Louis-Ferdinand Destouches |
L'automne 1932 était maussade en France. Politiquement, il ne se passait rien. Un grand cocorico pouvait saluer, le 29 octobre, le lancement à Saint-Nazaire du Normandie, le plus grand paquebot du monde. De quoi consoler le Français moyen de l'échec du nageur Taris qui n'était pas, sur 400 mètres, le plus rapide du monde puisqu'il avait été battu d'une main aux jeux Olympiques de Los Angeles du mois d'août par l'Américain Buster Crabbe. Et un paquebot que l'on lance, il glisse vite, passe vite, s'oublie vite. Que faire alors ? Vers quoi se mobiliser ? L'élection de Roosevelt le 8 novembre à la présidence des États-Unis ouvrait sans doute là-bas une nouvelle ère politique. La France, elle, s'enfermait progressivement dans une crise économique sans éclat. Aucun « New Deal » en vue. Francis Carco venait d'écrire l'Homme traqué, le conflit d'une prostituée et d'un boulanger qui a assassiné une concierge. Tels étaient les horizons culturels de nos concitoyens, alors que Jean Renoir inventait peu à peu son « réalisme poétique » et le cinéma moderne, après avoir tourné avec Boudu sauvé des eaux le récit le plus salutairement anarchique contre la maussade respectabilité bourgeoise. La France s'ennuyait donc. La rentrée littéraire de septembre-octobre n'était pas plus médiocre que d'habitude. Pour se disputer les grands prix de fin d'année, le Femina, l'Interallié, le Renaudot et le Goncourt, on pouvait relever entre autres les noms d'André Billy (la Femme maquilléE), de Robert Brasillach (le Voleur d'étincelleS), de Ramon Fernandez (le ParI), de Marcel Jouhandeau (Tite-le-lonG), d'Henri Poulaille (le Pain quotidieN) ou de Maxence Van der Meersch (la Maison dans la dunE). Mais ces livres, avouons-le, ne créaient pas l'événement, ils le subissaient, ils allaient s'enfoncer doucement dans un oubli miséricordieux, même si leurs auteurs, pour d'autres ouvrages, resteraient dans nos mémoires. Non, l'événement, sans conteste, demeurait Voyage au bout de la nuit. Et parce que la France cherchait des distractions, elle fit du Voyage et des péripéties relatives au prix Goncourt un long feuilleton tragi-comique dont elle se délecta des mois durant. Premiers héros de ce feuilleton, bien entendu, les académiciens Goncourt. A leur présidence, Joseph Henri Boex, plus connu sous son pseudonyme de J. H. Rosny aîné, né en 1856, naturaliste bon teint, coauteur avec son frère d'ouvrages qui consacrèrent leur réputation et s'empoussièrent aujourd'hui dans les bibliothèques, puis seul responsable d'étonnants romans préhistoriques comme la Guerre du feu en 1911. Près de lui siégeait Séraphin Justin François Boex, dit J. H. Rosny jeune, qui aborda à peu près tous les genres romanesques avec une prodigalité désespérée, comme s'il voulait profiter de son vivant des miettes d'une renommée qui le fuirait après sa mort. Autre membre fondateur de l'académie Goncourt depuis la première réunion de l'année 1900 où il succéda à son père décédé trois ans plus tôt : Léon Daudet le monarchiste, l'antisémite disciple de Drumont, l'ami pourtant de Marcel Schwob, dont les Souvenirs écrits au vitriol enchantent encore par leur génie de la caricature, et qui avait eu l'immense mérite d'imposer Marcel Proust, quelques années plus tôt, au palmarès du Goncourt. Dernier académicien Goncourt d'origine : Lucien Descaves, né en 1861, qu'une enfance aux confins de la pauvreté, à Montrouge, et des idées avancées, comme on dit, poussèrent très vite vers le naturalisme. Il sympathisa - rétrospectivement - avec la cause de la Commune. Des romans comme la Caserne et Sous-Offs lui valurent une solide et justifiée réputation d'antimilitariste. Il fut même condamné pour outrage à l'armée et aux bonnes mours. C'était une grande gueule, Lucien Descaves, sinon un grand écrivain, un solitaire à l'écart du petit monde des lettres, et qui boudait ostensiblement ses collègues de l'Académie depuis 1917 et l'élection de Jean Ajalbert au couvert d'Octave Mirbeau, alors que Georges Courteline avait sa préférence. Depuis il votait par correspondance ou venait déjeuner chez Drouant dans la grande salle à manger, seul, théâtralement, en faisant monter son bulletin de vote par un garçon. Autres académiciens : Roland Dorgelès qu'un seul livre, les Croix de bois, avait rendu célèbre en 1919 ; Jean Ajalbert qui avait été avocat avant d'être romancier, qui occupait la fonction de conservateur à la Manufacture de tapisseries de Beauvais et dont la postérité n'a retenu qu'une chose : qu'il vota pour Céline au Goncourt ; Gaston Chérau aux fresques paysannes et sociales que nul ne songe plus à relire ; Pol Neveux, fils de notaire et bibliothécaire, auteur d'une étude sur Maupassant et romancier lui-même injustement négligé par la postérité ; Léon Hennique, naturaliste blanchi sous le harnais, un vieux de la vieille des Soirées de Médan, et Raoul Ponchon enfin, Rastignac au petit pied, poète-fonctionnaire d'une affolante fécondité. Tels étaient donc les hommes qu'il s'agissait de convaincre des mérites du Voyage. Très vite, Léon Daudet avait promis sa voix. Lucien Descaves aussi, on l'a dit. Le nationaliste et l'anarchiste, le militariste et l'antimilitariste, l'homme de droite et l'homme de gauche se