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La guerre toujours recommencée


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Le compte à rebours était commencé. Céline avait hurlé ce qu'il avait à dire avec la folie inquiétante, la violence et la peur qui l'animaient dans la solitude blessée de ses délires. Il n'avait plus désormais qu'à se taire et à reprendre son souffle. Il n'avait plus qu'à se mettre à l'écart. Il ne militerait plus. Il ne publierait plus. De toute façon il ne s'enrôlerait jamais dans un parti ou un autre. Sa philosophie pouvait se résumer en une formule, celle du philosophe présocratique Bias de Priène: « La majorité des hommes est méchante. » Dès lors, tout était dit, tout pouvait s'écrouler : la confiance dans le progrès, le christianisme, le marxisme, l'espoir, l'engagement politique, la démocratie, etc. Après les cris, le silence. Le compte à rebours de la guerre était commencé. Il ne pouvait qu'y assister, seul et désolé.

Un témoin rapporta la présence de Céline à une réunion publique tenue par Darquier de Pellepoix le 2 décembre 1938 au 8 rue Laugier, dans un gymnase proche des bureaux du Rassemblement antijuif de France. « Il s'est assis, anonyme, parmi la foule. Sa timidité ou sa modestie s'effarouche des hommages publics. Nous avons, comme il nous l'a demandé, respecté son anonymat34. »

Après la réunion, Céline accompagna certains de ses animateurs au café voisin. Au dynamisme exalté de Darquier de Pellepoix, futur commissaire général aux Questions juives du gouvernement de Vichy, répondit le désabu-sement désespéré de l'écrivain. La patrie était foutue, répéta-t-il en monologuant. Non, il n'avait plus rien à dire, il n'avait plus qu'à attendre, tel un expert en décomposition. Darquier s'indigna d'un tel défaitisme, tant pis!

Au début de l'année 1939, Céline apprit la mort du mari de Cillie, au camp de concentration de Dachau. Le 21 février, il lui écrivit cette lettre étonnante :

« Chère Cillie,

« Voilà des nouvelles atroces ! Enfin vous voici bien loin de l'autre côté du monde. Avez-vous pu emporter un peu d'argent? Vous allez évidemment refaire votre vie là-bas. Comment allez-vous travailler? Au moment où vous recevrez cette lettre où en sera l'Europe ? Nous vivons sur un volcan.

« De mon côté mes petits drames ne sont rien comparés aux vôtres (pour le momenT) mais cependant la tragédie est là...

« A la suite de mon attitude antisémitique j'ai perdu tous mes emplois (Clichy, etc.) et je passe au Tribunal le 8 mars. Vous voyez que les juifs aussi persécutent35... »



Céline l'irresponsable, Céline le paranoïaque, dira-t-on. Non, il ne plaisantait pas, il ne faisait pas preuve d'un humour macabre, il était sincère, absolument. Les Juifs aussi le persécutaient, pensait-il. Il se sentait l'âme d'un traqué. Et c'est un peu pour cette raison, parce qu'il se persuadait qu'une hostilité encore plus ou moins larvée pouvait d'un jour à l'autre exploser contre lui, dans les prémices de la guerre, qu'il quitta la rue Lepic et vint s'établir pour un temps avec Lucette chez sa mère, dans le petit appartement sans confort, sans salle de bains, du 11 rue Marsollier, à quelques mètres du Passage Choiseul, à partir du 10 juin 1939.

Après sa lettre du 21 février, Cillie cessa de le voir et de correspondre avec lui. On s'en étonnera à peine. Le procès du 8 mars auquel Céline fait allusion dans cette dernière lettre pour justifier la « persécution » dont il était lui aussi l'objet, faisait suite à une plainte déposée par le docteur Rouquès après la publication de l'École des cadavres. Déjà, début janvier, le journaliste de gauche Léon Treich s'était senti attaqué par Céline qui le traitait à tort de juif; il s'adressa à lui par voie d'huissier et Céline fit rédiger l'erratum demandé, ce qui coupa court au procès. Rien de tel avec Rouquès qui se jugeait diffamé pour les mêmes raisons. En page 302 de l'École des cadavres, Céline, citant un article publié par l'Humanité du 5 novembre 1938 qui décrivait l'inauguration du dispensaire du Syndicat des métaux de la région parisienne en présence des docteurs Kalmanovitch, Oppman, Rouquès, Lecain, Bli, etc., avait glissé entre parenthèses la mention « tous juifs », ce qui n'était donc pas le cas de Rouquès. L'avocat de Céline, André Saudemont (qui sera traduit devant une cour de justice à la Libération, déclaré coupable d'indignité nationale et radié du barreau de Paris, à la suite de reportages radiophoniques qu'il fit durant l'OccupatioN), fit remarquer que traiter un Aryen de Juif était une erreur, non une injure, à moins de devenir à son tour raciste. L'astuce était un peu grosse. Car Céline assimilait bel et bien les Juifs avec le Mal, avec mille sortes d'épithètes injurieuses, insultantes, et dès lors ce qualificatif devenait sans doute possible diffamatoire. La 12e chambre du tribunal correctionnel rendit son jugement le 21 juin. Céline et Denoël furent condamnés chacun à 200 francs d'amende. Rouquès avait demandé 50 000 francs de dommages et intérêts. Le tribunal lui en accorda 2 000 et ordonna la suppression du passage incriminé sous astreinte de 200 francs par jour de retard.

