Louis-Ferdinand Destouches |
On ne sait au juste à quel moment Louis Destouches acheva la rédaction du Voyage. En août 1931, U prit plusieurs jours de vacances à Pau, en compagnie d'Elizabeth. Drôles de vacances ! Là-bas, il devait encore travailler dans un état de tension, de fébrilité extrêmes. Des mois, des années de labeur, et pour quel résultat ? D n'en avait toujours aucune idée. Certes, ses pièces de théâtre s'étaient heurtées au refus des éditeurs et des hommes de spectacle, mais cela ne tirait pas trop à conséquence, il ne s'agissait que de divertissements écrits à la hâte en marge de son activité professionnelle. Avec son roman, il en allait bien autrement. C'est son activité médicale qu'il semblait mettre cette fois en marge. Il pariait gros, il jouait en somme sa vie avec son livre. Il était seul avec son témoignage, ses inventions, son style, son cri d'alarme, sans échos, sans appuis. Qui donc serait susceptible de l'entendre ? Elizabeth Craig ? Mais non, elle n'était pas dams la confidence, elle était étrangère, elle parlait américain avec lui, elle supportait de plus en plus mal son irritabilité, son pessimisme, ses angoisses impatientes, et voilà tout. Louis Destouches semblait désormais s'éloigner d'elle. Il s'abandonnait à la seule intimité de ses doubles, de ses ombres, de ses personnages recréés comme Bardamu ou Robinson. A Elizabeth l'espiègle, la sensuelle, il préférait d'autres femmes, d'autres chimères nées de son imagination : Lola, Musyne, Molly ou Madelon. D'évidence leur vie brinquebalante de couple n'allait pas résister longtemps à l'épreuve du Voyage. A la fin de l'année 31, le livre était pratiquement terminé. Louis l'aurait alors proposé à son ami Georges Altman qui animait avec Barbusse le bimensuel de gauche Monde38. Curieuse idée à la mesure de son désarroi. Pourquoi ne pas s'adresser d'abord à un éditeur de livres ? Mais il fallait en premier lieu faire dactylographier les milliers de pages manuscrites. Une secrétaire du dispensaire de Clichy, Aimée Paymal, s'y employa. Elle se mit à la tâche discrètement, à la demande de l'auteur qui ne tenait pas du tout à mettre au courant Grégoire Ichok et ses collègues. Par souci de discrétion, sans aucun doute. Par orgueil aussi, vraisemblablement. De quoi aurait-il eu l'air, vis-à-vis d'eux, si ce texte n'avait ensuite jamais été publié ? C'est alors, le 14 mars 1932, que mourut Fernand Destouches. Lettre laconique de Louis à Henri Mahé : « Mon père est mort. Je ne t'ai pas fait venir. J'aime à réduire le chagrin au minimum. Ce n'est pas facile. Je suis à un âge où plus rien ne s'oublie39... » Germaine Constans assistait à l'enterrement, en compagnie de la famille et de l'oncle Guillou. Louis pleurait comme un enfant, raconta-t-elle40. L'avait-il vraiment détesté, son père ? Il faut une nouvelle fois chasser l'image trop caricaturale du petit employé d'assurances minable dépeint dans Mort à crédit. Edith Follet se souvenait d'un homme distingué, plutôt instruit. Et Lucette Almansor de dire : « Louis disait que son père l'emmerdait, qu'il était jaloux de lui, qu'il ne voulait pas le voir monter plus haut que lui. Mais il tenait de son père son goût de la mer, son père qui faisait de la peinture, toujours la mer, les bateaux, et puis des filles de cirque, des écuyères très musclées qu'il adorait, des femmes longilignes. Et comme Louis encore, il aimait l'opérette. Au fond, Louis tenait de son père plus que de sa mère, il était plus normand que breton41. » Louis s'était opposé à lui, aucun doute. Il avait voulu s'affranchir de sa morale trop étroite, de son souci asphyxiant de l'économie, de ses préjugés frileusement réactionnaires. Mais désormais, il allait lui ressembler de plus en plus. Il n'aurait plus personne contre qui s'affirmer. Il