réconciliaient pour l'occasion. Bravo ! Ajalbert le rondouillard avec sa moustache de patriarche somnolent se rallia à son tour au clan des céliniens. Du coup Lucien Descaves voulut bien oublier sa vieille inimitié et lui serrer la main. Restait, pour Descaves chef de file du mouvement, à rallier les frères Rosny. Avec la voix prépondérante du président de l'Académie, une majorité était ainsi assurée au Voyage. Et les frères Rosny, semble-t-il, se laissèrent convaincre. C'était le 30 novembre pour un déjeuner préparatoire chez Drouant où Lucien Descaves le revenant fut accueilli avec joie par ses collègues. Un vote officieux eut lieu où les frères Rosny, Daudet, Descaves et Ajalbert se déclarèrent donc en faveur de Céline. Guy Mazeline pour les Loups compta quelques partisans. Pour sa part, Roland Dorgelès hésitait. Mais enfin, peu importe, la décision était acquise et Léon Daudet proposa même de procéder sur-le-champ à l'attribution du prix. Ce n'était guère possible. On ne décerne pas un prix Goncourt à la sauvette, en l'absence de la presse. Tant pis ! Rendez-vous donc une semaine plus tard, le 7 décembre, pour la consécration célinienne attendue. Dans le fiacre qui le ramenait de chez Drouant, le 30 novembre, Lucien Descaves tenta de rallier Léon Hennique à la cause de Voyage au bout de la nuit. Se méfiait-il déjà des frères Rosny ? Ou voulait-il assurer à Céline une élection triomphale ? « Notre devoir vis-à-vis des Goncourt, lui dit-il, est, je vous le rappelle, d'encourager les tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme. Sous ce rapport, nous ne trouverons pas mieux. (...) Nous nous séparâmes en nous donnant rendez -vous huit jours plus tard, pour remplir nos obligations d'héritiers. Notre entretien ne m'avait nullement rassuré. Hennique était resté évasif ! Le réveil en fanfare de nos souvenirs communs avait paru le laisser sourd10. » De son côté, Louis Destouches s'était peu à peu laissé convaincre par l'enthousiasme de son éditeur. Ce qui n'était au début qu'une vague espérance devint une réalité à envisager très sérieusement. On en retrouve un écho dans ses lettres à Erika Irrgang et Cillie Pam, maîtresses météoriques d'une saison, correspondantes fidèles avec qui il s'entretenait volontiers. « J'espère un peu le prix Goncourt pour le 10 décembre mais c'est tout à fait difficile à prédire », écrit-il à Erika dès la fin octobre. Et, quelques jours plus tard : « Le livre est très combattu et très flatteusement commenté par la critique. Ils disent surtout mille bêtises". » A Cillie Pam, il écrit le 12 novembre, comme s'il voulait conjurer le sort, ne pas céder à l'incurable péché d'optimisme : « J'ai un grand mépris pour la littérature Cillie. Elle n'a pas plus d'importance à mon sens que le yoyo. J'en fais exactement comme du yoyo. Parce que la vie m'est atroce, qu'il faut bien passer le temps et que je ne sais pas jouer au vrai yoyo. Pour le Goncourt mes chances sont tout à fait minces. J'en ai quelques-unes mais très faibles. Il faudrait un miracle. Non par la valeur du livre yoyo qui en vaut bien un autre (l'année est très mauvaisE) mais le caractère anarchique du style peut les effrayer beaucoup. Autrefois les Goncourt étaient anarchiques mais ils ont vieilli, ce ne sont plus que de vieilles femelles conservatrices12. » Pourtant, le 6 décembre, la veille de la remise du prix, il ne peut masquer tout à fait sa confiance. A Cillie Pam toujours : « Je suis dans l'attente du Prix Goncourt qui se décerne demain à midi. Vous avez sans doute entendu parler de cela. C'est en principe le meilleur roman de l'année. Je suis indifférent à cette gloire mais j'aimerais bien le résultat financier, qui est très important et vous assure une fois pour toutes l'indépendance matérielle, mon rêve. Je ne suis pas certain du tout de l'obtenir mais j'ai des chances sérieuses13. » Elles étaient si sérieuses, ces raisons, que Lucien Descaves n'hésitait pas à tenir le prix pour acquis, comme il l'écrivait dans un article à la veille du scrutin. Et Léon Daudet, dans l'Action française du 6 décembre, prédisait : « Avant que soit décerné-demain à midi-le prix Goncourt, vraisemblablement à un ouvrage truculent, extraordinaire, que beaucoup trouveront révoltant parce qu'il est écrit en style cru, parfois populacier, mais de haute graisse... » L'éditeur Robert Denoël, lui, avait déjà fait imprimer les bandes destinées au Voyage : « Prix Goncourt 1932 ». Vint le mercredi 7 décembre, avec l'habituelle foule des curieux, des chroniqueurs, des journalistes, des photographes qui se pressaient devant chez Drouant, place Gaillon, où les Goncourt déjeunaient et votaient. A l'étage au-dessous, les jurés du prix Renaudot s'apprêtaient eux aussi, pour la septième année consécutive, à décerner leur prix - ce prix qui avait été créé par des critiques littéraires comme un jeu contre le Goncourt, pour tromper l'attente parfois longue des délibérations et réparer à l'occasion ses injustices. Qui aurait pu reconnaître dans cette cohue de la place Gaillon le docteur Destouches que sa mère et sa fille avaient accompagné, et dont l'anxiété plus ou moins déguisée est si facile à imaginer-cette attente éprouvante, impuissante, ce sentiment de dépendre soudain pour la suite de sa