Céline le persécuté ! Le voilà, il tenait son rôle. Dans cet avant-guerre qui se saturait de tragique, il se mettait à vivre tragiquement, il voyait le monde s'abîmer dans l'horreur, il se contemplait, lui, et il ne voyait rien entre les deux. Tout devenait flou en somme entre le plan général et le gros plan intime. Céline vivait, somnambule, au centre d'un cauchemar.

Le 21 avril 1939, le garde des Sceaux Marchandeau promulgua un décret-loi dit « loi sur les habitants », qui s'appliquait à la presse et avait pour objet de protéger les minorités raciales. En clair, il s'agissait de mettre un frein à la frénésie antisémite qui agitait les feuilles d'extrême droite. Quelques jours plus tard, le 10 mai, Céline et Robert Denoël décidèrent de retirer de la vente Bagatelles et l'École des cadavres, bien que le décret Marchandeau ne les visât pas directement.

Ce retrait ne fut pas du goût de Je suis partout. Sous le prudent pseudonyme de Midas, ce journal publia le 26 mai un entrefilet résumé en une phrase : « Ferdinand, tu te dégonfles. » Céline l'attribua à Robert Brasillach et, le 2 juin, lui répondit violemment. C'est Brasillach qui se dégonfla et ne publia pas sa lettre, où l'auteur du Voyage dénonçait sa « petite lâche saloperie ». D'une nouvelle lettre de Céline à la fin du mois, Je suis partout ne publia le 30 juin que quatre lignes télégraphiques. Céline lui avait écrit : « Vous ergotez Brasillach, je ne vous traite pas de lope, ni de salope moi, si j'avais envie de le faire, je ne choisirais pas un prétexte. J'irais vous le dire en homme et en face. (...) Je vous ai dit que nous avions déjà 2 procès. Faut-il que nous en prenions 36 pour vous faire jouir, fillette36? »

Mais tout cela, c'étaient des péripéties. L'Histoire, elle, avançait. Et les derniers mois, les derniers jours, les dernières heures heureuses glissaient, filaient, s'enfuyaient au gré des coups de semonce de l'actualité. La paix ne tenait qu'à un fil. La paix ne tenait presque plus.

Les Juifs quittaient l'Allemagne en hâte, eux qui n'y avaient plus désormais aucun droit sinon celui d'être persécutés, déportés, en attendant pire. Le 26 janvier 1939, les troupes nationalistes espagnoles avaient pénétré à Barcelone. Quelques jours plus tard Madrid tombait, et Londres et Paris s'empressaient de reconnaître le gouvernement du général Franco. Premier ambassadeur de France en Espagne : Pétain. Entre militaires, on pouvait se comprendre. Ils se comprirent. Le 15 mars, les nazis étaient à Prague. La Tchécoslovaquie se trouvait cette fois définitivement démembrée. L'Angleterre et la France faisaient ceux qui n'avaient rien vu. Le 7 avril, l'Italie à son tour envahissait l'Albanie et s'empressait de rassurer la Grèce : non, elle n'avait aucune visée sur son territoire, du moins pour l'instant. Le 22 mai, Mussolini et Hitler signaient un pacte d'assistance mutuelle à Berlin, ils commençaient à très bien s'entendre.

La France de Daladier, elle, n'entendait rien. Paris faisait un triomphe, le 27 avril, à la première à'Ondine au théâtre de l'Athénée. Les miroitantes fantasmagories de Giraudoux suffisaient à son bonheur. Renoir, dans la Règle du jeu, son chef-d'ouvre, avait beau dénoncer en cette même année une bourgeoisie frivole et exténuée, isolée dans ses privilèges, égoïste, stupide et repue, insouciante, inconsciente de l'Apocalypse, Renoir plaidait dans le désert, nul ne voulait l'entendre. « Faut-il mourir pour Dantzig? » se demandait Marcel Déat dans un article fameux de l'Ouvre, le 4 mai. Les Français n'avaient pas envie de mourir pour les Polonais, non, ni pour personne. Les Français avaient peur. Us se distrayaient. Ou ils attendaient. Passivement.

Comme les années précédentes, Lucette et Louis partirent en juillet 39 pour Saint-Malo. Evelyne Pollet qui avait subi une intervention chirurgicale en décembre 38 se reposait depuis plusieurs mois dans le midi de la France. Céline lui proposa de passer le voir en Bretagne et lui retint une chambre d'hôtel à Dinard. Cette proposition était aussi généreuse qu'inconséquente. Possessive, passionnée, Evelyne Pollet ne pouvait qu'être jalouse de la présence de Lucette à ses côtés. Déjà, l'année précédente, Céline s'était fait accompagner de Lucette pour un bref séjour à Anvers, et tous les deux avaient été lui rendre visite. Evelyne Pollet, du coup, n'avait pas voulu quitter sa chambre. Et tandis que Lucette et le mari d'Evelyne Pollet restaient à échanger des banalités au salon, Louis seul était monté voir Evelyne qui avait voulu lui témoigner l'ardeur non platonique de ses sentiments... Mais en ce début de juillet à Saint-Malo, elle dut bien se rendre à l'évidence: Lucette partageait la même chambre que l'écrivain. Scandale, hurlements, désespoir. Le soir même, Evelyne Pollet tenta de s'empoisonner avec une dose excessive de digitaline, un médicament cardio-tonique. Suicide réel ou simulé ? Louis ne supporta pas l'excès théâtral de cette situation grotesque. D la calma et, dès le lendemain, la remit dans le train pour Paris et bonsoir !

