Louis-Ferdinand Destouches |
Au début de l'année 1937, Bernard Steele céda ses parts à son associé Robert Denoël désormais seul maître à bord. Le 25 janvier, il fallut donc parler officiellement des éditions Denoël et non plus Denoël et Steele. Cette maison n'avait toujours pas heu de se plaindre de son écrivain vedette Céline. Mea culpa n'avait certes provoqué aucune réaction critique notable, un bon article de Jean-Pierre Maxence dans Gringoire le 29 janvier et c'est à peu près tout. Néanmoins le livre allait se vendre à près de 20 000 exemplaires (tirage déclaré : 25 000, tirage cumulé à la fin de la guerre : 28 435). Mais surtout les deux grands romans continuaient d'attirer des lecteurs, et les cessions de droits à l'étranger se multipliaient. Après une traduction de Mort à crédit en Allemagne et en Tchécoslovaquie puis une nouvelle édition du Voyage en Amérique, on annonçait des traductions allemande, anglaise et espagnole de Mea culpa et une traduction polonaise de Mort à crédit. Céline partit une vingtaine de jours à New York en février. De ce séjour on ne sait pas grand-chose. Est-ce au cours de la traversée à bord du Champlain qu'il sympathisa avec Jean Gabin et croisa Danielle Darrieux, ou bien au cours d'un autre voyage ? Et fut-ce au retour qu'il rencontra Jane Bowles, l'épouse de l'écrivain américain Paul Bowles, auteur d'Un thé au Sahara, qui eut tant d'influence sur des écrivains comme Gore Vidal et Truman Capote ? « Elle voyageait beaucoup, raconte son mari. Un jour, sur un bateau, il lui est arrivé une petite aventure avec Céline. Moi, je n'ai jamais lu Céline. Je suis trop paresseux, et sa langue est trop difficile. J'ai essayé Guignols band, mais non. Jane, elle, un jour Usait le Voyage assise dans un transat sur le pont d'un paquebot entre New York et Le Havre. Un homme est passé, il s'approche d'elle et lui dit : "Ah, vous lisez Céline ?" "Oui, vous voyez." Et le type lui a répondu : "Eh bien, Céline, c'est moi." Ils ont parlé pendant tout le voyage. Elle l'a trouvé très sympathique24. » A New York qu'il venait de revoir pour la troisième fois, Céline ne connaissait plus grand monde. Elizabeth Craig était devenue invisible, là-bas, en Californie, nulle part. Sans doute revit-il Louise Nevelson qu'il avait connue au retour de son dernier voyage. Bien entendu les girls continuaient de le fasciner comme un mirage pailleté d'or et syncopé par les grands orchestres de jazz. Il passa de nombreuses soirées au Radio City Music-Hall et il fréquenta ï'American School of Ballet, expliqua-t-il à Karen Marie Jensen. « J'ai trouvé, lui dit-il encore, New York d'autre part bien changé. Plus du tout aussi insolent qu'autrefois. Il n'y a plus d'américanisme. Us suivent la même pente dégoûtante que l'Europe. Ils sont à la remorque de l'Europe et des Juifs entièrement, de grèves en grèves et de démagogie en révolution qui je crois ne tardera guère au train où ils vont. La grande époque américaine est certainement passée25. » Au cours de son séjour à New York, Lucette vint s'installer rue Lepic. C'était la première fois qu'une femme s'apprêtait à partager ainsi son existence et à vivre maritalement avec lui depuis le départ d'Elizabeth. C'était pour lui une forme de bouleversement affectif et, en un certain sens, un gage d'équilibre. Les parents de Lucette avaient alors entamé leur procédure de divorce et la jeune danseuse perturbée par le climat oppressant du domicile familial avait accepté la proposition de Céline de s'installer chez lui en son absence. Il lui avait laissé un chèque en blanc et l'avait abreuvée de recommandations affectueuses. A son retour, elle resta bien entendu à ses côtés. « J'avais, dit Lucette, une chambre minuscule qui donnait sur la rue d'Or-champt. La cuisine devait être longue d'un mètre cinquante, elle faisait aussi salle de bain. Une femme de ménage venait de temps en temps. Louis ne voulait pas qu'on touche à ses papiers. On n'avait pas une vie bourgeoise ni une vie