carrière, pour le succès de son livre, pour l'argent à en retirer, le prestige aussi, de dix individus inaccessibles, invisibles, quelque part dans une salle à manger du restaurant Drouant, qui s'apprêtaient à déguster des fruits de mer, des huîtres, des bêlons, du homard grillé, de l'oie farcie aux marrons, et à rendre leur verdict comme des jurés d'assises ? Épouvantable crispation, espoir fou, pessimisme total, flux et reflux qui se succèdent et que l'on jugera peut-être sans commune mesure avec l'enjeu véritable de la délibération, mais c'est ainsi, tous les lauréats heureux ou malheureux en ont témoigné. L'atmosphère devait être plutôt lourde au sein de l'académie Goncourt. Contrairement à l'usage, le président du jury, Rosny aîné, proposa de voter avant le repas. Pour ne pas faire attendre la presse, expliqua-t-il. Explication douteuse. Voyage au bout de la nuit avait déchaîné les passions, il fallait en finir, que l'on vote d'une manière ou d'une autre, pour ne plus en parler! Personne, chez les Goncourt, ne souhaitait un long repas ponctué de mondanités, de généralités, avec cette lancinante arrière-pensée : qui était pour ou contre Céline, pour ou contre cet écrivain forcené qui avait mobilisé Lucien Descaves et Léon Daudet ? Le vote du mercredi 7 décembre, 203e réunion de l'académie Goncourt, fut d'une parfaite simplicité. Une majorité absolue se dégagea dès le premier tour et le lauréat fut désigné et connu sur-le-champ. Céline pour Voyage au bout de la nuit ? Eh bien non. Mais Guy Mazeline pour les Loups parus chez Gallimard. Mazeline bénéficia de six voix, celles de Gaston Chérau, Roland Dorgelès, Léon Hennique, Pol Neveux, Raoul Ponchon et Rosny jeune. Trois voix allèrent à Céline, celles de Léon Daudet, Lucien Descaves et Jean Ajalbert. Rosny aîné vota pour le roman les Formiciens signé d'un certain M. de Rienzi, ami personnel de l'académicien. Les Rosny, en somme, avaient « trahi ». Lucien Descaves n'attendit pas une seconde. Il bondit de son siège, claqua la porte derrière lui, fila à l'étage au-dessous où les jurés du prix Renaudot déjeunaient. Il leur expliqua ce qui venait de se passer. Le Renaudot donc à Céline en guise de consolation ? Pas si vite. Il fallut trois tours à Georges Charensol, Pierre Demartres, Pierre Descaves, Marcel Espiau, Georges Martin, Raymond de Nys, Odette Pannetier, Gaston Picard, Noël Sabord et Marcel Sauvage, pour qu'une petite majorité de six voix se dessinât enfin en faveur du Voyage. Pendant ce temps, Lucien Descaves tenait des propos vengeurs aux journalistes qui attendaient devant chez Drouant : « J'étais retourné avec plaisir à l'académie Goncourt, mais je n'avais pas pensé devoir être obligé d'arriver à la salle à manger en passant par la cuisine14. » Ou encore : « Jamais plus je ne remettrai les pieds dans cette Académie qui est un marché, une foire, et où, à quelques exceptions près, tout est à vendre15. » Comme les journalistes, comme les curieux, comme les badauds de la place Gaillon, Louis apprit donc son échec. Consterné, il quitta sa mère et sa fille, se rendit rue Amélie où la déception n'était pas moins vive. Jeanne Carayon, son ancienne voisine, sa correctrice, était là. « Céline qui se trouvait auprès de Denoël, paraissait las. Après avoir quitté son éditeur il eut à l'adresse de la correctrice ce mot inattendu : "Ne me laissez pas seul." Si cet appel vaut d'être sauvé de l'oubli, c'est pour ce qu'il eut d'exceptionnel chez un homme de cette nature. C'est l'animal familier qui rendra plus tard à Céline le même service : d'être vivant auprès de lui. « Rue Lepic, il n'a pas parlé de l'échec. Il est allé à sa fenêtre et, avec une fourchette, il a bêché ses géraniums. Il a montré les dessins d'une enfant - sa fille - qu'il avait précieusement conservés. Puis il a paru pris d'une sorte de torpeur et s'est allongé - le visage détendu, comme pacifié16. » L'échec du Goncourt, c'était la première rupture, le premier divorce entre le monde littéraire, les institutions littéraires et l'écrivain. Jusque-là, l'entrée de Céline en littérature s'était faite avec fracas, gloire et la promesse des honneurs. On s'habitue toujours très vite, trop vite, au succès. Soudain, on lui claquait la porte au nez. Voilà du moins ce qu'il ressentit. Et l'écrivain en fut mortifié. Humilié aussi. Il voulut se détacher de ce monde des intellectuels. Le divorce s'amorçait en somme entre lui et « eux ». Céline, un écrivain maudit? Une blague ! Après tout, on multiplierait à l'envie la liste des grandes ouvres auxquelles le Goncourt fut refusé, et puis le prix Renaudot représentait pour lui une jolie consolation. Mais l'important, c'est que Céline déjà se sentait refusé, se croyait exclu. Il fera désormais tout pour justifier cette impression, pour se donner en quelque sorte - et a posteriori - raison. Le soir même du prix, Robert Denoël donna une réception en l'honneur de Céline. Tradition oblige. L'écrivain y fit une brève apparition. Une photo nous le montre en compagnie de Philippe Hériat, le précédent lauréat. Il a les traits creusés, Céline, le sourire contraint. Il semble être là comme entre deux portes, engoncé dans son manteau à chevrons, une écharpe sombre bien croisée sous son menton. De ce prix, il ne veut guère