L'été commençait donc mal à Saint-Malo. Céline n'avait guère le cour à poursuivre la rédaction de Casse-Pipe. Que faire? Lire les journaux? Le 5 juillet, le Canard enchaîné évoquait l'expulsion de l'ambassadeur d'Allemagne Otto Abetz et les affaires d'espionnage qui justifiaient cette mesure. Il n'était pas question de Céline dans cet article, mais il se sentit tout de même visé et adressa le 12 juillet une lettre à l'hebdomadaire. Lucien Sampaix, lui, accusa presque nommément Céline dans l'Humanité des 9 et 10 juillet de collusion avec les ligues antijuives de Darquier de Pellepoix. Céline répondit au journal. On ne publia pas sa réponse. Quelques jours plus tard, s'inspirant d'un projet de loi déposé par un certain sénateur Pernot et un président d'association nommé Boverat contre la pornographie et en faveur de la natalité, l'hebdomadaire le Merle (ex-Merle blanC) publia un article persifleur où Céline était qualifié au passage de « monstre de génie ». L'écrivain s'adressa à l'hebdomadaire le 14 juillet, histoire de diagnostiquer une nouvelle fois la décadence de son pays : « La France bande peu en vérité, elle est chiche et prudente de sperme comme du reste, mais elle boit sec effroyablement. Péguchet va-t-il s'attaquer aux débits, nos rois innombrables? Point si brave, le cafard ! Sus à l'écrivain ! Que risque-t-il ? Rien37 ! »

Les 21 et 22 juillet, Je suis partout publia partiellement la lettre de Céline à l'Humanité, réponse qui parut également dans le Droit de vivre, le journal de la L.I.C.A. (Ligue internationale contre l'antisémitismE) présidée alors par Bernard Lecache.

Ainsi Céline passa-t-il ses jours, près de Lucette, à lire, à correspondre, à attendre, à flâner, à craindre le pire dans cette ville de corsaires, pour ce qu'il savait être le dernier été de la paix.

Le gouvernement français aurait bien voulu négocier avec Staline et conclure avec lui une alliance militaire contre Hitler. Des experts franco-britanniques étaient même partis en août à Moscou pour en discuter les modalités. Mais ce fut le coup de tonnerre, le 23 août, du pacte germano-soviétique. Hitler et Staline se comprenaient. La France ne comprenait plus. La Pologne ne comprenait que trop bien. Elle ferait les frais de l'opération. Aux actualités cinématographiques, sur tous les écrans de France, de Douai à Villefranche-de-Rouergue, de Menton à La Rochelle, on voyait l'image lumineuse et sautillante d'un Staline plus moustachu et hilare que nature porter un toast à la santé du chancelier allemand. Difficile à digérer pour le Parti communiste français que Daladier mettait illico hors la loi. Mais les communistes ont parfois l'estomac solide. Les députés communistes avaient beau être frappés de déchéance parlementaire s'ils acceptaient le pacte, de nombreux militants l'approuvèrent puisqu'ils n'avaient pas le choix. On verra même Maurice Thorez, futur ministre de la République, déserter le 4 octobre de son 3e régiment du Génie où il avait été mobilisé le 3 septembre 1939. Les voies de la dialectique sont parfois impénétrables.

Le 1er septembre, l'armée allemande envahit la Pologne. Comme prévu. Les Polonais avaient bien pressenti que toute négociation aurait été inutile. La France et l'Angleterre venaient de mobiliser leurs troupes. Le 3 septembre, les deux alliées déclaraient la guerre à l'Allemagne, elles prenaient les devants.

Céline rentra à Paris. Un jeune appelé sous les drapeaux, Pierre Ordioni, rencontra par hasard l'écrivain boulevard Saint-Germain. Un ami commun les avait présentés. Ils conversèrent un long moment sur le trottoir puis dans un bistrot.

La guerre était là. Tout recommençait, un autre cauchemar, d'autres absurdités, et c'est comme si le passé de Céline lui revenait en mémoire, lui sautait à la gorge, la Grande Guerre, le maréchal des logis Destouches, les pelotons au galop. Aujourd'hui que restait-il? Les soldats étaient syndiqués, personne n'était prêt à obéir ni à résister et à tenir le choc du premier quart d'heure, le quart d'heure décisif, on se bousculait gare de Lyon bien davantage que gare de l'Est. Voilà ce que constatait Céline.

« Je le regardais en biais, écrira Pierre Ordioni. La fatigue avait creusé son visage sur lequel errait je ne sais quoi de mélancolique et d'amer. Je ne pouvais plus l'imaginer qu'en butte aux persécutions des médiocres et des imbéciles. (...)

« - Serez-vous monté ? me demanda-t-il enfin.