très confortable. Nous n'allions jamais au restaurant. Pas de dîner avec des amis. Je n'ai jamais vu personne accaparé à ce point par son boulot, entre sa médecine et ses livres. Le dimanche, parfois, nous allions une heure à Saint-Germain-en-Laye. On se promenait, on reprenait le train et il retravaillait. » On a beaucoup glosé sur une hypothétique et précoce impuissance sexuelle de l'écrivain. A l'appui de cette théorie, une lettre assez énigmatique de Céline à son ami Marcel Brochard à l'époque de la rédaction du Voyage, où il s'écrie : « Bonne santé, vieux, bonne broche toujours ? Voici l'âge de la "redoutable"26 » - lettre que Brochard commente en effet dans le sens d'une impuissance (« la redoutable ») de l'écrivain. La vérité, c'est que Céline (que ses parents avaient fait circoncire quand il était enfant, pour des raisons d'hygiène ou des raisons médicales, on ne saiT), était plus voyeur qu'acteur, on l'a dit, il s'en est expliqué sans ambages. Faire l'amour l'ennuyait vite, avec la même partenaire du moins. L'impuissance de Céline, certains critiques ont voulu en voir aussi une confirmation dans la rédaction haletante des pamphlets, comme si l'écrivain, saisi d'une rage fébrile et désolée, voulait en quelque sorte se rattraper par l'écriture, par des spasmes, des volées de mots et d'injures, une volonté grotesque et vaine de prendre le monde et de le violer avec une rancour essoufflée et agressive. Mais les faits sont têtus. Céline n'était pas impuissant. Il devenait indifférent, ce qui n'est pas la même chose, spectateur un peu vicieux de la sexualité des autres, de l'homosexualité féminine en particulier, amant lui-même de temps à autre, rapidement... On peut avancer encore une autre explication. Céline (il s'en confia à certains procheS) ne voulait pas disperser son énergie dans la sexualité. Cette attitude a quelque chose d'oriental. Il tenait à se mobiliser vers un seul but : écrire. Il faudrait donc considérer l'écriture chez lui non plus comme l'aveu d'une impuissance rageuse mais au contraire comme le jaillissement d'une force très canalisée... La sexualité, le spectacle, le rêve... Nul doute que son goût pour la danse participât de tels fantasmes. Céline se voulait aussi un auteur féerique, léger, gracieux, un conteur de légendes. Il avait brassé le réel dans le Voyage et Mort à crédit, développé ses peurs, saisi le monde dans ses palpitations les plus tristes, les plus vraies. Mais il y avait l'autre côté de Céline, celui qui se laissait griser par les feux, les éclats et les mensonges enivrants des spectacles, celui qui aimait le théâtre, qui aimait l'opérette, qui aimait le vaudeville, un instant, pas plus, une distraction, un bonheur, un mensonge. Et c'est ce Céline-là qui avait écrit deux pièces de théâtre avant toute autre tentative littéraire, comme pour réconcilier la magie de la scène et l'horreur de son univers. Qui s'obstinait à écrire des arguments de ballet, comme s'il voulait éperdument avoir prise enfin sur le ihonde chimérique de la danse, traverser le miroir, donner vie et réalité à son imaginaire, forcer son rêve dans la réalité. Un caprice ? Non, beaucoup plus que cela. La recherche d'un apaisement à ses souffrances, un répit à son obsession taraudante de la mort, un peu de musique et de silence face aux bourdonnements du monde. En un mot, une tentative désespérée d'être heureux. Après les secousses de Mort à crédit, face aux orages politiques et guerriers qui grondaient aux quatre coins de l'Europe, Céline avait besoin d'un peu de répit, de magie. Il avait déjà écrit plusieurs ballets et le script enchanteur et tragique de Secrets dans l'île. A son retour d'Amérique, dans la nouvelle vie commune qu'il entreprit avec la jeune et gracieuse Lucette Almansor, il rêva et écrivit un nouveau ballet, Voyou Paul. Brave Virginie et, dans la foulée, une chanson, Règlement, qu'il déposa à la S.A.C.E.M. le 21 mars dans les mêmes conditions que la précédente, avec Jean Noceti pour