entendre parler. L'échec du Goncourt, voilà ce qu'il ressasse, voilà ce qui nourrit son amertume, dont il se délecte déjà avec pessimisme et qui justifie en somme sa solitude atrabilaire. Du reste, le fait est symptomatique, du Renaudot il ne fait nulle mention à ses correspondantes Erika et Cillie. Il ne leur parle que du Goncourt, de la conspiration du Goncourt. Il est battu, dit-il, « par le plus riche concurrent17 ». Il affirme encore : « Le prix Goncourt est raté. C'est une affaire entre éditeurs. Le livre cependant est un véritable triomphe. Hélas ! vous savez combien je redoute les triomphes. Jamais je n'ai été aussi misérable. Cette meute de gens qui vous tracassent et vous poursuivent de leur vulgarité bruyante est une horreur18. » Et à Cillie Pam, une semaine plus tard, les mêmes termes reviennent sous sa plume : « Pour le Goncourt ce fut une horreur purement et simplement. Aucun plaisir cela ne me fit - avec ou sans. C'est tout pareil pour moi. Je n'ai retenu que la vulgarité, la grossièreté, l'impudeur de toute cette affaire. « Il y a tant de gens qui aiment la gloire ou tout au moins la notoriété. Sauf la Guerre je ne connais rien d'aussi horriblement désagréable. Je fais tout ce que je peux pour oublier cette catastrophe19. » Horreur, catastrophe, ce sont donc les mots de l'écrivain. On a les apocalypses que l'on peut. Bientôt l'Histoire fera beaucoup mieux - et Céline en sa compagnie - dans les malédictions, les prisons et la mort conquérante. Pour l'heure, l'écrivain ne songeait qu'à quitter Paris pour un nouveau, providentiel et dernier voyage d'études subventionné par Ludwig Rajchman et la S.D.N. Si l'affaire Goncourt, en vérité, ne faisait que commencer, pour lui elle était bel et bien finie, la page définitivement tournée, sans pardon, sans oubli et sans indifférence. Il partait le 11 décembre pour la Suisse. De cette affaire Goncourt, il faut tout de même dire un mot. Car si elle ne concerne plus directement la vie de l'écrivain, du moins son nom et son ouvre restent-ils l'enjeu de ces disputes. Et il fallait sans aucun doute un livre aussi excessif que le sien, avec sa lucidité extrême et son écriture convulsive, pour porter la dénonciation aux points les plus vulnérables de la sensibilité de l'époque, pour inspirer tant d'irréductibles passions. Voyage au bout de la nuit agissait au fond comme un formidable révélateur. A chacun d'accepter ou de refuser cette révélation, d'accepter ou de refuser l'homme décrit par Céline dans son absolue médiocrité, sa haine, sa hargne et ses trop épisodiques tendresses. A chacun de vouloir ou non se reconnaître dans cette France avachie et coloniale, cette Amérique abrutie par le dollar roi et le travail à la chaîne, ces banlieues parisiennes noyées de misère, ces longues processions d'alcooliques, de goitreux, de militaires, d'ouvriers, de fous, d'enfants malades - toute cette condition humaine observée par le docteur Destouches à laquelle l'écrivain Céline donnait soudain une langue accordée à sa mémoire, son désespoir et ses hallucinations. Au sein de l'académie Goncourt, que s'était-il passé ? Les Rosny se défendirent tout d'abord d'avoir promis quoi que ce soit à la réunion du 30 novembre. Le registre des délibérations (tenu par Roland DorgelèS) n'évoque pas en effet l'engagement résolu de chacun des jurés. Mais pourquoi, tout de même, ce vote pour Mazeline dès le premier tour ? Rosny jeune n'expliqua rien. Rosny aîné expliqua qu'il avait tenu à voter d'abord pour son candidat préféré, son ami M. de Rienzi (dont nulle mention n'est faite comme d'un candidat possible à la réunion précédentE), quitte à se rallier ensuite à un autre nom20... Mais bien entendu il devait y avoir d'autres raisons. Dans une lettre du 9 décembre à son amie d'enfance Simone Saintu qui avait dû reprendre contact avec lui pour l'occasion, Louis écrivait : « Quelle pipe que ce Goncourt ! Hachette nous a possédés - je l'avais le mercredi précédent. Je pars en Suisse à l'instant21. » Hachette, rappelons-le, était déjà le plus gros distributeur de livres en France et commercialisait les éditions Gallimard, éditeur des Loups de Mazeline, Hachette ne manquait ni de pouvoirs ni d'influences multiples pour ne pas rater le Goncourt, cette grosse vente qu'il tenait à assurer. Ce n'est pas tout. Galtier-Boissière dans le Crapouillot rappela que le journal l'Intransigeant venait de publier en feuilleton un roman de Rosny aîné, une appréciable promotion pour un écrivain alors un peu dédaigné. Et qui collaborait à l'Intransigeant ? Guy Mazeline pardi ! Un prêté pour un rendu ? A chacun de conclure. Mais reprenons la polémique dans l'ordre. Lucien Descaves s'indigna donc le jour même, jura qu'il ne remettrait plus jamais les pieds à l'académie Goncourt et qu'il voterait de nouveau par correspondance. Dorgelès très ambigu justifia son vote pour Mazeline tout en déclarant que le candidat de son cour, c'était Céline. Vous avez dit bizarre ? Galtier-Boissière, dans le Crapouillot de février 1933, accusa Rosny aîné de vendre sa voix et réclama sa démission. Le journaliste indépendant Maurice-Yvan Sicard alla plus loin encore. Dans une nouvelle publication qu'il animait, le Huron, il écrivit en mars 33, rapportant des propos en principe