Louis-Ferdinand Destouches |
Sigmaringen Lorsque, dans les années 1955-1957, Céline entreprit la rédaction de son nouveau roman qui allait inaugurer la « chronique » de ses tribulations à travers l'Allemagne hitlérienne, il songea tout de suite au titre D'un château l'autre. Il lui semblait logique en effet d'associer dans un même mouvement dramatique le château de Sigmaringen au pied duquel il séjourna de novembre 44 à mars 45, à la Vestre Faengsel de Copenhague où il allait être incarcéré dix-huit mois, de décembre 45 à juin 47, en de longs va-et-vient entre sa cellule, l'infirmerie et des hôpitaux voisins. En fait, le cadre seul de Sigmaringen inspira finalement l'ensemble du roman, rendant du même coup son titre caduc et même incompréhensible. Il n'empêche, le « château d'opérette » de la petite ville souabe où flottait dérisoirement le drapeau français et s'effilochaient les derniers rêves de la France collaboratrice, et la prison lugubre de Copenhague au fond de laquelle il croupissait dans l'attente d'une décision des autorités danoises hésitant entre l'extradition réclamée par la France et la remise en liberté, étaient bien les deux symboles monumentaux de cette fin d'une guerre où la tragédie, le grotesque, le grandiose, le bouffon et l'atroce se mêlaient inextricablement. Céline avait fui la France. Il s'était retrouvé non loin de Pétain, de Laval et des anciens de Vichy dans cette micro-société de Sigmaringen - mais lui n'avait pas accès au château où logeaient les seuls privilégiés, les seuls membres de l'ancien gouvernement français et leurs familles. Sa guerre allait s'achever au cour d'un autre château suintant, glacial, hostile, où il serait cette fois l'hôte de marque, le prisonnier par excellence. Ainsi la boucle serait-elle logiquement bouclée, Céline justifié dans sa paranoïa, rejoint par ses malédictions avec la fin d'une époque, d'une guerre, d'un cycle romanesque. La suite, l'exil à Copenhague, au bord de la Baltique, ce serait autre chose. Une longue, une interminable et douloureuse renaissance pour l'homme brisé, moralement et physiquement, qui venait de sortir de son deuxième château - la Vestre Faengsel. Mais, place au premier, Sigmaringen ! Lucette, Le Vigan, Bébert dans sa gibecière et Céline quittèrent donc Neuruppin, au début du mois de novembre 1944 pour un voyage sans trop d'incidents avec des trains qui ne déraillaient pas encore et s'arrêtaient dans des gares qui n'étaient pas toutes réduites en cendres sous les bombardements alliés. Berlin, Leipzig, Fùrth, Augsbourg et Ulm... ils redescendirent ainsi toute l'Allemagne du nord au sud, de la Prusse à la Bavière puis au Bade-Wurtemberg. À Ulm, quelques jours plus tôt, le 18 octobre, s'étaient déroulées les funérailles grandioses et nationales de Rommel en présence du maréchal von Rundstedt. Ce qui donna à Céline l'occasion de bousculer la chronologie et de décrire dans Rigodon comme s'il y était la pompeuse solennité de cet enterrement et l'immortelle et imaginaire rencontre du maréchal von Rundstedt et du matou von Bébert ! La gare de Sigmaringen, elle, n'avait rien d'imaginaire. C'était une longue bâtisse de pierre grisâtre à un étage, nichée dans une boucle de ce Danube qui avait plutôt l'allure d'une grosse rivière au flot boueux et devrait attendre encore un nombre respectable d'affluents et de kilomètres pour mériter son qualificatif trop flatteur de « beau Danube bleu ». Des réfugiés français se bousculaient dans la salle d'attente, envoyés là par les autorités allemandes, accueillis sur place par les miliciens chargés de la police et du contrôle des arrivées. Prostituées en cavale, indicateurs de la Gestapo, anciennes maîtresses d'officiers S.S. et autres vaincus de la guerre civile plus ou moins passibles des cours de justice étaient ainsi triés et parfois refoulés par l'administration débordée de la ville. C'est qu'il fallait justifier plus ou moins d'un emploi pour rester à Sigmaringen, cette nouvelle enclave française en plein territoire allemand... Céline et ses compagnons, bien entendu, n'eurent rien à justifier, eux qui débarquaient avec des papiers en règle et après les grands embouteillages de septembre et d'octobre, quand s'installaient les premiers réfugiés en provenance de Baden-Baden pour la plupart. Céline, bien malgré lui, restait l'une des vedettes de l'antisémitisme sinon de la collaboration. Céline était aussi médecin. On l'attendait presque avec impatience. Lucien Rebatet décrivit ainsi son arrivée : « Quand un matin du début de novembre 1944, le bruit se répandit dans Sigmaringen : "Céline vient de débarquer", c'est de son Krànzlin que le bougre arrivait tout droit. Mémorable rentrée en scène. Les yeux encore pleins du voyage à travers l'Allemagne pilonnée, il portait une casquette de toile bleuâtre, comme les chauffeurs de locomotives vers 1905, deux ou trois de ses canadiennes superposant leur crasse et leurs trous, une paire de moufles mitées pendues au cou, et au-dessous des moufles, sur l'estomac, dans une musette, le chat Bébert, présentant sa frimousse flegmatique de pur Parisien qui en a connu bien d'autres. Il fallait voir, devant l'apparition de ce trimar-deur, la tête des militants de base, des petits miliciens: "C'est ça, le grand écrivain fasciste, le prophète génial?" Moi-même, j'en restais sans voix1. » Parler théâtralement, comme Rebatet, d'une « rentrée en scène » de Céline à Sigmaringen, n'est pas une métaphore gratuite. Lui-même décrivit le château et la ville comme une illusion, le cadre rêvé d'un entrepreneur de spectacle : « ... vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez les sopranos, les ténors légers... pour les échos, toute la forêt!... dix, vingt montagnes d'arbres!... Forêt Noire, déboulées de sapins, cataractes... votre plateau, la scène, la ville, si jolie fignolée, rose, verte, un peu bonbon, demi-pistache, cabarets, hôtels, boutiques, biscornus pour "metteur en scène"... Tout style "baroque boche" et "Cheval blanc"... Vous entendez déjà l'orchestre!... le plus bluffant: le Château!... la pièce comme montée de la ville... stuc et carton-pâte!... Je vous reparlerai de ce pittoresque séjour! pas seulement ville d'eau et tourisme... formidablement historique !... Haut-Lieu !... mordez Château!... stuc, bricolage, déginganderie tous les styles, tourelles, cheminées, gargouilles... pas à croire!... super-Hollywood!... toutes les époques, depuis la fonte des neiges, l'étranglement du Danube, la mort du dragon, la victoire de Saint-Fidelis, jusqu'à Guillaume II et Goering2. » Pourquoi ce choix de Sigmaringen ? À la fin du mois d'août, Hitler avait dû se rendre à l'évidence, la bataille de France était perdue. La retraite fut ordonnée en direction du Rhin. Dans ses fourgons, il réserva une place pour Pétain et les siens. Non pas tant pour leur sauver la vie que pour ménager l'avenir, préserver la fiction d'un gouvernement français en exil, affaiblir et diviser ses ennemis dans l'attente d'une éventuelle reconquête du territoire français. Et c'est la petite ville de Sigmaringen, à moins de cinquante kilomètres au nord du lac de Constance, qu'il choisit pour abriter les réfugiés de la « franche collaboration ». La famille princière Hohenzollern-Sigmaringen, apparentée directement à l'ancienne famille impériale, reçut l'ordre d'évacuer d'urgence son château et fut astreinte à résidence non loin de là par les autorités du Reich. La population de la ville souvent antinazie et solidaire des Hohenzollern, accueillit donc avec une sourde hostilité les premiers Français qui s'installèrent en ville, et au château, à partir du 7 septembre. Tous n'étaient pas du reste venus de leur plein gré. Pétain avait été emmené de force par les Allemands, accompagné de sa femme et d'une petite suite de fidèles au premier rang desquels le docteur Ménétrel. Laval aussi qui envisageait des contacts avec les Américains au moment de la libération de Paris et se retrouva quasiment emprisonné par les Allemands avec d'autres ministres de son ancien gouvernement, conduit à Belfort puis à Sigmaringen. Quelle était donc la situation dans la petite ville du Bade-Wurtemberg lorsque Céline y débarqua en novembre, après un mois et demi de présence française, et qu'il découvrit ses coquettes maisons à colombages, son bel hôtel de ville aux balcons fleuris, ses chapelles aux clochers à bulbe et l'exubérante décoration baroque de la petite église Saint-Johann? Il y avait d'abord le château et ses occupants. La bâtisse ressemble à une extravagante construction-labyrinthe qui fait encore recette en pleine saison touristique et où se bousculent tous les styles et tous les siècles, gothique et néo-gothique, renaissance, xvme et xixe siècles aussi. Comment dit-on Viollet-le-Duc en allemand ? Construit sur son rocher, plongeant par sa façade nord sur le Danube et bordé d'une promenade ombragée de marronniers et de saules, le château de Sigmaringen a gardé des allures romantiques revues et corrigées par un décorateur de la Metro-Goldwyn-Mayer pour un film de chevalerie de Richard Thorpe ou Henry King. Au salon bleu avec ses souvenirs napoléoniens, son portrait de Caroline Murât, succèdent le salon vert, le salon noir et le salon rouge, de quoi en voir de toutes les couleurs, jusqu'à la salle des ancêtres avec ses portraits en pied de tous les Hohenzollern qui impressionnaient tant Céline, depuis le Charles numéro un investi du fief de Sigmaringen en 1535 jusqu'au dernier en date, sans parler de la galerie Saint-Hubert avec ses trophées de chasse et la prodigieuse salle d'armes où s'entassent encore hallebardes, armures, couleuvrines et arbalètes... Otto Abetz, soucieux du protocole et ancien « ambassadeur » d'Allemagne à Paris, avait été chargé de veiller à l'installation des réfugiés. Au sommet, au septième étage, somnolait donc Pétain en grève du pouvoir, accompagné de sa suite. Au sixième, dans des appartements luxueux, ceux des hôtes de marque, avaient été logés Laval, amer, désespéré, et son épouse. Non loin de chez eux avaient été aussi regroupés les ministres « passifs », ceux qui s'avouaient vaincus ou lucides, refusaient de se prêter au petit jeu de la légitimité gouvernementale et ne participaient pas aux calembredaines de Fernand de Brinon et sa suite. Il s'agissait de Jean Bichelonne, polytechnicien à la mémoire stupéfiante, à la puissance de travail hors du commun, technocrate avant la lettre et le plus jeune ministre du gouvernement Laval, responsable de la production industrielle il y avait encore quelques mois. Victime d'un accident de voiture en 1943 et souffrant d'une triple fracture du genou jamais consolidée, il ne cessait de traîner la jambe, douloureusement. Il eut à peine le temps de sympathiser avec Céline. Quelques jours après l'arrivée de l'écrivain, il se fit hospitaliser dans une clinique de Prusse-Orientale, à Hohenlychen, et opérer par le docteur Gebhardt, chirurgien réputé et général de Panzerdivision sur le front russe. Il n'allait pas survivre à l'opération. Un accident? Autres « passifs », Maurice Gabolde, ancien ministre de la Justice, Pierre Mathé, Charles Rochat et Paul Marion, l'un des rares avec qui Céline sympathisera et qui avait été chargé à Vichy du secrétariat d'État à la Propagande après avoir été au comité central du Parti communiste puis au P.P.F. de Doriot jusqu'en 1938. À Sigmaringen, Marion n'avait plus rien d'officiel ni de compassé. « La veste aux genoux, le pantalon large et de tissu grossier, les souliers ferrés et le chapeau à large bord, il est constamment suivi par un zazou nommé Travaca. Il arpente tous les couloirs interdits par Brinon, traite celui-ci d'"usurpateur", se moque des membres de la Commission3. » Dans une autre aile logeaient les ministres « actifs », ceux qui siégeaient et constituaient donc la Commission gouvernementale en agitant