pourrait renouer à sa façon avec ses refus petits-bourgeois, son goût immodéré du passé, son amertume xénophobe... Et Louis pleurait comme un enfant. Faut-il s'en étonner ? A la mort de sa mère qu'il apprendra dès son arrivée à Copenhague en 1945, échappé de l'Allemagne, il sanglotera de nouveau. Sans fausse honte. Sans ces pudeurs déplacées des hommes incertains de leur virilité et qui croient indigne d'exprimer le trouble qu'ils ressentent. Simplement, comme il n'aimait pas afficher ses sentiments, ses peines, ses douleurs, Louis préférait s'isoler pour donner libre cours à son chagrin. Ou rester dans la seule compagnie de Lucette l'admirable, la fidèle, la silencieuse, elle qui le comprenait, qui acceptait tous ses excès et qui le revoit encore, allongé sur un Ut, lui tenant la main et s'abandonnant à une tristesse qui le secouait comme des vagues... Et tant pis pour l'image toute faite de l'écrivain dur au mal, sarcastique, stoïcien, n'exprimant ses douleurs les plus secrètes que par l'on ne sait quel ricanement bourru ! Louis pleurait, et voilà tout. La mort de Fernand Destouches laissa son épouse sinon dans le besoin du moins avec de modestes revenus qui lui permettaient difficilement de vivre à son aise. Louis décida alors de lui reverser intégralement, jusqu'à sa mort, les redevances qui lui étaient dues au titre d'inventeur de la « basedowine ». Il lui procura aussi une place de visiteuse médicale chez Gallier, le même emploi qu'exerçait déjà Germaine Constans. A soixante-cinq ans, avec sa jambe infirme, elle entreprit donc de démarcher chaque matin dans les hôpitaux. L'après-midi, elle poursuivait, dans son appartement de la rue Marsollier, sa vente et ses réparations de dentelles anciennes. Courageuse et fière, Marguerite Destouches n'aurait pour rien au monde voulu que son fils lui versât directement de l'argent. Son père-ce rempart qui protège chaque fils de sa propre mort-une fois disparu, Louis pouvait écrire désormais, seul face à sa mort à venir, dans cette urgence de l'Apocalypse qui allait le saisir encore plus étroitement. D n'avait désormais plus de censure à craindre, plus d'écran face à sa mémoire. En un sens, il était libre. De cette liberté qui est aussi une tristesse sans nom. Quand plus rien de consolant n'est là pour vous abriter de la vie. Son manuscrit, il pouvait en faire le meilleur usage possible. Il pouvait en faire tous les usages qu'il voulait. Il allait bientôt écrire Mort à crédit et régler ses comptes familiaux, une fois pour toutes. Contre son père ? Mais non, cela, c'était l'apparence. On ne lutte pas contre des fantômes. Vient un temps où l'on ne peut plus s'acharner que contre sa propre personne. Il allait l'écrire d'abord contre lui-même. Voyage au bout de la nuit, en attendant, Louis le proposa d'abord à deux petits éditeurs, les éditions Bossard et Eugène Figuière. Un choix saugrenu à la mesure de son désarroi. Pourquoi ne pas tenter d'abord sa chance chez un grand éditeur ? Doutait-il toujours à ce point ? Les éditions Bossard le refusèrent, ce texte n'entrait pas dans le cadre de leurs collections, formule consacrée ! Chez Eugène Figuière, on lui proposa un compte d'auteur : qu'il verse 12 000 francs et l'affaire était faite ! Bien entendu l'affaire ne se fit pas. Elizabeth Craig venait de le quitter pour son voyage annuel aux États-Unis, son retour aux sources. Mais elle songea un instant à ne plus revenir. Sur la page de garde de Voyage au bout de la nuit, Louis avait écrit : « A Elisabeth Craig. » Comme un témoignage d'affection, de fidélité, une façon de la retenir près de lui. Il mesurait sans doute, maintenant que le livre était achevé, les sacrifices qu'elle avait dû endurer au moment de sa rédaction. D'habitude, elle s'éloignait pour deux ou trois