en signer la musique. Ce ballet, il espérait le voir enfin représenté à l'occasion de la grande Exposition internationale des arts et techniques qui allait déployer ses fastes à Paris de mai à novembre. Il le proposa donc aux commissions responsables, mais sans succès. Nouveau coup dur, nouvelle amertume, nouvelle rancour à rencontre de ce Front populaire que la droite n'arrêtait pas d'attaquer et d'insulter, et que l'écrivain commença à son tour à charger de tous les maux, ce Front populaire trop va-t-en-guerre et impuissant face aux menaces hitlériennes, trop complaisant face au communisme qui le noyautait, trop catastrophique face aux réalités économiques, trop progressiste face à lui Céline qui ne voulait pas entendre parler de progrès et qui n'y croyait pas, ce Front populaire trop juif enfin avec Léon Blum - « juif », ce mot clé (avec celui de communistE) pour cristalliser toutes les peurs, toutes les haines, tous les refus de l'écrivain. Les lettres qu'il écrivit à Karen en ce début 1937 témoignent bien de ce nouvel état d'esprit catastrophé de l'écrivain et de la façon dont les Juifs expliquent en quelque sorte les temps d'Apocalypse qu'il se préparait à vivre. Ainsi le 5 avril : « En Russie, c'est atroce ! cette chiasse pouilleuse ! cent fois pire encore que les Polonais ! Les Juifs en définitive seront vainqueurs partout - avant-garde des asiatiques, leur victoire sera brève ! Les blancs disparaîtront ! vaincus par l'avarice, l'égoïsme et l'alcool et ce sera bien fait ! Quelle salade ! Je ne parle pas des U.S.A. - là tout est déjà en parfaite décomposition - et à quelle allure ! Prodigieux ! « Ici à Clichy je navigue entre les assassins, comme vous l'imaginez. Je ne sors plus le soir. Je ne vois que Gen Paul. Mais les juifs et les communistes deviennent de plus en plus insolents - le temps n'est peut-être plus loin où il faudra fuir ou crever. J'ai très peu d'argent disponible malheuse[me]nt. Je ne peux pas vendre ma maison - aucun acheteur27. » Les ballets, on l'a dit, devaient être une compensation, une promesse de bonheur. A Karen, le 30 avril : « J'aime toujours les danseuses. Je n'aime même que cela. Tout le reste m'est horrible28. » Celui qui vous refuse un bonheur vous inspire logiquement une haine inexpiable. Les Russes, les Français, les Anglais, les Américains avaient refusé tour à tour les ballets de Céline. L'écrivain allait détester les Russes, les Français, les Anglais et les Américains - ou, pour tout simplifier avec le plus petit commun dénominateur, il allait détester les Juifs. Le 4 mai le président de la République Albert Lebrun inaugura donc la fameuse Grande Exposition de Paris. On avait à peine essuyé les plâtres du nouveau palais de Chaillot qui se mettait au goût du jour avec son esthétique architecturale très stalino-nazie. Du côté des réalisations françaises, rien n'était prêt. Il faudrait encore patienter un mois. Blum avait eu beau galvaniser les ouvriers et parler de l'orgueil légitime que la France allait tirer de leurs labeurs, de leurs efforts, eux ils s'accrochaient dur comme fer à leur semaine de quarante heures, ils faisaient grève à tout bout de champ - et qui oserait leur donner tort (à part la droitE) ? C'est Je suis partout, c'est l'Action française, c'est Maurras et Rebatet, c'est Brasillach et les autres qui ricanaient, soulignaient le laisser-aller et la gabegie des nouveaux dirigeants. « La Tour Eiffel est prête, la Seine aussi », persiflaient-ils le jour de l'inauguration. Les pavillons japonais, italien et allemand étaient au garde-à-vous, eux, depuis mars. Sinistre alliance ! Face aux nazis, l'Union soviétique avait dressé son pavillon à l'architecture conquérante comme des lendemains qui chantent. Pour relever le défi ? Ou pour préfigurer un certain 23 août 1939, date de la signature entre les camarades Molotov et Ribbentrop du lugubre pacte de non-agression hitléro-soviétique sur le dos de la Pologne et des démocraties occidentales ? Le pavillon