tenus par Lucien Descaves : « On sait comment à l'admirable Voyage au bout de la nuit-ce "livre anarchiste" a affirmé le maréchal des logis Dorgelès - fut doucement substitué le bouquin pommadé de M. Guy Mazeline... L'affaire, cette année encore, fut menée par Dorgelès et par les deux Rosny, dont l'un est sourd et l'autre certainement idiot (...) à part deux ou trois exceptions près, les autres Goncourt - le commandeur Dorgelès en tête - sont d'authentiques escarpes (...) chaque année, la voix du président de l'académie Goncourt est achetée au plus offrant. » Le procès était inévitable. Roland Dorgelès et Rosny aîné déposèrent une plainte contre Galtier-Boissière et Maurice-Yvan Sicard, en avril 33. La justice est lente. Le premier procès contre Galtier-Boissière se plaida les 15 et 21 décembre de cette même année et s'acheva par un accord amiable. Lucien Descaves porté malade renonça à témoigner, à confirmer ou infirmer les propos qu'on lui avait fait tenir. Dans sa lettre au président du tribunal, il se défendit d'avoir voulu attaquer quiconque, ses critiques n'étaient que d'ordre général et voilà tout. Rosny aîné de son côté n'était pas trop fier d'avoir traîné Galtier-Boissière en justice et à travers lui son collègue de l'académie Goncourt. Il préféra renoncer à sa plainte. Le directeur du Crapouillot lui écrivit une lettre d'excuses. Donc cette affaire-là était close. Mais les attendus du tribunal, à l'audience du 21 décembre, ne manquent tout de même pas de saveur puisqu'ils se substituaient en somme au jury Goncourt pour décider qui était digne ou non de recevoir le prix Goncourt, et condamnaient Voyage au bout de la nuit pour outrage à la langue française. Inénarrable magistrature toujours aussi calami-teuse dans ses rapports avec la littérature, on le savait depuis les Fleurs du Mal! En veut-on quelques extraits ? « Attendu que la mauvaise foi de Galtier-Boissière résulte de son souci (...) de créer un scandale (...) exploité par le Crapouillot ; attendu qu'il ne s'est pas aperçu que le livre de Céline auquel les membres de l'académie Goncourt ont refusé le prix 1932 contient des expressions outrageusement triviales, grossières et intolérables, susceptibles de révolter les lecteurs non avertis, qu'une récompense littéraire doit protéger contre d'aussi désagréables surprises22... », on en passe et des meilleures. Sicard n'apprécia guère ces dérobades qu'il considérait comme de vraies lâchetés et de fausses réconciliations. D se refusa pour sa part à tout compromis. Par deux fois, il fut condamné, le 4 janvier 1934, à 200 francs d'amende et 30 000 francs de dommages et intérêts. En attendant, de polémiques en rumeurs, de témoignages en audiences publiques, de colères et d'insinuations en spectaculaires réconciliations, Voyage au bout de la nuit était bel et bien lancé. Dans les deux mois qui suivirent le Goncourt raté, plus de 50 000 exemplaires furent vendus. Et les droits étrangers cédés à plus de dix pays. Robert Denoël déclara avoir reçu en cette même période plus de 5 000 coupures de presse relatives au roman et à son actualité. En fuite Son voyage en Europe centrale, à Berlin, Breslau et Vienne, tombait à point nommé. Louis devait à tout prix se convaincre que le monde, que sa vie ne gravitaient pas autour de la place Gaillon et du restaurant Drouant. Au diable les Goncourt, les prix littéraires et les déceptions d'amour-propre ! Il était médecin aussi, il ne voulait plus l'oublier. D prit le train pour Genève le 11 décembre. Bien entendu ce voyage médical n'avait pas été organisé par Louis dans la seule intention de fuir Paris et les volte-face des académiciens Goncourt qui changeaient d'avis comme de chemises. C'est au mois d'août dernier qu'il y avait songé pour la première fois. Pour au moins deux raisons. La première : profiter d'un voyage subventionné par le Bureau d'hygiène de la S.D.N. pour retrouver ses deux amies, ses deux maîtresses du printemps et de l'été, Erika Irrgang et Cillie Pam, à Breslau et à Vienne. La seconde, la médicale, l'officielle : mener une enquête sur le chômage et ses conséquences sur l'hygiène des populations concernées. Et c'est ainsi qu'il avait écrit dès le 20 août au bon Ludwig Rajchman : « Je voudrais observer (...) à Berlin et Breslau la médecine des caisses, des chômeurs, et la lutte antivénérienne. Il se passe à l'Est des choses que j'ignore23. » Les choses qu'il ignorait, à l'Est, à Breslau, c'était bien entendu de savoir d'abord comment se portait la belle Erika Irrgang aux grands yeux noirs. Mais Ludwig Rajchman pouvait difficilement s'en douter. Pas plus que son collaborateur le docteur Boudreau qui recevait à son tour, le 4 septembre, une lettre du docteur Destouches, toujours aussi pressante et tatillonne dans ses demandes de défraiement : « Quant à Berlin, je voudrais voir la médecine pour les pauvres et les chômeurs (médecine générale, syphilis, tuberculosE). Même chose à Breslau. « Je voudrais bien vous demander aussi si je puis recevoir 7 dollars par jour parce que je dois à Clichy me faire remplacer pendant mon absence. C'est-à-dire que je donne 70 francs par jour et que je ne suis payé dans aucun des laboratoires où je travaille24. » S'il n'y parle pas encore d'un passage à Vienne, c'est