mois. Elle resta absente cette fois près d'un an. Louis ne la retrouvera qu'au début de l'année 1933. Et les longs mois tourbillonnants d'incertitudes, de joies, d'incrédulité, d'attentes, de déceptions, qui accompagneront le lancement du Voyage, elle ne les vivra pas, elle ne les connaîtra pas. Elle avait quitté Louis Destouches. Elle retrouvera Céline. Avant son départ définitif. Le 14 avril, Louis déposa son manuscrit chez Gallimard. Peu de temps après, il l'adressa aux éditions Denoël. Sans doute disposait-il de plusieurs versions dactylographiées. Il adressa aussi une copie à Edith, sa première épouse remariée depuis peu au colonel Lebon, et qu'il continuait de voir épisodiquement, quand il venait chercher ou ramener leur fille Colette, ou qu'il allait lui rendre visite. « Sa conversation, raconte aujourd'hui Edith Follet-Lebon, ressemblait à ses livres. Il parlait comme il a écrit Voyage au bout de la nuit. Ce livre, à vrai dire, m'avait un peu choquée. On avait reçu le manuscrit. Mon mari qui, pourtant, n'était pas très bien disposé envers lui, l'a lu en une nuit et il m'a dit : "ce livre va faire du bruit, je n'ai jamais rien lu de pareil". Et dans sa bouche, c'était un compliment42. » Jeanne Carayon, son ancienne voisine de l'appartement de Clichy, se souvient d'avoir vu un jour le docteur apparaître à sa porte... ■ « Il va poser un gros manuscrit sur la table. "Voilà mon Ours." Le roman est terminé. Son auteur s'y est-il à ce point vidé de sa substance pour apparaître ainsi changé, maigri, avec ce visage ascétique tout nouveau ? La chemise cartonnée s'ouvre sur le titre : Voyage au bout de la nuit. ■ « - J'ai envoyé d'autres copies chez Denoël, chez Gallimard. Prenez votre temps pour lire. « On ne peut pas toujours "prendre son temps" dans le métier. Peu après, c'est le bulletin de victoire : Denoël accueille l'Ours et prépare le contrat. Gallimard aussi a accepté, très peu plus tard, mais une parole est une parole... « - Je suis donc allé reprendre ma copie rue Sébastien-Bottin. Il est sorti des gens de partout pour voir ma tête. Je me serais cru une jolie femme43. » Que s'était-il passé exactement ? Chez Gallimard, la lecture du Voyage avait tout d'abord été confiée à Benjamin Crémieux. Peu après, lors d'un comité littéraire qui réunissait entre autres Jean Paulhan, Ramon Fernandez, André Malraux, Gaston Gallimard et Emmanuel Berl, Benjamin Crémieux rendit compte de sa lecture (inachevéE) de l'ouvrage dont il voulut lire à ses collègues plusieurs passages. Le manuscrit passa ensuite entre les mains d'André Malraux et d'Emmanuel Berl - Berl qui devait confier plus tard à Patrick Modiano, parlant de Céline : « C'était un vrai écrivain. Il n'y en a pas tant que ça. Je l'avais connu à la N.R.F. au moment où Benjamin Crémieux lui a refusé-ou plutôt ajourné- la prise du Voyage au bout de la nuit. Alors, il était passé et je l'avais arrêté, j'avais lu avec Malraux le dactylogramme, et on avait trouvé qu'il y avait un ton44... » Toutefois, malgré le soutien de Berl et Malraux, le manuscrit effraya le sage comité littéraire de Gallimard, Benjamin Crémieux en tête, qui suggéra des aménagements, des coupes que l'auteur n'aurait pas acceptés. A vrai dire, la question déjà ne se posait plus45. Louis Destouches avait senti depuis quelque temps les réticences de Gallimard et avait fait déposer un second exemplaire aux éditions Denoël qui, de leur côté, n'hésitèrent pas une minute. De l'enthousiasme, de la chaleur si spontanée et immédiate de Robert Denoël, l'écrivain lui sut gré toute sa vie. Et c'est un peu pour enjoliver le tableau, pour forger sa légende, qu'il raconta par la suite que les deux éditeurs lui avaient répondu en même temps. Comme le prouve par exemple cette lettre adressée à Milton Hindus le 