espagnol, lui, s'apprêtait à déployer sur ses murs le Guernica de Picasso, réponse sublime et immortelle au bombardement par les Heinkel et les Stuka de la petite ville-capitale du Pays basque espagnol le 26 avril, où plus de 1 500 civils avaient péri. Les Français, de leur côté, pouvaient se griser des vaporeux, séduisants et un peu mièvres étourdissements de la Fée Électricité de Dufy, sur six cents mètres carrés s'il vous plaît ! Mais ils ne verraient pas les ballets de Céline. Ni Céline lui-même qui partit en ce début du mois de mai pour Saint-Malo et Jersey, où Lucette devait le rejoindre. Il laissa l'Exposition à cette « rêveuse bourgeoisie » dont Drieu La Rochelle venait élégamment de souligner dans un roman l'inéluctable décadence ou à ce peuple de Paris dont il faisait partie, après tout, et que chantait Maurice Chevalier dans la P'tite Femme de l'Expo. La seule exposition universelle dont il voulait se souvenir, Céline, c'était celle de 1900, celle qu'il avait devinée en trottinant derrière sa grand-mère, celle qui inaugurait les temps modernes et les cauchemars, ce coup d'arrêt au bonheur de vivre. Son voyage à Jersey prit des allures de tragi-comédie. Après la démission du roi Edouard VIII qui, redevenu duc de Windsor comme tout un chacun, allait pouvoir épouser le 3 juin en France la divorcée de son cour Mrs. Wallis Warfield-Simpson, les Anglais s'apprêtaient à couronner le 12 mai leur nouveau roi George VI. C'est dire si la police veillait aux quatre coins du Royaume-Uni, traquant les suspects et chassant les indésirables. Psychose de l'attentat ou peur de la provocation de mauvais goût ? Les deux, Mylord ! A Jersey aussi où Céline s'était mis dans la tête de repérer les lieux et de chercher un abri au cas d'une guerre européenne et mondiale (il était désormais persuadé de son imminencE), les Bobbies restaient en état d'alerte. Que venait faire là ce Français douteux, aux grands yeux clairs un peu fous, à la tignasse ébouriffée, à l'allure bizarre et saccadée, ce Français solitaire, taciturne et méfiant qui furetait un peu partout ? Les agents de Scotland Yard n'hésitèrent pas et l'embarquèrent séance tenante. On ne sait jamais ! Il fallut la décisive intervention du consul de France, M. Delalande, pour que tout rentrât dans l'ordre. Et Céline d'écrire quelques jours plus tard à Robert Denoël : « Vous avez failli perdre un auteur ! Je fus tenu pour si suspect à mon arrivée ici que Scotland Yard me mit en quarantaine, pratiquement arrêté, m'ôta mon passeport, etc. Heureusement que le consul, alerté, m'identifia tout de suite. Il me connaissait de Rennes et de Bretagne ! Cependant les policiers ne voulaient pas lâcher leur proie... Il fallut lutter et combattre pomma liberté ! moi qui venais chercher un asile éventuel ! « Mes papiers furent scrutinés et, pour le comble, déchiffrés, interprétés... et comment ! On me soupçonnait d'avoir des complices dans l'île... d'un complot régicide ! Ma tête, mes cheveux, tout contre moi29 ! » Louis retrouva donc Lucette à Saint-Malo, ils retournèrent à Paris mais ils ne restèrent pas longtemps rue Lepic. Pour Céline, tous les prétextes étaient bons pour voyager, pour délaisser le dispensaire de Clichy où, depuis Mea culpa, les rapports étaient plus tendus que jamais avec le médecin-chef Grégoire Ichok dont nul n'ignorait les vigoureuses sympathies de gauche. En juillet, il s'installa à l'hôtel Frascati, dans sa petite chambre sous les toits, face au port. Lucette bien sûr l'accompagna. Et c'est là qu'il entreprit en moins d'un mois l'essentiel de la rédaction de Bagatelles pour un massacre, d'une écriture fiévreuse, rageuse, inquiète, d'une écriture désordonnée avec une vitesse inouïe, sans repentirs, sans prudence, sans mesure, sans ordre - comme un coup de cour, un coup de colère, une mise en garde, une déclaration de haine, un délire irrattrapable, un énorme rire qui le secouait comme des sanglots, un goût de la farce, des propos