pour une raison toute simple : il n'a pas encore fait la connaissance, au tout début septembre, de la séduisante et athlétique Cillie. Reste que la médecine sociale continuait aussi d'intéresser Céline alors même qu'il rédigeait puis publiait Voyage au bout de la nuit. S'il fallait en douter, une preuve nous en serait donnée par un texte rédigé à cette époque, un mémoire écrit peut-être à la demande de Ludwig Rajchman, de la fondation Rockefeller ou du professeur Léon Bernard, on ne sait, sur un programme d'études relatives à un Cours international d'hygiène25. La pensée célinienne y vagabonde, y caracole dans le plus parfait désordre, d'une contradiction à l'autre. Le Céline optimiste y affronte le Céline pessimiste. Le premier, homme de gauche, évoque la crise économique, l'exploitation du prolétariat. la lutte des classes, les méfaits du capitalisme. A ses yeux, une véritable hygiène sociale n'est pas compatible avec ce dernier système. Que faire alors ? « Il faudrait que cette société s'écroulât pour qu'on puisse parler véritablement d'hygiène généralisée qui ne s'accorde bien qu'avec une formule socialiste ou communiste d'État. L'hygiène généralisée repose sur l'application fraternelle et scientifique en même temps du confort physique, moral, géographique à tous les membres d'une communauté donnée26. » Quel marxiste pourrait renier de tels propos, de même que les longs développements que le docteur Destouches consacre aux facteurs socio-économiques de la misère médicale de nos sociétés ? Mais envisage-t-il vraiment la révolution comme une panacée ? Il l'espère peut-être, mais sans y croire. Car Céline n'a pas confiance en l'homme. A la médecine officielle qui se heurte « à la tartuferie monstrueuse des gros intérêts économiques et par conséquent des pouvoirs publics » ne peuvent répondre que des solutions de moindre mal. « Nous savons tous parfaitement que c'est le prolétariat, chômeurs ou non, qui est incomparablement plus accablé par la maladie que le riche, le programme selon nous, ce serait non pas de prétendre par des mesures anodines, les seules qui soient permises aux hygiénistes, de faire rétrocéder notablement cette morbidité mais de rendre au prolétariat cette morbidité même moins onéreuse, moins douloureuse, aussi peu pénible que possible27. » A quoi, à qui a pu servir ce rapport ? Nous l'ignorons. Du projet de Cours international d'hygiène et, a fortiori, du rôle qu'aurait pu y tenir le docteur Destouches, personne n'entendra plus jamais parler. Après le Goncourt, le 10 décembre, Edmond Jaloux avait consacré au Voyage une longue étude critique dans les Nouvelles littéraires. Il y parlait de la « grande découverte littéraire de l'année » mais assortissait ses compliments de nombreuses réserves. Le jour même, à la veille de partir pour Genève, Louis lui répondit : « Monsieur « J'ai lu et relu avec beaucoup d'émotion votre admirable critique de ce matin sur le Voyage. Je l'attendais. Vous avez très finement et très profondément raison (je parle de vos griefS). D faut faire attention à la fatigue... au bavardage, au paradoxe qui les Jours gris tend à remplacer la verve défaillante... On ne délire pas assez franchement, assez simplement. Jamais assez. On veut paraître raisonnable. On a honte, on a tort. Tout cela vieillit si vite... D faut en faire énormément pour qu'il en reste un petit peu. Au prochain livre (dans six anS) j'aimerais si vous le voulez bien, vous soumettre le manuscrit28... » Cette lettre mérite une attention particulière. Elle nous montre un Céline qui, malgré les déceptions, ne renonce pas du tout à sa nouvelle carrière littéraire. On l'opposera donc à celle qu'il adressait à son amie Simone Saintu quelques jours plus tard : « Je n'écrirai plus jamais, ou du moins ne publierai plus jamais rien - dans les conditions où je vis. Toute cette notoriété croayante s'ajoute à l'horreur de vivre. Pouah29. » Mais ceci, c'est de la pure affectation, un dépit réel dont il joue, qu'il exagère à loisir. La vérité, elle est du côté des propos tenus à Edmond Jaloux. Et l'on y voit un Céline non seulement écrivain mais aussi homme de lettres, respectueux et flatteur jusqu'au bout des ongles ou de la plume. Oui, il y a eu divorce entre lui et le monde littéraire après l'échec au Goncourt. Il serait plus juste toutefois de parler d'instance de divorce. Céline ne brusque rien. Une tentative de réconciliation demeure encore possible. Lui-même s'y emploie. Un mot enfin mérite d'être relevé. Celui de délire. On ne délire jamais assez, affirme l'écrivain. Tout est là. C'est l'un des mots les plus décisifs du vocabulaire célinien. Le délire est cet état second qui éloigne de la terne et prosaïque réalité et dont l'excès rend l'écrivain (comme son héroS) incomparablement clairvoyant tout au bout de sa misère pour dégager les vraies réalités poétiques et convulsives de la vie, de la mort, i Marguerite Destouches devait accompagner son fils à Genève. Elle renonça in extremis à son voyage. Louis partit seul. Il retrouva très certainement au bord du Léman Ludwig Rajchman avec qui il put préciser les modalités de son voyage. Ce fut peut-être là leur dernière rencontre. La vie, les pesanteurs professionnelles, les égoïsmes, les engagements