les derniers hochets du pouvoir. À leur tête Fernand de Brinon, cinquante-sept ans, ancien délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés, que Céline connaissait bien, ainsi que sa fidèle secrétaire et amie de cour, Simone Mitre, que l'écrivain avait souvent sollicitée durant l'Occupation et qui le retrouva à Sigmaringen, admirable de dévouement, soignant les malades, marchant dans la neige, se ruinant en médicaments pour soulager les souffrances les plus criantes. Pour assister Brinon, Joseph Darnand, le chef de la Milice passé en Allemagne avec 10 000 hommes et leurs familles. On lui confia le portefeuille de l'« Intérieur » mais on ne le vit guère à Sigmaringen, il supervisait l'installation de ses troupes à Ulm. Marcel Déat, chef du Rassemblement national populaire (R.N.P.), y côtoyait encore le général Bridoux, ancien secrétaire d'État à la Défense, tandis que Jean Luchaire, en charge du journal la France et de la radio locale, se voyait pompeusement nommé commissaire à l'Information. Comme l'expliqua sa fille, l'actrice Corinne Luchaire, « l'installation de mon père et de ma mère était prévue au château. Moi et mes sours, nous devions nous installer dans un hôtel, l'hôtel du Lion qui, vraiment, était horrible. J'eus beau protester, cette fois, il n'y eut rien à faire. On nous traitait fort mal. La nourriture était plus que sommaire. Les choses commençaient définitivement à se gâter4. » Un ministre un peu à part enfin, Abel Bonnard que ses amis, ses ennemis et Pétain lui-même surnommaient la Gestapette. La soixantaine qui s'efforçait d'être vaillante, les cheveux blancs rejetés en arrière et légèrement poudrés, il était l'un des rares « passifs », le mot est bien choisi, à ne pas loger au château. Lui, l'ancien ministre de l'Instruction publique et membre du Comité France-Allemagne, vivait en ville avec sa vieille mère nonagénaire et son frère. Il promenait partout son ennui distingué d'académicien français et lançait ses bons mots en guise de friandises à la fin des repas. Rebatet? « L'écrasé sous ses décombres ». Darnand? « Chef de l'état-minor de la Mélasse ». De Gaulle? « Un nain qu'on a considérablement étiré en oubliant le dernier étage5. » Voilà donc pour les privilégiés, les gens du château. Restait la piétaille, les 1 200 ou 1 500 réfugiés français éparpillés dans la ville, logeant sous la tente, dans des écoles, s'entassant dans les quelques auberges du coin, le Bàren de la Burgstrasse non loin du Danube avec son toit pointu et ses jolis colombages, l'Altem Fritz ou le Lôwen de la Karlstrasse, à moins de cent mètres du château et de la gare, une demeure cubique et sans esprit, avec ses trophées de chasse au mur, ses inévitables chopes de bière en grosse faïence dans la salle à manger. La nourriture, n'en parlons même pas ou mentionnons le seul Stamm-gericht, spécialité nauséeuse de Sigmaringen, brouet de choux rouges, de raves et de rutabagas que devait ingurgiter le prolétariat de la collaboration, les rescapés du Parti franciste de Bucard, les Jeunes nationaux populaires de Déat ou les miliciens de Darnand, en rivalité perpétuelle les uns avec les autres. La vie quotidienne de Céline à Sigmaringen fut des plus simple. Nommé officiellement par la Commission gouvernementale médecin de la colonie française, il entreprit durant tout son séjour de soigner les réfugiés français, sans jamais prodiguer ses soins au château, a fortiori auprès de Pétain comme on l'a laissé entendre parfois. Cette tâche, il la partagea avec l'un de ses collègues, le docteur André Jacquot, ancien médecin de la coloniale et membre du Front révolutionnaire national de Marcel Déat durant l'Occupation. Comme Corinne Luchaire et ses sours, Céline, Lucerte et Bébert avaient été logés au Lôwen (premier étage, chambre 11), tandis que Le Vigan se retrouvait au Bàren, près de Lucienne Delforge, Véronique et Lucien Rebatet, Infirmier, non, Le Vigan ne put décrocher ce titre. Or il fallait plus ou moins justifier d'un emploi à Sigmaringen, pour avoir une chambre, des tickets d'alimentation. Afin de prévenir tout risque d'expulsion, Le Vigan dut donc accepter peu après, de très mauvais gré, le poste de speaker des informations quotidiennes à la radio qu'animait Jean Luchaire. Dans son journal intime, resté inédit à ce jour, le docteur Ménétrel, qui veillait sur Pétain, nota du reste le 21 novembre 1944: « Rencontré hier Le Vigan, artiste de cinéma que je ne connais pas mais qui jouait dans Goupil-Mains rouges. Sympathique, cheveux grisonnants, l'air honnête, poli et convenable. Il a le cafard, il a l'air triste, navré, se demande ce qu'il fait ici... on l'a obligé à parler à la radio, et ça le dégoûte... Il me fait pitié. Il dit qu'il viendra me voir, pour que je "le remonte" lui aussi. » À partir de Sigmaringen, les relations de Le Vigan avec Céline se relâchèrent, se refroidirent. Il lui en voulait de l'avoir délaissé. Ce qui n'empêcha pas Céline, lorsque Le Vigan tomba malade au début de l'année 45, victime d'une grippe infectieuse et d'un anthrax à l'oreille, de le soigner avec toute la compétence et le dévouement possibles. Pour Céline et Lucette, aucun confort bien entendu à la chambre 11 du Lowen, un réduit avec deux petits lits, non loin des seules toilettes de l'étage, engorgées le plus souvent, alors qu'à quelques mètres logeaient le docteur Mùller chargé de surveiller la colonie française et surtout le redoutable S.S. Boemelburg, ancien responsable de la Gestapo à Paris et grand responsable de l'ordre à Sigmaringen. Pour Céline et Jacquot, le travail ne manquait pas à Sigmaringen, avec le froid de l'hiver, les logements précaires, la nourriture insuffisante dont ce fameux Stammgericht prodigieusement laxatif, la promiscuité de tous ces jeunes paramilitaires, l'hygiène plus que douteuse... Grippes, phtisies, otites se succédaient sans parler des poux et des puces, de la gale et de toutes les maladies