opposer. Paris était en révolution7. » Krànzlin Bébert dans sa fameuse gibecière percée de petits trous, Lucette, Le Vigan et Céline débarquèrent donc à Berlin début septembre. Leur dernière visite remontait aux premiers jours de juillet. En deux mois la ville avait subi d'innombrables bombardements. A peine la reconnurent-ils. Bâtiments dévastés, gravats, éboulis... « C'était une ville plus qu'en décors... des rues entières en façades, tous les intérieurs croules, sombres dans les trous8... » Ils y restèrent environ huit jours. Louis se rendit tout d'abord à l'hôtel Adlon, le meilleur sans doute de Berlin. Pourtant économe, il avait pris ainsi l'habitude de ne descendre, à l'étranger, que dans des palaces. L'Adlon, il avait pu l'apprécier au cours de son bref séjour berlinois de mars 1942, quand il avait remis les clés de son coffre de Copenhague à Karen. « "Vous voulez une chambre ? « - Deux chambres !... une pour moi, ma femme !... et une pour notre ami, là !..." « Ce portier est de la grande époque, la redingote plus que vaste, à passementeries très vermicelle, casquette de super-amiral... mais il aperçoit Bébert !... sa tête !... Bébert aussi le regarde fixe... « "Vous avez un chat ?" « Foutre, il le voit !... clac !... il referme son registre !... il veut plus de nous ! « "Aucun animal n'est admis !..."9. » L'équipe dut se rabattre sur un gîte plus modeste que Céline dénomme le « Zénith Hôtel » dans Nord, tenu par un gérant-moujik à barbe, bottes et chemise bouffante, originaire de Sibérie et possible rescapé de l'armée Vlas-sof... Grâce à Epting, Céline rencontra donc le docteur Hauboldt à qui Céline avait été rapidement présenté en juin 42, à l'occasion d'une conférence faite par son collègue allemand au Cercle européen sur les problèmes hygiéniques et prophylactiques posés par le rapatriement et l'émigration des populations d'origine allemande au cours de l'hiver 1939-1940. Le titre exact de Hauboldt ? Céline, dans Nord, l'avait promu au rang de S.S.-Reichoberartz. L'intéressé, dans le procès qui suivra la publication de Nord, intenté par la famille Scherz qui se jugeait diffamée, précisera que ses fonctions étaient plus modestes : responsable du seul service des émigrés de souche allemande, et mobilisé dans la Waffen S.S. Il y occupait de toute façon le poste élevé de Standartenfïïhrer et s'occupait réellement des relations de la Chambre des médecins du Reich avec l'étranger. Le docteur Knapp, à ce titre, était l'un de ses subordonnés. Hauboldt travaillait et séjournait à Berlin au 62 Konigsallee dans le quartier résidentiel de Grùnwald. Il occupait une belle et vaste demeure de style classique dont les sous-sols avaient été transformés en bunker pour y regrouper ses services. Selon Céline dans Nord, Hauboldt (qui deviendra Harras dans la nouvelle édition de l'ouvrage consécutive au procèS) les reçut en peignoir « citron et bleu ciel », au moment où il s'apprêtait à prendre un bain dans sa piscine privée. Luxe extravagant, nourriture abondante, éclairages tamisés au milieu d'un essaim de dactylos ravissantes avec en bruit de fond le bourdonnement des téléscripteurs alors que loin, très loin à la surface, la ville s'effondrait par pans entiers, hantée par plus de fantômes que d'êtres vivants. Hauboldt donna à Céline l'autorisation d'exercer officiellement la médecine en Allemagne. L'équivalence des diplômes facilitait singulièrement cette mesure. Il lui offrit par ailleurs, semble-t-il, un poste médical fixe, bien rétribué, que l'écrivain refusa. Il lui proposa alors un refuge hors de Berlin, dans une vaste demeure appartenant à des amis personnels, les Scherz, où étaient déjà regroupés quelques services sanitaires dépendant de son autorité. Difficile pour l'écrivain de refuser cette dernière offre. La demeure en question, Krànzlin, était proche du village de