politiques de l'écrivain, son antisémitisme forcené surtout allaient bientôt contribuer à les éloigner l'un de l'autre sans recours. Louis arriva à Berlin le 18 décembre. Son programme détaillé dans la capitale allemande ne nous est pas connu. Il dut visiter comme prévu des dispensaires, des hôpitaux, rencontrer des médecins et des responsables des services sociaux et de santé. On sait seulement, par le papier à en-tête des lettres qu'il adressa à Erika et Cillie, qu'il séjournait à l'hôtel Hessler qui n'était pas, et de loin, le moins luxueux de la ville. Sur place, Louis découvrit un pays déchiré par les conflits politiques, les luttes entre socialistes, communistes et nazis, toujours au bord de la guerre civile. Depuis les élections au Reichstag du 31 juillet dernier, le parti national-socialiste était devenu la première force politique d'Allemagne avec plus de 35 % des voix. Le nouveau scrutin du 24 novembre avait peut-être permis d'enregistrer un léger recul des nazis. Il n'empêche. Malgré une forte minorité de blocage des communistes, Hitler restait virtuellement maître du jeu dans une république de Weimar exténuée qui ne parvenait pas à se remettre de la crise économique de l'après-guerre, quand l'inflation avait connu des envolées quasiment surréalistes, des millions de marks ne suffisant plus à acheter une boule de pain. Mais en 1932, le chômage galopait plus vite encore que l'inflation autrefois. La démocratie n'en finissait pas de défaillir et de survivre, comme en perpétuelle réanimation. Berlin connaissait alors ses Années folles dans un tourbillon de jazz, de charleston, de luxe décadent, de nuits blanches et de fulgurantes intuitions artistiques, l'Allemagne voyait se déployer l'art moderne, les fulgurances abstraites de Kandinsky et l'esthétique dépouillée et architecturale du Bauhaus, ce mouvement dont on continue encore d'explorer l'actualité. Que pouvait faire dans tout ce passionnant et inquiétant désordre le cacochyme président Hindenbourg ? Rien. Il s'épuisait à sauver la face et à compter les points. Il s'abîmait en vains calculs et dérisoires combinaisons politiques. Il était prêt à pactiser avec le diable ou avec Hitler. Le 30 janvier 1933, il allait l'appeler enfin à la chancellerie pour former un nouveau gouvernement. Une expérience qui n'aurait qu'un temps, croyait-il. Il se trompait. Ce temps allait durer une éternité. Les cauchemars ne semblent jamais finir. on le sait. Et jusqu'à leurs souvenirs qui ne se dissipent plus... Bref, en décembre 1932, l'Allemagne oscillait au bord du délire. Et Louis Destouches enquêtait sur les conséquences médicales du chômage. De l'hôtel Hessler, il écrivait à Erika : « Je n'arriverai à Breslau que Lundi et ne resterai que 2 jours. Je vais travailler avec les médecins et ne faites rien spécialement pour moi. Vous savez que j'ai horreur de déranger. J'irai directement à l'Hôtel et vous téléphonerai. Je vous apporterai les journaux que vous me demandez et nous reparlerons de tout cela30. » Précisons qu'Erika s'occupait alors à Breslau d'un petit journal qui reproduisait à l'occasion les coupures de presse relatives à l'Allemagne des périodiques étrangers, anglais et américains notamment. Louis, à sa demande, lui apportait la documentation qu'elle souhaitait. Le même jour, il s'adressait à Cillie, lui confirmant sa venue imminente à Vienne, dans des termes à peu près identiques : « J'irai directement à l'Hôtel et ne veux pas coucher chez vous. Pour plusieurs raisons. D'abord ce serait vous compromettre très bêtement aux yeux de vos amis et de votre ami. Ensuite je ne veux pas que vous alliez coucher ailleurs comme vous me le proposez. Vous savez Cillie comme j'ai horreur qu'on fasse quelque chose spécialement pour moi. Cela me gêne abominablement31... » JJ n'y a là chez lui nulle affectation, nulle coquetterie. D'évidence les rapports de Louis avec Cillie et Erika n'étaient plus d'ordre sensuel mais de chaleureuse amitié (même si cette amitié reste parfois bien ambiguë). Louis tenait trop à son indépendance pour empiéter sur celle des autres. Cet homme violent, cet homme souffrant, cet homme vociférant qui pouvait inventer d'hallucinantes paroles de refus et de haine, comme pour se retrancher du monde dans le seul bourdonnement insupportable de ses délires, avait aussi des délicatesses rares, des attentions silencieuses et inattendues. Et c'est ne rien comprendre à l'écrivain que de négliger un aspect de sa personnalité au profit - ou au détriment - d'un autre. Le 25 décembre, il arriva donc à Breslau. H n'y resta que trois jours. Le 28, il débarqua à Vienne. Cillie Pam l'introduisit dans un cercle psychanalytique. Louis rencontra en particulier le docteur A. J. Storfer, éditeur de Freud et de Wilhelm Reich et directeur de l'« Internationaler Psychoanalystischer Ver-lag ». Cillie lui présenta aussi son amie le docteur Anny Angel. Ce milieu juif et progressiste ne choquait en rien les convictions de Céline. Car ses certitudes politiques oscillaient au gré de ses indignations de l'instant. Son pessimisme résolu le mettait à l'écart des engagements trop décisifs. Les préjugés raciaux ne l'aveuglaient pas encore dans le tourbillon des refus intolérants et de la violence. Sa curiosité faisait le