« - Oui. Les officiers-adjoints de bataillon "touchent" un cheval. Je suis d'ailleurs assez bon cavalier. Fils d'un colonel...

« Il eut un imperceptible sourire.

« - Alors, un dernier conseil : surtout... pas de bottes ! Des houseaux ! De bons vieux houseaux réglementaires, de troupe, pris avant de partir au magasin. Avec rabat sur la chaussure. Hein I Attention aux pieds. On se tanne vite les fesses, mais, avec des bottes, dix bornes, et on blesse aux pieds. Car il n'y a pas à se pousser du col : la guerre ? Ça finit toujours dans l'infanterie. Souvenez-vous : des houseaux38 ! »

Comme si Céline voyait déjà la débâcle, la grande course à pied de la France et de son armée jusqu'à Biarritz ou Carcassonne.



La débâcle



La France s'installa dans la drôle de guerre.

Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried. » Ce refrain, on le répétait inconsidérément à la T.S.F., avec la bravoure digestive des fins de banquets. A dire vrai, l'armée française n'avait aucune envie de changer de blanchisserie. Elle préférait adopter une position défensive. Une attaque un peu hâtive, début octobre dans la Sarre, avait abouti à une retraite piteuse et à la perte de Forbach. Le mot d'ordre n'était pas encore: courage, fuyons! C'était déjà: courage, attendons! Les nazis ne badinaient pas avec leurs Panzerdivisionen, et la Pologne en avait fait les frais. Autant passer l'hiver au chaud, dans les casemates de la ligne Maginot. Et si à la drôle de guerre succédait une euphorique paix? On voulait croire encore au miracle. Entre deux couplets.

Céline n'était pas mobilisable. Le 9 novembre 1939, la commission de réforme confirma son taux d'invalidité à 70%. Peu soucieux d'écrire, préoccupé de retrouver un métier, il eut, début septembre, l'idée saugrenue d'ouvrir un cabinet médical à Saint-Germain-en-Laye. Depuis Clichy et l'année 1928, il avait cessé d'exercer auprès d'une clientèle privée, à l'exception des remplacements provisoires de tel ou tel confrère. Cette nouvelle tentative ne fut pas des plus heureuse. Il s'installa en location dans une charmante petite maison au 15, rue de Bellevue, l'une de ces impasses provinciales à l'écart des magasins, des rumeurs du centre ville, où rien ne filtre, où rien ne bouge, où la vie semble somnoler, léthargique, dans la quiétude paisible de l'ennui. Qui diable aurait eu envie d'aller rue de Bellevue pour se faire ausculter par un médecin inconnu de quarante-cinq ans aux allures pour le moins bohèmes, qui avait fait imprimer à la hâte des cartes de visite aux références patriotiques de saison : « Dr Louis F. Destouches / Lauréat de la Faculté de Médecine de Paris / Réformé, Médaille militaire / Médecine générale / Consultation tous les jours de 1 à 3 h»?

« Sa mère, raconte Lucette Destouches, était venue m'aider à distribuer les cartes de visite. Nous n'étions pas toujours bien reçus. J'avais accroché des petits rideaux aux fenêtres. On avait mis une table, des chaises, dans la pièce qui devait faire office de cabinet de consultation. On se serait cru au théâtre. On avait fait installer aussi le téléphone. Nous, nous vivions dans la cuisine, parce qu'il faisait froid, avec deux matelas par terre. En regardant la maison de l'extérieur, on pouvait croire qu'elle était inhabitée. Ça ne faisait pas sérieux. Je me souviens d'un noyer magnifique dans le jardinet, et je mangeais des noix qui me rendaient malade. En trois semaines, il dut y avoir un seul appel téléphonique. On ne vit jamais un client. Louis aimait Saint-Germain et ses terrasses, n aurait voulu que j'y donne des leçons au Conservatoire local. Pourquoi pas? Mais d'abord il aurait fallu prendre pied dans la ville. Louis était très impatient. Il aurait attendu un an, peut-être son cabinet aurait-il donné quelque chose mais après un mois d'attente vaine il a voulu partir. Louis était toujours ainsi. Il faisait des rêves et quand son rêve était fini, il laissait tomber et passait à autre chose. La veille de sa mort, il me disait encore : "On quitte tout et on s'en va à la mer, toi qui aimes la mer." Il était comme ça, et moi j'étais prête à le suivre. » Le couple regagna en octobre la rue Marsollier.

La guerre se poursuivait, s'éternisait dans son prélude. L'hiver 1939-1940 fut d'une rigueur extrême. Céline s'ennuyait. Lui qui s'était époumoné à crier un an plus tôt dans l'École des cadavres : vive Hitler ! vive la paix et l'alliance franco-allemande ! se sentit repris de cette fièvre patriotique qui ne l'avait du reste jamais abandonné. En lui demeurait un côté ancien combattant. Rien à faire, l'Allemand restait l'ennemi héréditaire, il le savait depuis son enfance, depuis toujours. Drôle de guerre ou pas, les dés étaient jetés, la patrie en danger. D voulut servir, d'une manière ou d'une autre, à défaut de pouvoir s'engager dans les forces actives.