Neuruppin, à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Berlin. Ce qui rapprochait déjà un peu Céline et ses compagnons de Rostock et Warnemûnde d'où ils pourraient peut-être s'embarquer pour le Danemark... A Berlin, Céline eut encore le temps de dîner avec Karl Epting, le 10 septembre, dans une taverne en sous-sol de la Wilhelmstrasse. Alain Lau-breaux le surexcité de Je suis partout s'était joint au groupe. Ce fut sans doute un repas mélancolique entre Epting et Céline, une conversation entre deux hommes de culture trop lucides qui devaient évoquer l'avant-guerre sous un paysage de ruines. Vers le 15 septembre, le quatuor Bébert-Lucette-Le Vigan-Céline arriva donc à Krànzlin, conduit peut-être directement par Hauboldt en grand uniforme de Waffen S.S. « Soit ! la vie continue !... une très grosse voiture... pas une gazogène... à essence !... il prend le volant... nous sommes en septembre... il fait beau... leur campagne en septembre tourne au rouge, les feuilles... il fait déjà plus que frais... il va pas vite... nous traversons tout Grùnwald, des allées de villas en décombres... et puis des étendues de terres grises... où sûrement rien ne pousse... genre de cendre... pas du paysage aimable !... deux... trois arbres... une ferme au loin... plus près un paysan qui bine, je crois10... » Et ils découvrirent alors le vaste domaine agricole des Scherz, Krànzlin, où ils allaient séjourner près d'un mois et demi. D'abord le manoir, une grande et belle demeure rectangulaire construite au xixe siècle vraisemblablement, avec deux demi-tours d'angle de chaque côté de la façade principale (l'une surplombant de la hauteur d'un étage le toit du bâtimenT). Le rez-de-chaussée était légèrement surélevé, sous un unique premier étage. Les fenêtres qui ouvraient à hauteur du sol appartenaient à des pièces sensiblement enfoncées sous terre : cuisines, débarras, offices. Des vignes vierges couvraient une partie des murs. Le manoir était entouré d'une vaste pelouse où s'élevaient des arbres plus que centenaires". Un peu plus loin s'étendait le domaine agricole avec ses fermes, granges et baraquements récemment construits. Enfin, non loin de l'habitation principale se dressait un pavillon d'habitation du style maison de jardinier assez luxueuse, bordé d'une galerie en bois. Au manoir habitait le vieux Erich Scherz, quatre-vingts ans révolus et ancien capitaine de cavalerie, le type même du soldat prussien. Céline en fit un gâteux notoire qui s'efforçait de culbuter les petites Polonaises du domaine ou d'uriner sur elles. Rien ne permet d'authentifier cette assertion que les Scherz eurent toutes les raisons du monde de juger diffamatoire. Au premier étage séjournait également la sour de son épouse disparue, Fraulein Kàthe Lake, qui jouait du piano avec plus de vigueur que de musicalité. Des employés du service de santé (DienststellE) de Hauboldt logeaient encore dans ce bâtiment où furent accueillis avec un dédain non déguisé, comme des indésirables qu'il fallait le moins possible fréquenter, Céline et Lucette dans une petite chambre-réduit du rez-de-chaussée, sans eau courante et sans chauffage, et Le Vigan dans une pièce du sous-sol sans aération, non loin des cuisines inaccessibles et torturantes. Erich Scherz le fils dirigeait en fait le domaine depuis la retraite de son père. Agé de quarante-cinq ans, il vivait au pavillon avec son épouse Asta et leurs deux enfants Udo et Anne-Marie. Paralysé depuis dix ans à la suite d'une poliomyélite, Erich junior ne quittait pas son fauteuil. Un prisonnier russe à la taille et à la force monumentales l'escortait, le soulevait, le déposait selon ses ordres. Enfin, au domaine agricole se côtoyaient différentes communautés : quelques prisonniers français, des objecteurs de conscience allemands (Bibelfors-cheR) qui construisaient des baraquements, des prisonniers russes qui assuraient toutes les tâches agricoles