vénériennes possibles. Céline se rendait à l'ancien couvent Fidelis transformé en une maternité qui ne désemplissait pas. Il tenait sa consultation près du Danube, l'après-midi, dans le cabinet d'un dentiste allemand qui avait été mobilisé. Il distribuait à tour de bras les certificats de complaisance pour ne pas renvoyer sur le front les jeunes recrues de la Légion Charlemagne promis à une mort presque certaine et à une défaite de toute façon inéluctable. Le soir, il recevait encore dans sa chambre d'hôtel transformée en salle de soin. « Le "gouvernement" français, se souvient Lucien Rebatet, l'avait institué médecin de la Colonie. Il ne voulait d'ailleurs pas d'autre titre. Il y rendit des services. Abel Bonnard, dont la mère, âgée de quatre-vingt-dix ans, se mourait dans une chambre de la ville, n'a jamais oublié la douceur avec laquelle il apaisa sa longue agonie. Il pouvait être aussi un excellent médecin d'enfants. Durant les derniers temps, dans sa chambre de l'hôtel Lowen, transformée en taudis suffocant (dire qu'il avait été spécialiste de l'hygiène !), il soigna une série de maladies intrinsèquement célinesques, une épidémie de gale, une autre de chaude-pisses miliciennes. Il en traçait des tableaux ébouriffants6. » Et Lucette aussi témoigne : « Nous avions une chambre avec deux sommiers, pas même une table mais un tabouret. C'est là que Louis recevait ses malades, surtout ceux qui avaient la gale. Je lui servais d'infirmière, pour les piqûres, les pansements. Mais il n'y avait pas grand-chose à faire sans médicaments. Céline, avec son propre argent, tâchait de s'en procurer à droite, à gauche, dans les pharmacies de la ville. D achetait aussi par contrebande de la morphine qui venait de Suisse. Jamais il n'a touché un centime pour ses soins. Le matin, il soignait les femmes enceintes. On se levait de bonne heure. De mon côté, j'allais m'entraîner au château. J'avais fini par me trouver une salle glaciale au sol de marbre, décorée de statues mythologiques, non loin du salon de musique où s'exerçait Lucienne Delforge. » On a parlé de la nourriture et du fameux Stammgericht de l'hôtel Lôwen construit pour abriter une trentaine de pensionnaires et qui en recevait cinq fois plus. Comment améliorer son ordinaire? Le marché noir? Difficile. Les Allemands ne voulaient pas d'argent. Ils acceptaient à la rigueur des échanges. L'économie du troc triomphait. Laval donnait ses cartouches de cigarettes contre du jambon et du beurre. Mais d'une façon générale, la pénurie frappait aussi la population allemande. Selon Rebatet, Céline, bien qu'il se nourrît de peu, était hanté par les problèmes du ravitaillement. « H collectionnait par le marché noir les jambons, saucisses, poitrines d'oies fumées. Pour détourner de cette thésaurisation les soupçons, une de ses ruses naïves était de venir de temps à autre dans nos auberges, à P"Altem Fritz", au "Bàren", comme s'il n'eût d'autres ressources, partager la ration officielle, le "Stammgericht", infâme brouet de choux rouges et de rutabagas. Tandis qu'il avalait la pitance consciencieusement, Bébert le "greffier" s'extrayait à demi de la muserte,-promenait un instant sur l'assiette ses narines méfiantes, puis regagnait son gîte, avec une dignité offensée. « - Gaffe Bébert ! disait Ferdinand. Il se laisserait crever plutôt que de toucher à cette saloperie... Ce que ça peut être plus délicat, plus aristocratique que nous, grossiers sacs à merde ! Nous, on s'entonne, on s'entonnera de la vacherie encore plus débectante. Forcément ! « Puis, satisfait de sa manouvre, de nos rires, il s'engageait dans un monologue inouï, la mort, la guerre, les armes, les peuples, les continents, les tyrans, les nègres, les Jaunes, les intestins, le vagin, la cervelle, les Cathares, Pline l'Ancien, Jésus-Christ. La tragédie ambiante pressait son génie comme une vendange. Le cru célinien jaillissait de tous côtés. Nous étions à la source de son art7. » Lucette n'a pas gardé tout à fait les mêmes souvenirs, elle qui revoit encore l'infâme Stammgericht qu'elle montait avec Louis dans leur chambre, en retirant les petits bouts de pommes de terre qu'elle donnait à Bébert, et les ersatz misérables de saucisson que leur permettaient leurs deux cartes d'alimentation. Mais par chance, il y avait cet épicier de la ville qui avait pris le chat en affection. « Il mettait de côté pour lui des rognures, des bouts de saucisson. Quand nous avons quitté Sigmaringen, c'est lui qui voulait le garder... La cuisinière des Bonnard aimait aussi le chat. Quand elle faisait rissoler de la graisse d'oie, elle mettait de côté des graillons que l'on gardait pour notre soupe ou pour les donner à Bébert. Marion, qui dînait au château et venait parfois nous retrouver le soir, volait pour nous, à table, des petits pains. Et les autres anciens ministres s'étonnaient. "Mais où sont donc passés nos petits pains?" Nous étions tous d'une maigreur effrayante, des os ! Je devais peser 40 kilos. Le Vigan, je l'appelais l'épouvantail à moineaux. Ses membres ressemblaient à des bâtons. Mais était-on si obsédé par la nourriture? Je ne le crois pas. On était faible, mais on ne faisait tout de même pas de fixations sur la nourriture ni sur nos aspects physiques. Moi, j'étais habillée en terrassier, des culottes de velours, de gros godillots... » Bien entendu, Céline ne fut jamais employé à une propagande quelconque. Il observait avec une ironie affligée les querelles de palais, les manouvres obliques de Bridoux et de Brinon (qui était du reste avec lui d'une bienveillance, d'une indulgence résolues, sans tenir compte de ses sarcasmes défaitisteS) pour contraindre Pétain à reprendre du service, les rivalités entre Doriot qui jouait à l'homme providentiel au bord du lac de Constance et la Commission gouvernementale de Sigmarmgen, les commérages de la pâtisserie Schôn où Guy Crouzet, Alphonse de Châteaubriant ou Jacques Ménard commentaient