28 juillet 1947 : « Tous les deux ont accepté le même jour mais Denoël deux heures avant la N.R.F. Crémieux était le "lecteur" à la N.R.F. il faisait quelques chichis... Enfin Denoël l'emporta - C'est le seul manuscrit de moi qu'il ait jamais eu "en lecture". Les autres par la suite il les a imprimés en toute confiance sans jamais les lire d'avance - Je me fous énormément de ce que l'éditeur peut penser de mes livres - Il n'est même pas question de solliciter son avis-Son goût est mauvais forcément - autrement il ne ferait pas ce métier de semi-épicier semi-maquereau46. » Le choix de Denoël par Céline était logique. Il ne pouvait que soumettre son roman à l'éditeur de l'Hôtel du Nord dont le succès l'avait tant marqué. Depuis peu de temps, Robert Denoël et son associé Bernard Steele avaient installé leur toute jeune maison dans une ancienne chapelle désaffectée de la rue Amélie. « Robert était fils d'un professeur d'université belge. Aventureux, bohème, n'ayant qu'une idée vague de la valeur de l'argent il faisait son chemin à grands pas dans Paris. Ses débuts n'avaient-ils pas été facilités par une femme à santé fragile qui dirigeait une Galerie de Peinture moderne de la rive gauche ? On le disait. C'est par elle, peut-être, que Denoël avait été mis en rapport avec un riche Américain, Bernard Steele. Ces deux étrangers venus de milieux très différents avaient en commun leur jeunesse, moins de trente ans, leur hardiesse, leur ambition de fonder à Paris une maison d'édition qui ferait parler d'elle. De ces deux étrangers, celui qui avait le moins d'accent, c'était Bernard Steele47. » Le prix Renaudot attribué l'année précédente à l'Innocent de Philippe Hériat avait contribué à la renommée de la maison qui publiait également de nombreux textes psychanalytiques et avait repris à Doin l'édition de la Revue française de psychanalyse. Faut-il voir dans l'intérêt sporadique porté par Céline à la psychanalyse une raison supplémentaire du choix de cet éditeur ? On l'a prétendu. 11 est permis d'en douter48. Un soir donc, Robert Denoël trouva sur sa table de travail un volumineux paquet contenant les neuf cents pages dactylographiées du Voyage. Un petit roman était joint à l'envoi, avec l'adresse d'une dame sur le papier d'emballage. Dans la nuit, l'éditeur commença à lire le gros livre, dans un état de surexcitation grandissant. Max Dorian qui était entré chez Denoël en 1930 comme secrétaire général, s'est souvenu de l'appel téléphonique de son patron, en pleine nuit. « - Mon cher ami, me dit-il, j'ai lu d'une seule traite 250 pages du manuscrit de Céline et si ça tient sur le même ton, jusqu'au bout nous avons en main un chef-d'ouvre... Je viens d'appeler Bernard et à vous comme à lui je demande d'arriver de bonne heure demain matin. Vous devrez donner très vite votre opinion, pour une décision très rapide. Nous aurons juste le temps de sortir le Voyage pour le Goncourt. Bonsoir, à demain, je me replonge dans mon océan49. » La suite de sa lecture confirma l'enthousiasme de Denoël. C'était le coup de foudre. De ces rarissimes coups de foudre qui sont la joie suprême, la justification, la consécration du métier d'éditeur, cette certitude brutale qu'il a soudain d'être tombé sur un trésor ou mieux, sur un auteur, une voix singulière, un nouveau regard sur le monde, un monde à lui tout seul. Denoël était suffoqué soudain par la liberté romanesque du Voyage, son lyrisme convulsif, ses audaces d'écorché vif50. Dès le lendemain comme promis, il fit lire à Bernard Steele qui partageait son bureau et à Max Dorian le manuscrit dont il venait d'achever la lecture. Sans l'appui de son associé, Denoël ne pouvait rien faire. Max Dorian croit se rappeler que la maison connaissait alors des difficultés de trésorerie après le lancement