Le 11 décembre, il trouva un emploi de médecin maritime auprès de la compagnie de navigation Paquet. Et le 15, il embarqua à Marseille sur un paquebot réquisitionné pour le transport de troupes, le Chella, qui était affecté à la ligne Marseille-Casablanca. Il fit ainsi deux aller et retour jusqu'à l'accident du 5 janvier...

En son absence, Lucette continuait de loger rue Marsollier. Elle venait de décrocher un engagement au restaurant Ledoyen, sur les Champs-Elysées, un numéro de danse qu'elle donnait durant le dîner. Vers deux heures du matin, Mme Destouches venait la chercher dans sa loge. Louis, jaloux, lui avait-il demandé de veiller sur les faits et gestes de Lucette? De riches clients la prenaient pour sa propre mère et lui offraient des fleurs pour se concilier ses bonnes grâces. La vieille dame très digne, plus « bonne sour » que jamais, n'y comprenait rien.

Louis n'avait contracté avec la compagnie Paquet qu'un engagement intérimaire, avec un salaire des plus médiocre. Dans la nuit du 5 au 6 janvier, au large de Gibraltar, vers vingt-deux heures, le Chella éperonna un aviso britannique, le Kingston Cornelian, affecté à la chasse aux sous-marins et qui naviguait tous feux éteints. Le choc fut d'une violence inouïe. En quelques minutes, le navire de guerre britannique, chargé d'explosifs, s'embrasa et coula. Endommagé à la proue, le Chella put gagner Gibraltar où il fut calfaté sommairement. Il rallia ensuite, par ses propres moyens, en longeant les côtes à allure réduite, Marseille le 23 janvier.

Sans la vingtaine de morts de l'aviso britannique, l'accident aurait pris des allures grotesques, cocassement céliniennes et franchement dérisoires. Imaginez simplement un navire militaire coulé par un navire civil et les Anglais sous l'eau à quelques encablures de Gibraltar par la faute directe de leurs alliés les Français ! On s'étonne que Céline n'ait jamais songé à exploiter cet épisode dans ses ouvres, à l'exception d'une fugitive allusion dans les Entretiens familiers avec le professeur Y. Ce qui ne l'empêcha pas d'écrire, depuis Gibraltar le 9 janvier à son vieil ami le docteur Camus :

« Vaillance et discipline, et toujours le premier. Ainsi je voguais fort estimé sur les mers traîtresses quand mon paquebot éventra l'autre nuit, en pleine vitesse, un torpilleur anglais qui fit une de ces explosions qui comptent dans la vie et la mort d'un navire, se coula corps et biens en moins d'une minute.

« Nous fûmes fort arrangés nous-mêmes et en détresse toute la nuit. Inutile de te dire encore que ton ami tout au cours de cette nuit fort tragique, entre morts, noyades, et blessés sut faire honneur à ceux qui lui apprirent le métier des armes et de manouvre et la vaillance, et discipline. A ce point que je me demande si mes talents ne seront honorés, en haut heu. Enfin nous amarrâmes de justesse à ce port, à la détresse. Nous rallierons Marseille plus tard, après raccommodage sommaire... et puis l'on désarmera. Où irai-je? Ah ! le destin se montre féroce en ces jours courants. J'espère que vu ma vaillance et ma discipline, on me découvrira une autre nouvelle planque où je finirai bien par gagner la timbale des bonnes vies bien mouvementées. De toi à moi, jamais je ne me suis tant amusé39. »

Que le mot d'amusement ne choque pas ! Il faut le prendre au sens le plus fort qui soit. Médecin sur un bateau qui, pour son dernier voyage, avait été enfin muni de canons, Céline voyait là comme la réalisation d'un vieux rêve- on allait dire d'un vieux rêve familial puisqu'il était déjà celui de son père. Non, il n'était plus un simple passager embarqué ! Médecin de bord, à peu de chose près médecin militaire, il naviguait, il bravait les dangers, les tempêtes, les sous-marins de la Kriegsmarine... Le cuirassé allemand Graf von Spee venait de se saborder dans la baie de Montevideo après avoir été poursuivi sans relâche par des croiseurs anglais et néo-zélandais. Les journaux en faisaient alors leurs gros titres. Bien sûr, le Chella, c'était autre chose. Cela avait fini dans la farce. Mais une farce sanglante tout de même. On avait frôlé la grande aventure. Céline le Breton, le corsaire ou Malouin d'adoption, s'y retrouvait.

A Marseille, le Chella fut d'abord désarmé avant d'être mis en cale sèche pour réparations, au mois de mars. Mais la compagnie Paquet n'avait pas attendu aussi longtemps pour mettre fin au contrat de Céline. Dès la fin janvier, elle le libéra. Elle n'avait aucun autre poste à lui proposer. Louis avait espéré pourtant un nouvel engagement.

« A Gibraltar bon séjour et puis retour dans la tempête avec ce rafiot rafistolé-la côte d'Espagne en rampant contre les rocs !-Et puis à l'arrivée l'éternelle question : suis-je viré? non! il semble... la raison - "que j'ai fait mon devoir et plus que mon devoir" dit le rapport de mer-mais si on répare trop longtemps... on oublie l'héroïsme - les cordons de sonnettes demeurent... jamais fatigués, eux40. »

En février, Louis retrouva donc Paris, Lucette et la rue Marsollier. En mars, il accepta une vacation quotidienne de médecine générale au dispensaire de Sartrouville où il remplaça le médecin-chef qui avait été mobilisé...