les dernières nouvelles, l'actualité de la guerre et leurs espoirs en capilotade. Ce n'était partout que rivalités, commérages et intoxications. À la Deutsches Haus, Lucienne Delforge jouait du Bach ou du Frescobaldi. À l'hôtel Lowen, Corinne Luchaire, qui avait fait d'infructueux essais pour passer en Suisse avec sa fille et sympathisait avec une jeune starlette, Monique Joyce, soupçonnée d'appartenir aux services secrets de la Résistance française, se sentait de plus en plus fiévreuse ; son ami l'officier allemand Gerlach avait dû l'abandonner ; le milicien et ancien champion de natation, Jacques Cartonnet, venait lui rendre visite ; Otto Abetz insistait pour la conduire en sanatorium et l'expédia finalement à Saint-Blasien en pleine Forêt-Noire8. Au château, Laval et les autres « passifs » reçurent à trois reprises Céline et Lucette à dîner, l'occasion pour l'écrivain de tenir des propos de fin du monde et de se voir nommer peut-être un soir, par dérision, gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon. Le château, pour Céline comme pour Rebatet et d'autres intellectuels, c'était surtout l'occasion d'en fréquenter la bibliothèque aux quatre-vingt mille volumes. « Céline y avait choisi une vieille collection de la Revue des Deux Mondes, 1875-1880. Il ne tarissait pas sur la qualité des études qu'il y trouvait: "Ça, c'était du boulot sérieux... fouillé profond, instructif... Du bon style, à la main... Pas de blabla." C'est la seule lecture dont il se soit jamais entretenu devant moi9. » Bébert qui accompagnait parfois sa maîtresse, le matin, et observait un moment ses exercices chorégraphiques, préférait vite explorer les couloirs, les escaliers dérobés, circuler sous les plafonds à caissons recouverts de graphite, observer son reflet dans des miroirs vénitiens et se faufiler derrière des tentures de Gênes. Il était le seul peut-être à ne pas être intimidé par les fantômes des Hohenzollern ou les querelles de préséance entre Bridoux et Gabolde. Le soir, il jouait indéfiniment à sauter d'un lit à l'autre, dans la chambre minable du Lowen ou à se laisser mettre une écharpe autour du cou parce que, en clignant des yeux et pointant ses moustaches, il se mettait à ressembler à Lucien Descaves, pour la plus grande joie de Céline et la complicité de Marion, spectateur de choix. Voilà pour la vie quotidienne, pour l'ordinaire si peu ordinaire. Restait l'actualité, ou l'accidentel. Quelques jours à peine après l'arrivée de Céline, le 6 novembre 1944, se tint à la Deutsches Haus une « Journée d'étude des intellectuels français en Allemagne », à l'initiative de Karl Epting. Brinon, Déat y prirent la parole. Céline y avait été convié en place d'honneur. Au bout d'une demi-heure, il l'avait transformée en pétaudière dont rien ne pouvait plus sortir10. » Ce témoignage de Rebatet nous est confirmé par une lettre de Céline à son avocat Tixier-Vignancour du 23 juin 1949, où il se justifiait des accusations portées contre lui par le commissaire de la République. « J'ai dit à la conférence des Intellectuels tenue à la mairie de Sigmaringen en présence de Déat, Sieburg, Lucienne Delforge, Jamet, Epting (conférences Rive GauchE), etc., etc., conférence tenue en vue de remonter le moral des intellectuels (effroyablement dépriméS), conférence qui se tenait sous le passage permanent des formidables escadres qui allaient détruire Dresde, etc., dans l'écho des canons de l'armée française qui pénétrait déjà en Forêt Noire ! j'ai dit,/'«i hurlé à cette conférence : Je considère tous ces bafouillages propagandistes comme odieux! Je considère que Sigmaringen est une banlieue de Katyn ! Et vous allez bientôt tous faire les frais de cette ignoble connerie ! « Il y avait infiniment plus de risque à tenir de tels propos à Sigmaringen en présence de Baumelburg que dans les micros d'Oxford street ! ho lala11 ! » Huit jours plus tard, ce fut pis encore. Léon Degrelle, le chef des rexistes belges, fraîchement débarqué du front de l'Est dans son bel uniforme S.S. de la Légion wallonne sur lequel brillait sa Croix de fer, était venu parler de l'Europe nouvelle et du redressement de la France. « N'ayez pas peur d'être des vrais Français tout en étant des Européens... L'Europe périra ou elle vivra! » s'écria-t-il. Qui le contredirait aujourd'hui? À un détail près, l'Europe de Degrelle, c'était l'Europe nazie, l'Europe antisémite, l'Europe qui condamnait la « ploutocratie anglo-américaine »... Il ne doutait de rien, Degrelle : « C'est un soldat qui vous parle. Nous rentrerons dans notre pays à Bruxelles et à Paris. Nous serons les premiers à Bruxelles, soyez les premiers à Paris... vive la France ! » Céline n'en pouvait plus de ces rodomontades imbéciles, alors que les armées du Reich refluaient de toute part. Il se leva en pleine séance, il se dirigea vers la sortie en bougonnant à voix très intelligible : « Quel est ce roi des cons qui ne fera même pas un beau pendu avec sa gueule de jean-foutre12?! » Nouvelle crise à Sigmaringen, le 22 novembre, avec l'arrestation par les Allemands du docteur Ménétrel: l'exemple même de ces dérisoires luttes d'influence, querelles de préséance, combinaisons politiques florentines dans un contexte misérable d'abandon et de défaite ! Ménétrel, c'était le confident, l'intime de Pétain, celui que Fernand de Brinon soupçonnait sinon de trahison du moins d'hostilité à l'égard de la Commission gouvernementale. Si Pétain refusait de collaborer, de prêter son nom et son autorité aux agissements de cette Commission, c'était la faute de Ménétrel. D'où l'idée de le dénoncer, de l'éloigner pour affaiblir la résistance morale et nerveuse du maréchal. À sa place, Brinon et Bridoux choisirent un jeune médecin-lieutenant prisonnier dans un oflag des environs, le docteur Schillemans, parfaitement étranger à cette atmosphère lugubrement clownesque de la fin de la collaboration, et qui se retrouva soudain au