du domaine, des réfugiés ukrainiens et polonais, d'anciennes prostituées de Berlin recyclées dans les travaux forcés et même une communauté de gitans logés dans des baraquements ou des roulottes. « Dans la gentilhommière, explique Lucette, c'est surtout l'escalier que je revois, sous lequel s'ouvrait une porte à balais qui donnait sur une remise. Au lieu de balais, c'était nous qui étions là-dedans ! Il y avait une lucarne et juste la place pour un lit en fer. Sur le côté, un tout petit lavabo. Il y faisait froid. Par la lucarne, j'apercevais un arbre avec une très grosse branche et une sorte de cour où passaient les porcs, les oies. Sur la grosse branche se perchaient des oiseaux. Et pour moi, c'était tout un monde, un spectacle. Louis sortait se promener. Je l'accompagnais. Sinon, on ne bougeait pas. Dans une grande salle à manger lugubre se réunissaient les employés du service de santé qui avaient tous de belles chambres et nous-mêmes. On venait là pour consommer un bol d'eau chaude où surnageaient des petits morceaux de rutabagas et de pommes de terre. Les petits morceaux de pomme de terre, je les mettais de côté pour Bébert. Rien d'autre pour rythmer les jours... Il y avait aussi une route qui passait par là, elle était faite pour aller très loin et nulle part, elle coupait la propriété et disparaissait à l'horizon. Elle n'était que gravillonnée sur de la terre sablonneuse. On ne voyait pas où elle pouvait aller dans cette plaine très dénudée. Ça faisait un effet extraordinaire d'infini. » La nourriture de famine réservée aux Destouches et à Le Vigan était d'autant plus inacceptable que de bonnes odeurs de cuisine se glissaient sous les portes des employés de la Dienststelle qui amélioraient copieusement leur ordinaire avec la complicité des Scherz, bien entendu. « Le vieux Scherz avait une énorme cuisine personnelle où il faisait cuire plein de bonnes choses et dans la cuisine d'à côté, la nôtre, on faisait cuire cette soupe de rien du tout. C'est là que Le Vigan rôdait en essayant de séduire une fille qui allait lui donner quelque chose à manger, espérait-il. On le retrouvait devant la porte, au bord de l'évanouissement. Les odeurs le faisaient défaillir... On achetait du pain, aux prisonniers gitans je crois, on le payait très cher. Et ce pain, c'était comme du ciment, il vous restait sur l'estomac pendant huit jours. C'est fou le trafic qui se faisait là-bas. Les plus heureux, c'était les médecins finlandais en tenue à rayures, comme des forçats. Ils se débrouillaient bien. C'était chacun pour soi... Les gitans avaient tout de suite repéré ma bague qu'ils voulaient acheter. Ils avaient un cheval blanc superbe qu'ils cachaient. Je les revois dans leur roulotte. L'été s'achevait et il faisait froid. Il faisait toujours froid dans notre cagibi... » Et Bébert ? Lucette se souvient encore d'une petite domestique allemande qui travaillait dans le bunker de Grùnwald et était tombée amoureuse du chat. Elle profitait chaque week-end d'une liaison de service entre Berlin et Krân-zlin pour lui apporter d'affreux petits poissons qu'elle avait dû pêcher pour lui au bord d'un lac ou d'un ruisseau. Bébert faisait-il grand cas de ce présent ? Lucette en était du moins infiniment touchée. Les Scherz demandèrent un jour aux Destouches de leur confier justement le chat pour chasser des souris dans les sous-sols. « On leur a donc prêté Bébert une nuit, on l'a apporté dans la cave. Ils étaient très gênés. C'était la caverne d'Ali-Baba, cette cave, tant il y avait de victuailles. Bébert s'en foutait, des souris. Il n'a rien chassé du tout. On a dû le ramener. Cela a encore entraîné des discussions avec les Scherz. Ils avaient pris Bébert comme on prend un outil. Nous, on avait vu des jambons, des saucissons et tout. Bébert n'avait rien mangé. Il n'était pas si gourmand. » Autre personnalité locale, le Landrat