irresponsables, gratuits, orduriers, féeriques parfois, le grand déballage de ses rancours, de ses humiliations passées, de ses aigreurs, de ses fantasmes petit-bourgeois, l'intolérable contrecoup de ses hallucinations auditives, de ses maux de tête qui l'isolaient du monde et de la juste mesure des choses, ce livre-aveu, ce livre terrible, qui allait le poursuivre longtemps comme une malédiction mais qu'il écrivait pour l'instant afin de maudire les autres, tous les autres, les Juifs, les communistes, les francs-maçons, les Russes et pourquoi pas la terre entière, Bagatelles pour un massacre enfin ! Lucette se souvient. Il lui donnait parfois des pages à lire, par brassées. Cette fois-ci, non, il n'allait pas mettre trois ans pour peser les virgules, les points de suspension et le terme exact. D'une seule coulée et qu'on n'en parle plus ! La guerre approchait avec l'inévitable cortège de ses massacres. Lui il avait déjà donné. Il devenait pacifiste. A tout crin. Et s'il fallait crier : vive Hitler ! pour cela, eh bien il était prêt à pousser ce cri. Ou à hurler : à bas les Juifs ! d'accord, on pouvait compter sur lui. Mieux, il donnait l'exemple. Il était dans le ton de l'époque. La France était majoritairement antisémite, de cet antisémitisme rampant, médiocre, presque viscéral comme la peur de l'avenir et le refus de l'autre, de cet antisémitisme nourri depuis près d'un siècle par toute une presse racoleuse de démagogie nauséabonde et qui en jouait parfois impunément, comme un simple effet de rhétorique. Simplement, lui, il criait plus fort. Et de manière plus irresponsable. Un cri si excessif même qu'il finissait par en jouer. Un cri qui devenait presque une préciosité. Un cri qui ressemblait à des bagatelles. Et bravo pour les bagatelles si elles pouvaient prévenir un massacre ! C'étaient là ses grandes certitudes, son inquiétante aberration, on allait presque dire sa « grande illusion » pour reprendre le titre d'un film que Jean Renoir tournait justement en cette année 1937 dans une perspective pacifiste lui aussi. Lucette donc lisait et lui disait : « Mais tu ne te rends pas compte, tu te fous un pavé sur la tête ! » Il répondait : « Imbécile ! Ils vont tous se tuer, ça va être une bouillie atroce. » Et Lucette : « Mais c'est toi le premier qu'on va aplatir, le premier qu'on va assassiner ! » D la regardait, incrédule. D s'imaginait que tout le monde, oui, tout le monde lui saurait gré d'un tel livre. « Au moins, lui disait-il après un silence, j'aurai fait quelque chose ! » Après Le Havre, il y eut Saint-Malo au mois d'août où Céline poursuivit Bagatelles. Il prenait peu à peu ses habitudes dans cette ville qui lui tenait à cour, au plus près de ses doubles origines du Cotentin et de la Bretagne. Il était alors l'hôte de Marie Le Bannier, l'ancienne maîtresse de son ex-beau-père Athanase Follet, avec laquelle il continuait d'entretenir des relations très amicales. Il aimait bien la petite fille adoptive de Marie, la jeune Sergine qui avait alors moins de dix ans et qui revoit encore ce mystérieux et chaleureux docteur Destouches, cet adulte si singulier qui utilisait des ficelles en guise de ceinture ou pour retenir sa montre-gousset, qui la prenait sur ses genoux et jouait avec elle à des concours de crachats à la figure l'un de l'autre ! Marie Le Bannier occupait un bel appartement avec terrasse dans l'ancien hôtel Franklin, à quelques mètres des remparts, extra-muros, sur la route de Paramé. Pendant que Céline écrivait avec une fébrilité croissante, dans un petit cagibi qui lui tenait lieu de bureau, face à la mer (ce spectacle qui lui devenait indispensable comme une drogue, le ferment de ses visions, de ses délireS), Lucette poursuivait, des heures et des heures durant, ses exercices d'assouplissement ou chorégraphiques. L'entraînement d'une danseuse ne peut connaître d'interruption. A Montmartre, à Sigmaringen, au Danemark, partout, Lucette continuera ainsi de s'exercer. Mieux, elle venait de décrocher cet