château, dans l'intimité forcée de ces ex-notables, ministres sans portefeuille, secrétaires d'État sans État, chargés de missions sans autorité sinon celles qu'ils avaient sur leurs propres mirages. Schillemans eut bien entendu l'occasion de rencontrer souvent Céline. Son témoignage nous est particulièrement précieux. « Il [Céline] était grand, maigre, et ses yeux clairs, brillants, très enfoncés dans les orbites, surmontés d'énormes sourcils broussailleux, jetaient des lueurs inquiétantes. Lorsqu'il vous regardait, sa pupille avait une curieuse fixité et ses yeux semblaient ainsi constamment vous poser des questions. Il portait une canadienne délavée qui avait dû être marron jadis et un pantalon bleu foncé tirebouchonnant sur ses jambes maigres. Deux énormes moufles en cuir fourré étaient suspendues à son cou par une ficelle et il tenait de sa main gauche la poignée d'un volumineux sac de voyage dans lequel il avait ménagé quelques trous d'aération. Dans ce sac, je l'appris peu après, il transportait un énorme chat. Voici pour l'accoutrement de ce curieux personnage ; quant au chat, c'était une bête magnifique, que je ne fis qu'apercevoir. Il était presque aussi gros qu'un agneau et semblait, ma foi, très satisfait de se promener dans cet équipage; curieuse bête13... » Tout naturellement, Schillemans se méfiait de la réputation sulfureuse de l'auteur de Bagatelles pour un massacre. D'où sa surprise à l'entendre fulminer contre les Allemands, sans prendre aucune précaution. « Devant le Consul d'Allemagne, il m'avait dit s'occuper médicalement de la Colonie française et de la Milice ; à présent, avec un débit rapide, qu'il n'interrompait même pas pour attendre les réponses, il m'interrogeait sur les raisons qui m'avaient amené à Sigmaringen. Il semblait trouver que c'était là une drôle d'idée de venir ainsi se fourrer dans ce guêpier. D'un style imagé, employant des expressions tout à fait inattendues et d'une cocasserie irrésistible, il me brossa le tableau de la situation militaire telle qu'il la voyait: "J'ai l'impression que ce coup-ci, ils sont stratifiés, cristallisés", me dit-il en parlant des Allemands. "Finis les replis élastiques, le caoutchouc est sclérosé." Et puis, toujours sur le même ton gouailleur, avec son accent de titi parisien contrastant étrangement avec l'éclat fiévreux de ses yeux pâles dont l'énorme pupille vous fixait tragiquement : "Je me demande ce qui va sortir de ce micmac? Qu'en pensez-vous, vous l'homme de l'autre bord?" En posant cette question, il semblait véritablement souhaiter que la guerre se termine le plus rapidement possible et, d'une façon assez curieuse pour un ressortissant de Sigmaringen, par l'effondrement total du Reich. "Maintenant, ils devraient comprendre qu'il y en a assez", disait-il un moment plus tard, "ce n'est pas marrant du tout ; il ne faudrait pas qu'ils fassent durer le plaisir plus longtemps ; les gens que l'on mobilise actuellement pourraient être à la rigueur mes petits-fils. Si, encore comme la vérole, on pouvait passer à côté!..."13 » Un peu plus tard, alors qu'il parlait toujours avec Schillemans, Céline aperçut le S.S. Boemelburg avec son chien. « Céline me dit, mais alors à voix presque basse : "Tenez ! vous avez vu cet homme qui parle avec Mûller, le propriétaire de ce molosse qui rôde autour d'eux?" Effectivement, j'avais remarqué ce grand gaillard qui regardait le Doktor Mûller de haut en bas, et ce superbe boxer, allant et venant comme une bête fauve. Céline reprit à voix encore plus basse, en roulant comique-ment les yeux : "Je ne pourrais vous dire lequel de l'homme ou de la bête est le plus féroce : ils se nourrissent tous deux de chair humaine. Je ne plaisante pas", m'assura-t-il, "ce type-là est le chef de la Gestapo et il donne à manger à sa bête des lambeaux de viande qu'il prélève sur ses victimes." Il me regarda intensément avant d'ajouter: "Méfiez-vous de lui, il est excessivement dangereux; vous, vous n'avez pas l'habitude, méfiez-vous!" « Quel curieux bonhomme que ce Céline ! À mon tour, je me demandais pourquoi il avait participé à cet exode qui l'avait amené ici et, comme nous étions seuls, je lui posais la question. Il est vrai qu'à son sujet, il y avait des tas de choses que j'ignorais et que j'ignore encore, d'ailleurs. En principe, pour se résoudre à cette éventualité, on a toujours quelque raison : en guise de réponse à la question que je venais de formuler, mon interlocuteur se borna à lever les yeux vers le ciel et secoua la tête d'un air accablé. (...) « Céline semblait à présent regretter beaucoup de choses. Je ne pouvais me débarrasser du souvenir de ces grands yeux affamés qu'il avait posés sur moi ; ces yeux qui semblaient appeler au secours, contrastant étrangement avec cette voix gouailleuse, l'humour, et le sens du comique du personnage, tous ces côtés de chansonnier montmartrois. Même encore maintenant, je ressens pour cet homme que je n'ai pour ainsi dire pas connu une bizarre impression de pitié13. » Quelques semaines plus tard, Schillemans décida de quitter Sigmaringen où il n'avait vraiment rien à faire, où il ne pouvait que se compromettre. Il s'ouvrit imprudemment de son intention. Aux yeux de Fernand de Brinon, c'était une trahison, une désertion. On le colla aux arrêts de rigueur, avec une sentinelle devant sa chambre. Céline s'interposa alors pour lui éviter des « emmerde-ments ». Il s'adressa à Brinon. Schillemans put de nouveau retrouver un stalag, loin de Sigmaringen... La guerre se rapprochait inéluctablement de la petite ville du Haut-Danube. Les bombardiers alliés détruisaient Ulm, Stuttgart. Le 23 novembre, à la tête de sa deuxième division blindée, le général Leclerc libéra Strasbourg sous les acclamations d'une foule chavirée de bonheur. À Sigmaringen, on s'amusa beaucoup moins. Luchaire y alla de ses commentaires fielleux à la radio du château. Le soir au dîner, Brinon lui déclara (le