Sartrouville, il n'échappait décidément pas aux banlieues nord-ouest de Paris, après Clichy, avant Bezons ; Sartrouville, commune maussade dans une grande boucle de la Semé, entre Houilles et Argenteuil, juste avant de franchir la Seine pour Maisons-Laffitte l'aristocrate, la résidentielle.



La guerre se poursuivait sur tous les fronts. La Russie stalinienne avait courageusement attaqué la Finlande qui résistait pied à pied, avant de céder et de négocier la paix, en avril. Daladier donna sa démission le 22 mars. Paul Reynaud qui lui succéda au gouvernement de la République, décida de brusquer les opérations militaires. Des troupes franco-britanniques occupèrent le port de Narvik, dans le nord de la Norvège, en avril. La « route du fer » était coupée entre la Suède et l'Allemagne hitlérienne qui avait entre-temps occupé le Danemark et une partie de la Norvège... Mais tout cela, ce n'était rien. Juste les préliminaires de la grande offensive que les Allemands déclenchèrent à l'ouest, le 10 mai, avec leurs 105 divisions appuyées par les Panzer revenus en hâte de Pologne. Ce fut alors, selon l'expression de Benoist-Méchin, historien de ces combats, le début des « soixante jours qui ébranlèrent l'Occident ». Que se passa-t-il? Tout alla trop vite. Tout se lézarda. La France était sans doute en état de décomposition avancée et elle ne le savait pas. Les communistes n'avaient pas le feu sacré, c'est un euphémisme. De toute façon, la lutte anticommuniste empêchait toute mobilisation du type « Union sacrée ». L'extrême droite, elle, jugeait la guerre inutile. C'est le Front populaire qu'elle n'avait toujours pas accepté. A quoi bon se battre contre Hitler? Elle ne jubilait que dans les catastrophes, elle attendait, on n'ose pas dire elle espérait, la défaite pour se donner raison. Elle n'est jamais aussi vivace et aussi arrogante, la droite, que dans les catastrophes, les décadences qu'elle prophétise avec gourmandise, ou que dans les décombres, pour citer à dessein ce mot qui allait faire la fortune (et le titrE) du pamphlet de Lucien Rebatet en 1942. La majorité des Français, par ailleurs, voyait mal la nécessité de doubler la mise à la grande roulette des massacres en uniforme, depuis la Grande Guerre il y avait de cela vingt ans, des poussières et des cendres. Partir la fleur au fusil ? Très bien, mais vers l'arrière ! De toute façon, la fleur était fanée. Autant la jeter tout de suite-avec le fusil ! Staline n'était pas stupide, il s'était arrangé avec Hitler, du moins le croyait-il. La guerre, c'était pour les autres, sur le front ouest. On aurait dû faire comme lui. Trop tard!

1 500 chars commandés par Guderian empruntèrent la route étroite et sinueuse des Ardennes. On ne les attendait pas là mais du côté de la Belgique et la Hollande. Le front vola en éclats. Les Allemands franchirent la Meuse. Leur infanterie suivait les chars. La Luftwaffe affolait les colonnes alliées, les Stuka piquaient, mitraillaient, bombardaient et tournoyaient dans un ciel vide, car les Spitfire et les Hurricane se réservaient pour l'essentiel : la bataille d'Angleterre bien entendu.

La suite est connue. Gamelin fut limogé et Weygand nommé généralissime le 19 mai. A Dunkerque, la poche se referma sur les troupes alliées. Les Anglais rembarquèrent d'abord les rescapés (270 000 hommeS) de leur armée et ensuite les soldats français qui, sous un déluge de feu, les pilonnages de l'artillerie allemande, les attaques de l'aviation, etc., le leur demandèrent avec insistance. Les Panzer poursuivaient pendant ce temps leur marche vers le sud. Le 8 juin, ils étaient sur la Seine. Le 10 juin, le gouvernement français se replia sur Tours en attendant Bordeaux. Avec une belle intrépidité, le Duce au nom de l'Italie déclara ce même jour la guerre à la France. Avait-il médité cette robuste boutade attribuée à Charles Maurras : « On dit : il ne faut pas frapper un ennemi quand il est à terre ; bon, mais alors, quand? »

Ce fut l'exode, ce fut la débâcle, ce furent les soldats en déroute, les sous-officiers en cavalcade et les officiers on ne sait où, les populations prises de panique, vers le sud, toujours vers le sud, Biarritz, Béziers, les routes engorgées, les attaques de l'aviation nazie, le sifflement des Stuka en piqué, les voitures, les charrettes, les matelas entassés, les hurlements. Tout était bon, les corbillards, les bennes à ordures, les camions et les triporteurs pour charger son barda, l'armoire normande et la pendule jurassienne, et tenter de franchir la Loire. Les soldats jetaient leurs armes dans les fossés, les bourgeois consciencieux faisaient piquer leurs chiens avant de s'embarquer avec leurs toiles de maître. L'essence manquait. L'essence s'envolait au marché noir. Des tanks, des voitures blindées gisaient sur les bas-côtés des routes ou à l'abri des sous-bois. On dormait sur les chemins, dans les granges. On ne dormait pas. On vivait un mauvais rêve. Allait-on se réveiller un jour?