été-là un emploi au casino de Dinard. Elle avait été voir le directeur pour lui proposer un numéro. Celui-ci lui avait laissé carte blanche. Elle exécutait donc sept ou huit danses de son choix, une toutes les demi-heures environ, en attraction au cours de la soirée. La première femme d'Henri Mahé, une Bretonne qui connaissait du reste les Follet et qui était une musicienne de talent, l'accompagnait à l'accordéon, croit se souvenir Lucette. Parfois les deux femmes prenaient un petit bateau pour couper de Saint-Malo à Dinard. Si la houle se levait tard dans la soirée, le marin refusait de regagner Saint-Malo. Les deux femmes couchaient sur place. Et Céline était furieux, lui qui détestait les casinos, qui détestait les jeux de hasard comme il détestait l'alcool, le tabac ou la mangeaille... Jaloux ? Non, il ne le disait pas. Possessif ? Sans doute, mais il ne l'aurait pas avoué non plus. Il n'avait fait aucune promesse à Lucette, il n'en avait exigé aucune de sa part. Les notions de fidélité conjugale ou maritale lui étaient fort étrangères. Sa vie commune avec Lucette ne l'empêchera pas de retrouver ainsi, de plus en plus rarement il est vrai, une Evelyne Pollet par exemple. Il avait simplement demandé à la jeune danseuse de cesser de voir régulièrement sa famille. Son affection était d'une certaine manière exclusive. Lucette pénétrait dans son univers mais il verrouillait les portes derrière elle: Il n'était pas prêt à accueillir qui que ce soit d'autre. De même il n'était pas question pour eux d'avoir un enfant. A quoi bon quand l'avenir est bouché et que le pire est sûr ? Mais pour rien au monde il n'aurait pratiqué un avorte-ment. Si Lucette s'était retrouvée enceinte, de lui ou d'un autre qu'importe, il lui aurait demandé de garder l'enfant. Plus par respect de la vie encore, par morale individuelle que par conscience médicale. En septembre, il reprit ses travaux habituels à Paris. D acheva à cette époque les dernières pages de Bagatelles. Un nouveau ballet, Van Bagaden, pour conclure l'ouvrage, une dernière féerie mélancolique dans l'une de ces fêtes flamandes du siècle dernier, farandole triste à Anvers, avec ses ivrognes, ses bannières imagées, ses gais lurons et ses amoureux inconsolables, et c'était tout, et c'était fini. D remit l'ouvrage à son éditeur. Avec lui sans doute, il convint de la bande-annonce : « Pour bien rire dans les tranchées », et du court prière d'insérer, paru dans la Bibliographie de la France du 3 décembre 1937 : « Le pamphlet le plus atroce, le plus farouche, le plus chargé de haine, mais le plus incroyablement comique qui ait jamais paru au monde. » Toujours les superlatifs, mais pour une fois ils étaient de mise. Céline se doutait bien que sa situation deviendrait intenable au dispensaire de Clichy sous une municipalité de gauche et l'autorité d'un médecin-chef d'origine juive, après la parution de Bagatelles pour un massacre. Car cette fois-ci, il avait jeté le masque, hurlé une bonne fois son antisémitisme et son dégoût du communisme. Il prit donc les devants et écrivit le 11 décembre une lettre au maire de Clichy pour lui annoncer sa démission du poste de vacataire du dispensaire municipal, qu'il occupait depuis près de neuf ans. Il quitta peu après son emploi au laboratoire La Biothérapie pour les mêmes raisons. Et le 28 décembre, les 379 pages de cet extravagant pamphlet vendu dans son tirage ordinaire 27 francs, furent mises en vente. Il fallut bien alors se poser cette question qui poursuit toujours les lecteurs de Céline : quelle logique ou quelle incohérence avait poussé l'auteur du Voyage à se lancer ainsi dans la mêlée politique et raciste d'avant-guerre ? Interrogation qui en appelle aussitôt d'autres : le climat de l'époque était-il propice à de tels excès ? Comment fut accueilli Bagatelles pour un massacre ? |
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Louis-Ferdinand Destouches (1894 - 1961) |
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