fait est rapporté encore par le docteur SchillemanS) : « "Luchaire, je n'ai pas du tout apprécié votre papier sur le général de Hautecloque. C'est un parfait officier et un excellent Français, bien qu'il se soit lancé dans une aventure scabreuse. Je ne vous permets pas d'attenter à son honneur." Puis il ajouta méprisant, pour l'achever: "Surtout vous, Luchaire." Naturellement, cette sortie inattendue jeta un froid et dans la pénombre je vis un sourire amusé s'épanouir sur le visage de Damand : il ne pouvait sentir Luchaire14. » Dans la nuit du 15 au 16 décembre 1944, von Rundstedt lança la fameuse contre-attaque des Ardennes, avec l'appui de 250 000 hommes, 2 000 pièces d'artillerie et 1 000 chars d'assaut. Dernier sursaut, dernier espoir. Les Allemands enfoncèrent dans un premier temps le front des armées américaines, profitant de l'effet de surprise, mais s'arrêtèrent devant Bastogne. À Sigma-ringen, ce fut aussitôt le délire. On ne parlait que des nouvelles armes de la Wehrmacht et de la Luftwaffe, du missile à longue portée Rheinbote ou du Messerschmitt 262 à réaction. On entendit un écrivain lancer à la cantonade: « Mes valises sont faites. Dans huit jours je couche à Paris. » Et dans la France, Luchaire écrivit: « L'offensive allemande étonnera le monde entier15. » Le seul à ne pas s'étonner, à ne se payer ni de mots ni d'illusions, ce fut Céline. Bichelonne était parti se faire opérer, à Hohenlychen, du genou - et le 21 décembre, sa mort fut officiellement annoncée. Il avait succombé, expliqua-t-on, à une embolie pulmonaire au cours de l'intervention chirurgicale qui avait été couronnée de succès, elle, bien entendu. Gabolde, Marion, Guérard et Darnand prirent un train spécial et débarquèrent à Stettin, en Prusse-Orientale, pour assister à ses obsèques, des funérailles grandioses, à la mesure du goût théâtral et pompeux des nazis. On leur projeta même dans l'après-midi le film tourné durant l'opération et que commentait le chirurgien. Céline n'était pas du voyage. Marion dut tout lui raconter au retour. Et, dans D'un château l'autre, il fit de l'enterrement de Bichelonne une description plus véridique, plus grotesquement grandiose que la simple réalité. Il réinventa les lieux, les émotions, les cérémonies, les déplacements en train. Il voyait faux, il voyait juste, il voyait mieux. Il n'avait pas besoin d'apprendre que ses pamphlets avaient été officiellement retirés de la vente, le 5 janvier 1945, sur ordre du ministère de la Guerre, pour savoir que sa vie ne valait plus très cher en France. Le 6 février, Brasillach fut exécuté. Les demandes de grâce formulées par Mauriac, Cocteau et de nombreux intellectuels qui n'étaient pas inféodés au Parti communiste furent inopérantes auprès du général de Gaulle. Céline n'avait pas attendu cette nouvelle pour songer à déguerpir. Sigmaringen pour lui ne pouvait être qu'une étape. Un abri de plus en plus inconfortable au fur et à mesure que l'étau se resserrait, que les armées alliées franchissaient le Rhin, qu'Américains et Français pénétraient en Forêt-Noire... Le 22 janvier 1945, il s'adressa officiellement au consul général de Suisse à Stuttgart : « J'ai l'honneur de solliciter le visa d'admission en Suisse pour moi-même et ma femme. Actuellement réfugié à Sigmaringen, docteur en médecine de la faculté de Paris et invalide de guerre 75 p. 100-Écrivain sous le nom de L.-F. Céline. « Ce nom vous est peut-être connu et il vous explique pourquoi j'ai dû quitter la France où je serais actuellement presque certainement condamné à mort. « Je n'ai pas l'intention de séjourner en Suisse au-delà du temps normal d'apaisement politique, pour une durée d'une année par exemple. « Je possède avec moi des pièces d'or et des bijoux pour une valeur de 12 000 francs suisses environ. Il me serait aisé au surplus, dès mon arrivée en Suisse, d'obtenir d'Espagne le triple de cette somme de la part d'amis auxquels j'ai confié des sommes importantes en or16. » Sa lettre resta sans réponse. Les autorités fédérales helvétiques ne brillèrent pas particulièrement durant ces années de guerre par leur générosité, leur sens de l'hospitalité et de l'asile politique. Combien de Juifs allemands et d'opposants au régime nazi, entrés subrepticement chez eux, furent-ils ramenés à la frontière et promis par conséquent à la mort? Céline, de l'autre bord, n'avait aucune chance. Il s'efforça pourtant de la tenter. Lucette se souvient qu'avec Louis et Bébert, elle s'entraînait à la marche, dans la neige, pour pouvoir peut-être un jour, qui sait ? passer la frontière à pied. L'hôtel Lôwen était à moins de cent mètres de la gare. Ils rôdaient parfois près des quais et épiaient également les trains en partance vers la Suisse, l'occasion à saisir, le marchepied sur lequel sauter. Fuir, c'était toujours l'obsession de Céline. Un jour, ils faillirent réussir. Le train s'ébranlait. Ils venaient d'y bondir. Mais des sentinelles allemandes les aperçurent au dernier moment, les menacèrent. Ils durent redescendre. L'atmosphère devenait de plus en plus étouffante et ubuesque dans la ville. Epting organisa, le 20 janvier, une nouvelle réunion des intellectuels français. Un dîner s'ensuivit auquel assistaient de nombreuses autorités militaires et administratives allemandes. Au menu, un unique plat de poisson et un nombre appréciable de bouteilles de vin rouge. « Céline, qui ne buvait pas une goutte de vin, entama un parallèle opiniâtre entre le sort des "Friquets" qui avaient trouvé le moyen de se faire battre, mais pour bientôt rentrer chez eux, bons citoyens et bons soldats, consciences nettes, ne devant des comptes à personne, ayant accompli leur devoir patriotique, et celui des "collabos" français qui perdaient tout dans ce tour de cons, biens, honneur et vie. Alors, lui, Céline, ne voyait plus ce qui pourrait l'empêcher de proclamer que l'uniforme allemand, il l'avait toujours eu à la caille, et qu'il n'avait