« Des bicyclettes étaient fichées entre les garde-boue. Des enfants de douze ans étaient partis agrippés aux portières de petites neuf-chevaux au fond desquelles s'emmêlaient dix paires de jambes et de bras. Certains avaient arrimé des lits-cages à leur malle arrière. Des voitures de deux cent mille francs portaient sur leurs toits, enveloppés dans des draps sales, deux ou trois des célèbres matelas de juin Quarante, disparaissaient sous des paquets d'on ne savait quoi ficelés dans des journaux et de vieilles serviettes-éponges, pendant le long des garde-boue. Des ouvrières s'étaient mises en route à pied, nu-tête, en chaussons ou en talons Louis XV, poussant deux marmots devant elles dans une voiture de nourrice, un troisième pendu à leurs jupes. Des cyclistes étaient parvenus jusque-là on ne savait comment, traînant sur leurs vélos et leurs échines la charge d'un chameau de caravane. Des gens avaient emporté un peignoir de bain, un aspirateur, un pot de géranium, des pincettes, un baromètre, un porte-parapluie, dans l'affolement d'un réveil de cauchemar, une empilade éperdue, le pillage forcené d'un logis par ses propres habitants41. » Et Céline? Le 10 juin, le maire de Sartrouville décida l'évacuation d'une partie de la population. La pompe à incendie, les archives, les vivres, tout devait se rendre initialement à Pressigny-les-Pins, au sud de Montargis, sur la route de Giens. Céline se retrouva en charge de l'ambulance municipale. Il enfila une blouse blanche avec brassard à croix rouge. Lucette fit de même. Un chauffeur prit place aux commandes. Ils convoyèrent une vieille femme de Sartrouville et deux nouveau-nés.

« Moi j'ai fait la retraite comme bien d'autres, j'ai pourchassé l'Armée Française de Bezons jusqu'à La Rochelle, j'ai jamais pu la rattraper. Ce fut une course à l'échalote comme on en a pas vu souvent. Je suis parti de Courbevoie au poil, le 13 au matin. Je voulais tout voir ! Cinquième colonne ! Vous m'entendez ! Pris entre deux feux ! Entre les feux et les derrières pour être plus exact ! Je sais pas comment disent les décrets dans des cas semblables. Je suis parti avec des petites filles, je raconterai tout ça bien plus tard, à tête reposée, des "moins de dix jours" et leur grand-mère, dans une toute petite ambulance. J'ai bien protégé leur jeunesse au pire des plus affreux périls. (On dira tout ça sur ma tombe.) Croyez-moi si vous voulez, on pouvait pas aller plus vite, on a bien fait tout ce qu'on a pu, pour rattraper l'Armée Française, des routes et des routes, des zigs zags, des traites en bolide, toujours elle nous a fait du poivre, jamais elle s'est fait rattraper l'Armée Française. Y avait du vertige dans ses roues. Oh ! la retraite à moteur ! Oh ! la prudence priorisée ! Oh ! les gendarmes redevenus hommes ! à la grelottine sauve-qui-peut ! J'ai vu des tanks de 40 tonnes bousculer nos orphelins, nous bazarder dans les colzas pour foncer plus vite au couvert, la foire au cul, orageante ferraille à panique. Charge aux pantoufles ! La tripotée 71 suivie de 40 ans de honte fut un fait d'armes munificent à côté de la dernière voltige. C'est pas des choses qui s'inventent. C'est pas de la vilaine perfidie. On était quinze millions pour voir42. »



L'exode de Céline, de Lucette, des deux nouveau-nés braillards, de la grand-mère qui forçait sur la bouteille de gros rouge et du chauffeur paniqué, on peut d'abord le réduire à quelques dates, à quelques faits. Le 15 juin, le lendemain de l'arrivée des troupes hitlériennes à Paris, ils étaient à Giens et s'installaient dans un cinéma, l'Artistic, où se trouvaient déjà des malades évacués d'un hôpital psychiatrique de Paris. La ville fut bombardée en pleine nuit, des bombes incendiaires qui détruisirent des quartiers entiers. Impossible de franchir la Loire. Ils descendirent le long de la rive droite jusqu'à Cosne-sur-Loire et franchirent le fleuve, le 16, vers dix heures du matin. Dans l'après-midi, le pont de Cosne s'effondra à son tour sous les bombardements. Eux, ils profitèrent de quelques heures de répit dans un hôpital militaire de campagne, le temps de changer et d'alimenter les nourrissons. Et nouveau départ vers le sud, Sancerre, les rives de l'Allier. Puis cap à l'ouest et Issoudun le 18 juin où Céline espéra se fixer après avoir confié les enfants à une crèche. Mais non ! Le 19, une escadrille bombarda la ville. Incendies, morts et blessés un peu partout. Céline se retrouva en charge des deux enfants et de la grand-mère, redémarra cahin-caha avec l'ambulance vers La Rochelle où ils arrivèrent le soir même...

Sur cet exode, on peut aussi écouter le témoignage de Lucette Destouches qui, dans le désordre des souvenirs et de la chronologie, rend assez bien compte de la prodigieuse confusion de ces journées et de ces nuits fébrilement catastrophiques.