d'une collection pour enfants qui avait mal marché. Steele se laissa convaincre sans mal. Lui qui était d'origine juive, avait-il soupçonné déjà l'antisémitisme latent de l'écrivain, qui perçait dans l'Eglise mais n'était guère manifeste dans le Voyage ? C'est peu probable. Comme il ne disposait pas lui-même des fonds nécessaires à la mise en fabrication du livre, il téléphona à sa mère, aux États-Unis. « La conversation, paraît-il, fut longue et animée mais pour connaître son résultat il n'était que de voir l'expression épanouie de Robert Denoël. Question réglée51. » Encore fallait-il tout de suite prendre contact avec l'auteur de ce prodigieux manuscrit, qui n'avait pas signé son ouvre et ne donnait même pas son adresse. Le témoignage de Robert Poulet qui était alors un jeune romancier ayant publié chez Denoël l'année précédente Handji et le Trottoir, est éclairant et savoureux : « Alors on se rappela que l'énorme manuscrit était arrivé accolé avec un autre, dont l'auteur, moins étourdi, déclinait son identité. L'émissaire de Denoël se rua chez le personnage : c'était une dame, un peu peintre, un peu bas bleu. Elle habitait Montmartre. Une minute la malheureuse, d'après les cris qu'on lui fit entendre, se vit favorisée des dieux, promise au succès littéraire le plus flatteur et à l'admiration des siècles. Jusqu'à ce qu'on lui dît, entre deux compliments : - Evidemment il y a dans votre bouquin de ces audaces !... Espérons que nous échapperons à la correctionnelle." « La dame sursauta : elle n'avait rien écrit de téméraire, au contraire. L'émissaire reprenait : - Il faudra aussi que notre volume ait une épaisseur inaccoutumée. - Comment ?... Cent cinquante pages, à double interligne, avec de grandes marges ? « Tout s'éclaira quand il se révéla que l'objet de l'enthousiasme denoëlien n'était pas le petit roman où la dame avait conté une histoire sentimentale (la sienne, je supposE), mais le très gros roman que son voisin, le "médecin fou", lui avait confié à tout hasard en lui disant : "Puisque vous envoyez votre ours à un marchand de papier, joignez-y donc mon cachalot." « L'émissaire, averti du quiproquo, ne fit qu'un bond. A l'étage inférieur, il trouva le médecin fou, qui venait de se lever, comme il convient à un spécialiste du service de nuit. Clichy : coups de couteau, crises de delirium tre-mens... La lettre de Gallimard, avec le refus mitigé, tombait justement dans la boîte. « Et c'est ainsi que l'affaire avait été conclue52. » Louis Destouches se présenta aussitôt dans le bureau de Robert Denoël, rue Amélie. « Je me trouvais, écrivit ce dernier, en face d'un homme aussi extraordinaire que son livre. Il me parla pendant près de deux heures en clinicien qui a fait le tour de la vie, en homme d'une lucidité extrême, désespéré à froid, et cependant passionné, cynique mais pitoyable. Je le revois encore nerveux, agité, l'oil bleu, un regard dur, pénétrant, la physionomie un peu hagarde. Il avait un geste surtout qui me frappait. Sa main droite allait et venait comme pour faire table nette et, à chaque instant, son index désignait des choses. Il me parla de la guerre, de la mort, de son livre ; il parlait tantôt sur le ton de l'emportement, tantôt d'une manière blasée, comme quelqu'un qui est revenu de toutes les comédies, de toutes les illusions. Son expression était toujours forte, imagée, parfois hallucinante. L'idée de la mort, de la sienne et de celle du monde, revenait dans son discours comme un leitmotiv. Il me décrivit une humanité affamée de catastrophes, amoureuse du massacre. La sueur lui coulait sur le visage, son regard semblait brûler53. » i Bien entendu, Robert Denoël lui exprima son intention de publier sans tarder Voyage au bout de la nuit. Un contrat fut établi, signé par les deux