chargé de l'administration de la région de Neuruppin, que Lucette ne portait pas précisément dans son cour depuis qu'il avait menacé d'éliminer Bébert. « Il l'avait pris par les pattes et voulait le tuer en le lançant contre un mur. Je ne comprenais pas bien. En fait, il disait que Bébert n'était pas reproductif. Les animaux domestiques châtrés devaient être tués. Je n'ai d'ailleurs jamais vu de chats en Allemagne, étaient-ils mangés ? J'ai bondi sur le maire, et Bébert est sorti avec nous. Le maire répétait : "Il faut tuer cet animal inutile." Il l'aurait fait. » Louis, Lucette et Le Vigan étaient quasiment prisonniers de cette vaste propriété qu'ils ne pouvaient quitter sans autorisation. Deux fois tout au plus allèrent-ils jusqu'au village voisin de Neuruppin où la population les accueillit avec la plus menaçante hostilité. Que faire pour rompre la terrible monotonie des jours ? « Louis avait espéré que je pourrais travailler ma danse au premier étage, dans le salon de la belle-sour du vieux propriétaire. J'y suis allée un peu, au début, et puis ça ne m'a pas plu. Je n'aimais pas ces gens-là qui ne nous témoignaient aucune gentillesse. Le vieux Scherz, le père du paralysé, avait une allure à la Kaiser, très grand seigneur. Il possédait une jument de vingt-cinq ans qu'il montait encore. Il y avait deux petites Lituaniennes qui servaient pieds nus, avec un joli costume. Elles avaient dix-douze ans. Elles riaient tout le temps. Elles fermaient la porte avec leur derrière. On les voyait toujours en train de nettoyer. » A deux reprises, Lucette, Le Vigan et Céline furent invités à déjeuner au pavillon par Asta et Erich Scherz le paralytique. Courtoisie forcée et, pour les trois Français, nourriture plus convenable qu'à l'ordinaire... « Au milieu du repas, tout à coup, une explosion formidable, un avion venait de s'écraser à cent mètres de la maison. Un petit avion allemand dont le pilote avait été tué sur le coup. Tout le monde a regardé. Et puis les Scherz sont retournés à table comme si de rien n'était. Le jour précisément où nous étions invités ! Avons-nous pu poursuivre notre repas ? Avons-nous pris quelque chose pour Bébert ? » Et Lucette revoit encore ce Russe qui portait Erich Scherz sur son dos. « Un grand Russe dont Louis a dit qu'il l'avait une fois foutu dans la mare, et pourquoi s'en étonner car ce Scherz le traitait tellement mal, comme un cheval, il le battait, et ce pauvre malheureux Russe faisait tout ce qu'il pouvait. Il y avait aussi des Russes parmi les prisonniers, totalement sous-alimentés. C'étaient eux les plus malheureux. Ils faisaient les travaux les plus durs, on les voyait tomber d'inanition, ils ne se défendaient pas. » Une distraction pour Céline, la visite inespérée, un jour, de Karl Epting et puis une excursion autour du domaine à l'occasion d'un séjour à Krànzlin de la mère d'Asta Scherz. Un pique-nique avait été organisé. Louis conseilla à Lucette de ne manger aucun sandwich. H craignait qu'on ne les empoisonnât. Sa paranoïa était à la mesure de son oisiveté, de son désespoir. Il discutait aussi de temps à autre avec Hauboldt qui venait inspecter ses services et présentait ses hommages visiblement très, très empressés à son hôtesse Asta Scherz encore belle et altière avec ses quarante-trois ans. Par ailleurs, raconte toujours Lucette, « Hauboldt écrivait une sorte de livre sur l'Apocalypse et il voulait l'avis de Louis. L'Apocalypse, à ses yeux, c'était l'Allemagne d'aujourd'hui et ce qui s'y passait. Je crois que Louis n'a pas été très enthousiasmé par son livre et il le lui a dit. Il ne faisait pas de concessions. Immédiatement, les gens se cabraient et c'était fini. On ne voulait plus le voir. » Comment Céline, d'une façon générale, aurait-il pu être favorablement accueilli à Krànzlin ? Il parlait trop bien l'allemand et recevait trop de personnalités officielles (Epting, HauboldT) pour n'être pas suspect aux yeux des prisonniers français et des autres opposants au régime hitlérien qui s'essoufflaient à déterrer des rutabagas du matin au soir. Il évoquait trop imprudemment sa possible fuite au Danemark pour n'être pas jugé comme un ennemi par les nazis du coin. Il ne cachait pas son dédain pour la Prusse, sa certitude de la défaite imminente du Reich pour ne pas irriter ses hôtes. Il commentait enfin avec une franchise trop excessive les travaux littéraires d'Hauboldt pour se conserver ses bonnes grâces. Du moins, mieux valait pour lui séjourner là qu'en France où l'épuration s'organisait enfin après les désordres inévitables de la Libération. Le 4 septembre, le Comité national des écrivains avait publié une première liste noire de douze noms parmi lesquels il figurait. Les cours de justice se mettaient en place à une allure record. Parmi les premiers condamnés à mort, le journaliste Georges Suarez, directeur du quotidien très collaborationniste Aujourd'hui... Ignorant tout des circonstances de la Libération, Céline songeait seulement à gagner le Nord. De Neuruppin à Rostock et à la Baltique, cent trente kilomètres à vol d'oiseau et peut-être le rêve fou de s'embarquer pour le Danemark. Il s'expliqua du reste très clairement sur ses projets dans une lettre à son avocat Tixier-Vignancour, le 23 juin 1949 : « Toujours dans mon projet de fuite au Danemark, je montais tout un roman de m'établir comme médecin à Rostock, afin de pouvoir étudier sur place à Warnemiinde le moyen de passer clandestinement au Danemark. Le Vigan demeura 5 jours à Kràntzlin cependant qu'avec ma femme nous fûmes à Rostock raconter des bêtises à la Chambre des médecins de Rostock et leur demander la permission de nous rendre par chemin de fer en excursion à Wamemùnde (port prochE). Nous sommes restés 24 heures à Warnemiinde à étudier les possibilités d'embarquer clandestinement. Nous avons été repérés presque immédiatement. Je n'ai jamais vu autant de policiers sur une plage ni autant de mitrailleuses sur des jetées. Nous avons été interpellés 20 fois en qq heures12 ! » Selon François Gibault, c'est Hauboldt qui, le premier, aurait proposé à l'écrivain un poste de médecin dans une usine d'armements. Louis avait fait semblant d'accepter pour pouvoir se rendre sur place. Quoi qu'il en soit, l'embarquement s'avéra impossible. Louis et Lucette avaient dû confier Bébert à Le Vigan avant de partir pour Rostock puis Warnemiinde. « Il y avait, raconte-t-elle, de petits bateaux de pêcheurs. On a bien essayé de soudoyer un marin pour un futur embarquement. Impossible. Sur cette grève de Warnemùnde, avec ses galets noirs et blancs, ce paysage si pauvre, si démuni, on ne voyait que des soldats et des mitraillettes. Dans le train qui nous conduisait là-bas depuis Neuruppin, nous avions rencontré un médecin grec qui avait été prisonnier en Russie pendant dix ans. C'est lui qui nous disait : "J'ai appris à ne plus penser parce qu'on voit mes pensées. Là-bas, en détention, si vous pensiez, on savait que vous pensiez. J'ai donc appris à ne plus penser." Et en effet, on avait l'impression d'être en présence de quelqu'un de vide. D cherchait du travail et il cherchait aussi sa femme qui avait été dans un camp. Elle était grecque, et médecin également-Partout autour de nous, on voyait des prisonniers, des personnes déplacées, c'était l'horreur. » De retour à Krànzlin, Louis et Lucette retrouvèrent Bébert d'une maigreur squelettique. Les provisions mises de côté pour le chat, pommes de terre et ersatz de saucisson, Le Vigan les avait dévorées. J'avais faim, expliqua-t-il. Bébert par bonheur avait la vie dure, comme un vrai matou de Montmartre. Ses maîtres, eux, étaient désespérés. La frontière danoise définitivement verrouillée, que faire ? Demeurer à Krànzlin dans cette atmosphère sourdement hostile, alors que l'automne