tout de même jamais été assez lourd pour se figurer que sous un pareil signe la collaboration ne serait pas un maléfice atroce. Mais les hauts militaires avaient décidé de trouver la plaisanterie excellente, ils s'en égayèrent beaucoup, et Ferdinand fut regrette quand il s'alla coucher17. » Le 22 février, on annonça la mort de Jacques Doriot, mitraillé sur la route, à quelques kilomètres du lac de Constance, abattu par une escadrille de chasseurs alliés, ce qui parut douteux à certains18, ou peut-être par les Allemands eux-mêmes qui finissaient par le trouver encombrant. Le mystère n'a jamais été élucidé. Dresde, depuis une semaine, n'était plus que ruines fumantes. L'Armée rouge progressait. L'armée américaine progressait. Leclerc et ses blindés aussi. Et toujours, pour Céline, cette obsession taraudante : comment fuir? À défaut de la Suisse, gagner l'Italie, l'aérodrome de Merano et de là s'envoler pour l'Espagne, pourquoi pas, mais comment ? Pour le Danemark, il fallait un visa. Céline sollicita Epting, mais ce dernier ne pouvait rien faire pour lui. Le lieutenant Heller, l'ancien responsable de la censure allemande à Paris, avait rendu visite à Céline à Sigmaringen, le 15 février. Déjà suspect de défaitisme, il n'était pas en mesure de l'aider, lui non plus. L'écrivain songea alors à Hennann Bickler, l'ancien chef des Renseignements allemands pour l'Europe occidentale, qu'il rencontrait parfois, à Paris, dans ses bureaux de l'avenue Foch, et dont les services étaient alors repliés en Forêt-Noire. Bickler vint le voir à Sigmaringen fin février. « Partez le plus vite possible, lui dit-il en substance selon le témoignage de Lucette Destouches, l'Allemagne est en train d'éclater, gagnez le Danemark si vous y tenez, je ne sais pas si vos papiers vous seront utiles, il n'y a presque plus de trains, les frontières sont fermées, mais essayez du moins ! » Bickler fit alors tout le nécessaire pour leur faciliter l'obtention des visas, ausweiss, autorisations, etc. Il écrivit au représentant diplomatique du Reich au Danemark (encore occupé) pour permettre à Céline, Lucette (et BéberT) d'y être admis. Il insista auprès de Boemelburg pour que ce dernier renouvelât leurs passeports pour étrangers venus à expiration en décembre et leur procurât les documents administratifs nécessaires pour traverser l'Allemagne... Un certificat fut également délivré à Germinal Chamoin, un ancien de la L.V.F., rapatrié du front pour raisons de santé, replié à Sigmaringen et qui avait assisté sur place Céline comme infirmier. Chamoin était, paraît-il, d'une débrouillardise étonnante. Il n'avait pas son pareil pour trouver des médicaments, des denrées alimentaires et recueillir les derniers potins de la ville, de cette « communauté réduite aux caquets », selon le mot d'Alain Laubreaux. Le 6 mars mourut à Paris Marguerite Destouches. L'écrivain ignora tout à Sigmaringen du décès de sa mère. Aucune nouvelle ne filtrait plus de Paris. Drieu La Rochelle se suicida le 16 mars. Il s'était trompé. Il avait perdu. Il se retirait du jeu. Sans tapage. Avec la dignité de l'intellectuel devant le naufrage de ses illusions. Rien de commun avec Sigmaringen où les rats, furieusement, s'agitaient, se déchiraient, se demandaient comment sauver leur peau, quitter le navire, tout oublier, tout renier et bonsoir!... Qui pouvait soupçonner le suicide de Drieu, là-bas, sur les bords du Danube, où les uns préparaient leur retraite en Suisse, les autres en Espagne, où certains allaient s'enfoncer vers l'Autriche et d'autres vers l'Amérique du Sud? Chacun s'apprêtait à changer d'identité comme on change de veste, comme on troque et on truque sa mémoire. Céline, en marge de cette fébrilité paniquée, n'avait rien à renier ni à oublier. L'amnésie, ce n'était pas son fort. Le 18 mars, il obtint officiellement son visa pour le Danemark. Le 24, à 19 h 30, il prit le train pour le Nord. La veille, il avait confié Bébert à l'épicier qui l'avait pris en affection. Mais le chat ne supporta pas cette prison dorée et nourrissante dans le Bade-Wurtemberg. Le matin de leur départ, il brisa un carreau de l'épicerie, traversa bravement la ville et vint rejoindre ses maîtres au Lowen. Immortel Bébert ! Hop ! dans la gibecière et en route vers le Danemark, d'autres aventures céliniennes ou, si l'on préfère, d'autres catastrophes. Lucien Rebatet les vit s'éloigner: « À la nuit tombée, nous nous retrouvâmes sur le quai de la gare. Il y avait là ma femme, Abel Bonnard, Paul Manon, Jacquot, La Vigue, réconcilié après sa douzième brouille de l'hiver avec Ferdine, deux ou trois autres intimes. Le ménage Destouches, Lucette toujours impeccable, sereine, entendue, emportait à bras quelque deux cents kilos de bagages, le reliquat sans doute des fameuses malles, cousus dans des sacs de matelots et accrochés à des perches, un véritable équipage pour la brousse de la Bambola-Bramagance. Un lascar, vaguement infirmier, les accompagnait jusqu'à la frontière, pour aider aux transbordements, qui s'annonçaient comme une rude épopée, à travers cette Allemagne en miettes et en feu. Céline, Bébert sur le nombril, rayonnait et même un peu trop. Finis les "bombing", l'attente résignée de la fifaille au fond de la souricière. Nous ne pèserions pas lourd dans son souvenir. Le train vint à quai, un de ces misérables trains de l'agonie allemande, avec sa locomotive chauffée au bois. On s'embrassa longuement, on hissa laborieusement le barda. Ferdinand dépliait, agitait une dernière fois son incroyable passeport. Le convoi s'ébranla, tel un tortillard de Dubout. Nous autres, nous restions, le cour séné, dans l'infernale chaudière. Mais point de jalousie. Si nous devions y passer, du moins le meilleur, le plus grand de nous tous en réchapperait19. » |
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Louis-Ferdinand Destouches (1894 - 1961) |
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