parties le 30 juin. Il ne s'agissait pas, comme on l'a trop souvent laissé entendre, d'une offre mirifique avec de gros pourcentages consentis par l'éditeur à l'auteur, mais d'un contrat d'édition type, aux clauses même assez contraignantes pour Louis Destouches. Aucun à-valoir sur droits ne lui était versé. Il ne commencerait à toucher 10 % du prix de vente public du livre qu'à partir du quatrième mille, pourcentage porté à 12 % de 5 000 à 10 000 exemplaires vendus, 15 % de 10 000 à 50 000 et 18 % au-delà. Les droits annexes du livre devaient être partagés à 50/50 entre l'auteur et l'éditeur. Le droit de préférence était fixé à cinq ouvres en prose (romans ou nouvelleS) acceptées par les éditions Denoël aux mêmes conditions que celles fixées dans le présent contrat54. La machine éditoriale était donc en route, qui allait conduire à la sortie du livre en octobre. L'attitude de Louis Destouches est alors curieuse à observer car elle éclaire une nouvelle fois ses contradictions : ses inquiétudes, son détachement et sa passion. On vient de constater sa méconnaissance des mécanismes de l'édition, ses choix initiaux curieux de petits éditeurs médiocres ou obscurs tels Figuière et Bossard. Le manuscrit du Voyage déposé chez Denoël ne portait par ailleurs ni nom ni adresse. Curieuse désinvolture ! Il fallait bien tout de même qu'il le signe. Il décida alors du pseudonyme de Louis-Ferdinand Céline, en hommage à sa grand-mère maternelle Céline Guillou, c'est-à-dire en référence au passé, aux heures heureuses ou idéalisées de son enfance... Et maintenant, pour lui, tout était joué. Le livre était fini, accepté. Le nom de l'auteur trouvé. Le reste ne lui appartenait plus. Il voulait souffler désormais. Reprendre pied. Retrouver la vie active pour d'autres découvertes, d'autres émotions. Il voulait surtout donner congé aux spectres, aux visions, aux cauchemars qui l'avaient escorté pendant la rédaction de ce livre. Voilà pourquoi il ne voulut pas relire les épreuves du Voyage. Il en chargea Jeanne Carayon, comme il le lui avait promis. « L'ouvrage est maintenant en chantier rue Amélie, où l'auteur ne va pas souvent. II ne veut pas revoir lui-même ses épreuves : il a besoin d'oublier le gigantesque effort des dernières années, les affres de la métamorphose qui a fait de lui un écrivain. Il faut bien pourtant lui expliquer des retards : les typos, affolés par ce texte "insolite", l'ont haché de virgules. "Ils veulent me faire écrire comme François Mauriac !" Il faut recommencer la composition. Le travail de correcteur demande une adaptation au vocabulaire, au style, à la syntaxe de celui qui vient de se muer en Louis-Ferdinand Céline55. » En vérité, cette fuite de Céline ne trahissait pas seulement une nécessaire décompression. Elle témoignait aussi d'une forme de peur. Ou, à la limite, d'irresponsabilité. Il avait écrit son livre comme on jette un pavé dans la mare. Mais il refusait d'observer les remous qui en résulteraient. Un peu à la façon du joueur qui a avancé sa mise sur la table de roulette et n'ose suivre les rebonds de la boule blanche. Cette attitude se répétera pour les livres à venir. Céline écrira puis prendra la fuite. Comme si tout cela, la publication, l'effet sur la presse, le public, ne le concernait en rien. Les raz de marée provoqués ainsi par ses pamphlets, non, non, ce n'était pas lui, son livre était fini et il redevenait médecin, il endossait un autre état civil, ce n'était qu'un livre après tout, des émotions, un style, qu'on le laisse donc à sa solitude et qu'on n'en parle plus ! Une solitude relative, bien entendu. Il ne pouvait quand même pas se moquer tout à fait du sort de Voyage au bout de la nuit. Les quelques lettres que nous connaissons, adressées par lui à Robert Denoël, au moment de la