« Plus d'infirmière à Sartrouville où, en temps normal, j'allais chercher Louis, le soir, vers 17-18 heures. Il n'y avait plus qu'un infirmier qui servait de chauffeur. Je me suis habillée en infirmière, on a pris la petite ambulance, on a emmené la vieille grand-mère qui était soignée au dispensaire avec une petite fille d'un mois et une autre petite fille qu'on a trouvée au bord de la route, sa mère l'avait oubliée, l'avait abandonnée dans l'affolement général, on a chargé tout ça et on est parti. Tout Sartrouville est parti, nous sommes partis avec les pompiers, les voitures de déménagement. On a emporté ce qu'on a pu, ça a été une telle confusion! Très vite l'essence a manqué, la voiture des pompiers est restée sur la route, toutes les voitures-camions se sont arrêtées. Nous, nous en avions encore avec l'ambulance. On a continué. On dormait sur le bord de la route. A Issoudun avec les bombardements, je revois encore les enfants dans la cour de la crèche où Louis avait voulu les mettre, ils étaient restés là pendant que les bâtiments brûlaient avec des morts un peu partout. Nous sommes revenus juste à temps. Us ressemblaient à des petits singes, moi, je ne m'étais jamais occupée d'enfants, je leur donnais du lait en poudre dans des boîtes de métal, on manquait d'eau, de talc, les pauvres étaient rouge brique, on les a repris. Auparavant, on avait été chez les fous, dans un cinéma. On a logé une nuit aussi chez une femme. Les murs de sa maison étaient tapissés de savons de Marseille ! Chacun avait mis des denrées de côté, les uns c'était le sucre, les autres le savon. Dormir à la belle étoile, ce n'était pas terrible. On était au début de l'été. L'ambulance n'était pas assez grande, avec la grand-mère et son gros rouge, les deux mômes, l'infirmier et nous deux, pour nous abriter. Ah ! l'infirmier, il essayait de me peloter. A un moment, nous arrivons à un petit bois, nous étions bombardés par des Italiens, l'infirmier saisi de panique nous plante là. Moi, j'ai pris l'ambulance, il y avait à peine de route, je ne savais pas conduire, j'ai réussi tout de même à la remettre sur un chemin, l'ambulance, et nous sommes arrivés à un hôpital militaire. Puis on a continué jusqu'à La Rochelle. »



Louis songea-t-il à gagner l'Angleterre ? Vraisemblablement. Le 20, il se mit à la disposition de la préfecture, à La Rochelle. Un médecin inspecteur d'hygiène du département de Charente-Inférieure le recommanda à l'inspecteur du port de La Pallice: « Ce médecin [Céline bien sûr] qui est médecin sanitaire maritime cherchant à être utilisé serait heureux d'accepter n'importe quel poste, s'il y en avait un, soit pour embarquement, soit pour tout autre chose43. »

Lucette, de son côté, affirme: « Des bateaux partaient pour l'Angleterre. J'ai dit à Louis : "allons-y!" Louis aimait l'Angleterre, il a hésité. H aurait trouvé là-bas un emploi de médecin, j'aurais été professeur de danse à Londres, pourquoi pas? Et rien, par la suite, n'aurait été pareil. Et puis non. Il s'est dit: les mômes, la grand-mère, il faut que je les ramène chez eux. Après l'exode, l'affolement, les gens revenaient à leur domicile. Louis disait aussi : on ne quitte pas son pays parce que tout va mal. Et puis il y avait sa curiosité, il voulait voir ce qui allait se passer. Et comment oublier sa mère restée à Paris? Elle n'était pas partie à cause de ses meubles, de son lustre, elle tenait à son intérieur, elle avait peur que tout ne soit volé. On l'a retrouvée au milieu de son mobilier. »

Ils ne s'embarquèrent donc pas à La Rochelle et poursuivirent leur route jusqu'à Saint-Jean-d'Angély où Louis fut mis à la disposition de l'armée de l'air. Avec Lucette, il s'installa dans des baraquements d'ouvriers réfugiés d'une société de constructions aéronautiques. Le 30 juin, sa mission s'acheva. Et le 14 juillet, il était à Sartrouville avec l'ambulance et les rescapés. Il n'y reprit pas ses fonctions de médecin qui n'était payé qu'à la consultation. Comme il le fit remarquer plus tard, dans une lettre à une commission d'enquête sur les conditions dans lesquelles certains médecins avaient quitté leur poste, toute cette odyssée sur ordre de la mairie de Sartrouville lui avait coûté une somme folle. Les frais du voyage, les frais d'essence, de réparation du véhicule, l'entretien du chauffeur, des malades, la nourriture, il avait tout réglé de sa poche. Et il concluait : « Je ne regrette rien. Curieux de nature et si j'ose dire de vocation, j'ai été fort heureux de participer à une aventure qui ne doit se renouveler j'imagine que tous les trois ou quatre siècles44. »

Il avait tort. Les années noires commençaient. Et en fait d'aventures, les plus dramatiques et les plus itinérantes l'attendaient au crépuscule de la guerre, dans l'agonie (encore inespérée en 1940) du IIIe Reich hitlérien.

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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
  Louis-Ferdinand Destouches - Portrait  
 
Portrait de Louis-Ferdinand Destouches
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