reste. S'est-il vraiment passionné alors pour la psychanalyse ? Peut-on y voir une trace dans les convulsions « excrémentielles » et symboliques de certains de ses livres ?Jene crois pas. Mais sans nul doute, son intérêt pour la psychanalyse s'accordait à sa soif immense, à sa curiosité, à son besoin de transgresser tous les interdits. Voyeur de l'inconscient, cette ambition ne pouvait qu'enchanter l'écrivain. En fait, sa recherche se déployait parallèlement à la science analytique. Un peu comme un Arthur Schnitzler à Vienne quelques années plus tôt quand il s'acharnait à traquer « la pénombre des âmes » dans ses récits, romans et pièces de théâtre. Que devait-il lui aussi à la psychanalyse, le docteur Schnitzler ? La psychanalyse en revanche lui devait beaucoup. Et Freud n'hésitait pas à lui écrire : « En me plongeant dans vos splendides créatures, j'ai cru y trouver derrière l'apparence poétique, les hypothèses, les résultats et les intérêts qui sont les miens. » On en dirait volontiers autant de Céline. Malgré son goût de l'exagération et cette bonne conscience péremptoire que donne le sentiment de tout savoir et de tout deviner, après coup, Anny Angel a laissé de l'auteur du Voyage un témoignage tout de même assez précieux: « Je l'ai connu quand il séjournait à Vienne avant la guerre, lorsqu'il n'était pas encore nazi. Je me souviens qu'à cette époque il a passé une nuit entière à parler de toutes sortes de perversions enfantines, d'excitations sexuelles à propos de cadavres etc. Il avait des dons extraordinaires, et donnait certainement l'impression, à ce moment-là, d'être un perverti et un psychopathe, mais autrement il semblait capable d'être un ami loyal et bon. Il l'était pour Cillie, assurément, et à l'époque je croyais qu'il avait de semblables sentiments à mon égard. Par exemple, il m'a offert son appartement à Paris au cas où je devrais quitter l'Autriche à la hâte avec mon fils pour des raisons politiques, et m'a assuré non seulement que je serais la bienvenue, mais que je pourrais rester autant que je voudrais jusqu'à ce que je trouve autre chose - offre qui à l'époque n'était certainement pas à négliger32. » C'est de ce séjour à Vienne que date encore la fameuse lettre du 30 décembre adressée à Léon Daudet, et qui prouve au moins que Céline n'oubliait pas son statut d'écrivain, le respect, la reconnaissance qu'il devait à ceux qui l'avaient soutenu. Lettre qui offre surtout un raccourci saisissant de son art poétique et littéraire, de ses obsessions les plus intimes, les plus tragiques. «... Vous connaissez certainement, Maître, l'énorme fête des Fous de P. Brughel. Elle est à Vienne. Tout le problème n'est pas ailleurs pour moi... « Je voudrais bien comprendre autre chose - je ne comprends pas autre chose. Je ne peux pas. « Tout mon délire est dans ce sens et je n'ai guère d'autres délires. « Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la Mort. Tout le reste m'est vain. A bientôt, Maître, et très sincèrement reconnaissant. « Destouches33. » .. Se réjouir dans le grotesque aux confins de la mort, tout est dit en effet pour Céline l'expert en catastrophes, le clown dynamiteur des civilisations qui se décomposent, l'artisan patient, minutieux et somptueusement poétique d'une langue française en état de pourriture avancée, pour mieux retenir dans ses bribes, ses éclats, ses facettes, des fragments d'émotion, de souvenirs, de désespérances. Début janvier, Louis revint à Paris. Allait-il rédiger aussitôt un rapport pour le Bureau d'hygiène de la S.D.N. ? Poser la question, c'est déjà y répondre. Et tant pis pour Ludwig Rajchman ! Un seul texte témoigne de son voyage d'études : un article de trois feuillets que fera paraître le Mois sous la rubrique « Opinions », dans son numéro 26 du 1er février-l" mars 1933. Son titre est d'un persiflage assez désespéré : « Pour tuer le chômage, tueront-ils les chômeurs ? » Que constate l'écrivain ? Simplement que les chômeurs sont condamnés à mourir de mort lente, c'est-à-dire de malnutrition, malgré les aides sociales. « Sur quatre Allemands, le premier mange beaucoup trop, les deux autres mangent à leur faim, le quatrième crève lentement de sous-alimentation. Voilà un problème qu'un enfant de dix ans, moyennement doué, mais non empêtré, abruti par la politique et l'égoïsme, pourrait résoudre en dix secondes34. » De vraies solutions, il n'en voit guère. « La misère allemande, c'est avant tout et surtout la pagaïe35. » Un dictateur (au chômagE) pourrait-il y mettre bon ordre ? « Hitler, lui, tout fiihrer qu'il est, aura bien du mal à sortir de ce marasme alimentaire imbécile ; la paix n'intéresse personne et la fraternité embête tout le monde. D lui sera difficile en vérité d'obtenir un morceau de sucre, pour organiser la paix allemande, tandis qu'on lui donnera pour la guerre tout le sang qu'il voudra35. » En attendant, Hitler avait pris le pouvoir. Et peut-être, aux yeux de Céline, était-ce un moindre mal. Mais ne sollicitons pas abusivement les textes. La paix allemande, la fraternité, il ne parvenait pas à y croire. Avec Hitler ou sans Hitler. |
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Louis-Ferdinand Destouches (1894 - 1961) |
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