fabrication du bouquin, éclairent parfaitement son attentive fébrilité. Il ne laisse pas son éditeur un instant au repos. Il s'accroche mordicus à son texte, il refuse d'en changer un iota, pas question de supprimer l'épisode de la galère qui permet la transition entre l'épisode africain et la découverte de New York, il donne même son avis sur la couverture dont il a dessiné un projet de maquette. Pour un romancier qui refuse de relire ses épreuves, cette vigilance extrême surprend. « Mon vieux, de grâce surtout n'ajoutez pas une syllabe au texte sans me prévenir ! Vous foutriez le rythme par terre comme rien - moi seul peux le retrouver où il est-J'ai l'air baveux mais je sais à merveille ce que je veux- Pas une syllabe. Faites attention à la couverture aussi-Pas de music-hallisme - Pas de sentimentalisme typographique, du classique. (...) une couverture assez lourde et discrète. C'est mon avis-Bistre et noir ou gris et gris peut-être et des lettres égales - un peu épaisses. C'est tout - C'est suffisant comme impressionnisme56. » Au fond, c'était toujours la peur qui lui dictait cette incohérente conduite. Peur d'être trahi par son éditeur. Peur de se relire, c'est-à-dire de se juger. Peur de l'avenir. Peur de tout. Aux longs moments de lucidité créatrice succédait une conduite de fuite et d'aveuglement. Céline l'écrivain, c'est-à-dire l'accusateur, devenait brutalement Céline l'anonyme, le médecin, c'est-à-dire le persécuté, le paranoïaque. Résumons-nous. En mars 1932, son père était mort. Un mois plus tard, Denoël acceptait le Voyage. Elizabeth était en Amérique. Le docteur Destouches poursuivait ses vacations au dispensaire de Clichy et ses activités de rédacteur chez Gallier et à La Biothérapie. Il était disponible. Son roman était en fabrication. Il voulait s'en distraire. Il était prêt pour d'autres aventures. A tout le moins pour des aventures sentimentales... Survint Erika Irrgang, une jeune étudiante allemande venue de Breslau à Paris, sans argent, sans relations, juste par curiosité, pour tenter de décrocher quelques petits métiers « au noir » et assister à des cours à l'université. Au début, tout s'était passé comme prévu. Et puis elle était tombée malade. Ses économies avaient fondu. Trop fière, et trop faible, pour quémander du secours, elle jeûnait dans une petite chambre de la rue Chevalier-de-la-Barre dont le loyer était payé encore pour quelques semaines. Jusqu'au jour où elle tomba évanouie à la terrasse d'un café, place du Tertre. Louis Destouches passait par là. Elle tomba donc littéralement dans ses bras. Il la fit monter dans un taxi. L'entraîna illico dans un restaurant des Grands Boulevards où elle engloutit une assiette de macaronis au jambon. Les présentations étaient faites. Elle était belle, Erika Irrgang. Brune, un visage à l'ovale parfait, un nez fin, des lèvres sensuelles et des yeux sombres et immenses. Il la ramena chez lui. Lui offrit l'hospitalité d'une chambre et d'un lit où elle sombra dans un long sommeil réparateur. A son réveil, elle l'aperçut. B venait de lui faire couler un bain. Elle s'installa rue Lepic pour quelques semaines. Peu de temps après leur première rencontre, elle devint sa maîtresse. Quel roman aux allures de mauvais mélo ! Erika Irrgang s'en expliqua par la suite : / « Le docteur était l'homme le plus inhabituel que j'eus rencontré jusqu'alors. Durant les premiers jours je dus faire des efforts pour comprendre à peu près ses phrases fragmentées. Il parlait invraisemblablement vite et ponctuait ses mots de bizarres gestes qu'il décrivait dans l'air. (...) |
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Louis-Ferdinand Destouches (1894 - 1961) |
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Portrait de Louis-Ferdinand Destouches | |||||||||