s'installait déjà, que les bombardements sur Berlin ébranlaient l'horizon et faisaient rougeoyer le ciel, en pleine nuit, que les privations se faisaient plus cruelles, l'isolement intolérable, l'attente et le sentiment d'inutilité plus pressants ? C'est alors, peu après le retour piteux de Rostock, que Céline entendit parler pour la première fois de l'existence, dans la petite ville de Sigmaringen avec son château au bord du Danube, d'une enclave créée par les nazis pour regrouper le gouvernement français en exil, de gré ou de force, avec les derniers miliciens, les rescapés de la division Charlemagne, les intellectuels en fuite et autres collaborateurs tous menacés de l'article 75, c'est-à-dire de haute trahison par le nouveau gouvernement français. Tant qu'à être bloqué en Allemagne, pensa Céline, autant retrouver des Français, pouvoir s'exprimer dans sa langue, soigner des compatriotes et, qui sait, pouvoir à défaut franchir la frontière suisse. Il écrivit donc à Fernand de Brinon, membre éminent de ce cabinet fantôme chargé d'assurer, dans les fourgons de l'étranger, la problématique légitimité de l'« Ordre nouveau » qui attendait et espérait la reconquête du territoire grâce aux contre-attaques des armées du Reich. Brinon lui répondit sur-le-champ. Céline serait le bienvenu. Un médecin serait le bienvenu. Selon Lucette, c'est Le Vigan qui avait fait d'abord pression sur eux pour partir vers le sud. « Louis était angoissé. Chaque seconde était pour lui une rumination d'horreur. Voilà ce que les gens ne comprennent pas. Il était incapable de rester comme ce Grec entraperçu dans le train, qui avait réussi à faire le vide complet dans sa tête et ne sentait plus rien. Louis, c'était tout le contraire, dans une effervescence sans repos. Et cette force énorme, cette intelligence pour lui qui n'écrivait pas, il les avait mises dans cette idée d'évasion. Chaque seconde lui apportait une idée d'évasion, par le train, le bateau, il n'arrêtait pas. Je lui disais de rester tranquille et d'attendre, une espèce de fatalité, que l'on se laisse donc porter par-ci, par-là. Louis ne voulait pas. C'est pour cela que nous sommes partis pour Sigmaringen après avoir mis tous nos efforts à nous enfuir de l'autre côté. Je n'y tenais pas, à Sigmaringen. C'est un peu la faute de Le Vigan. Il pensait trouver à manger là-bas, erreur d'ailleurs ! Louis hésitait, il devinait que c'était là le refuge des singes, et comme il n'avait rien de commun avec eux, rien à faire avec eux, il n'avait pas de raison de les rejoindre. Aucune nostalgie, aucune complicité, non. Il a simplement dit qu'il servirait au moins à soigner des Français, sans se faire davantage d'illusions. Il était très lucide. Arrivée à Sigmaringen, j'ai eu l'impression de tomber sur des fous ou des demi-fous. Il y en a un qui me disait : "J'en ai tué cinquante", l'autre "cent". Ils se vantaient d'avoir tué des Français. Chacun s'accrochait à son lambeau de pouvoir... A Krânzlin, nous n'avions pas de radio. Peut-être avons-nous appris par Hauboldt l'existence de Sigmaringen... » Fin octobre, avec l'accord des autorités allemandes et du docteur Hauboldt bien entendu, Céline et ses compagnons quittèrent donc le domaine de Krânzlin et la demeure des Scherz qui les virent s'éloigner sans regret. Pouvaient-ils deviner que plus tard, avec ses formidables mensonges visionnaires, sa chronique déformée et hissée au rang d'une tragi-comédie grinçante, bouffonne, entre le rire et la mort, Céline allait faire de Krânzlin (Zornhof dans la nouvelle éditioN) au centre de cette plaine du Brandebourg l'un des lieux à peine imaginaire les plus flamboyants de la littérature moderne ? |
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Louis-Ferdinand Destouches (1894 - 1961) |
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Portrait de Louis-Ferdinand Destouches | |||||||||