Louis-Ferdinand Destouches |
Le fameux appel à la résistance lancé par de Gaulle à la B.B.C. le 18 juin, bien peu de Français l'avaient entendu. Ils étaient sur les routes, en fuite. Ils pensaient que leur pays avait perdu non seulement une bataille mais la guerre. La paix, c'est tout ce qu'ils attendaient. Et la démobilisation. Le 22 juin, l'armistice fut signé à Rethondes dans le wagon de Foch, le wagon de 1918. Hitler tenait à ce symbole. Un cérémonial en forme de revanche ou d'humiliation. Le ton était donné. La collaboration serait un marché de dupes. Wagon ou pas, la France avait bel et bien déraillé. Que faire ? « L'heure est venue de cesser le combat. » C'est Pétain qui l'avait dit. C'est Pétain qu'on écouta. Et la délégation française dut signer toutes les clauses qu'on lui imposait,.la livraison des réfugiés politiques allemands, etc. Malheur aux vaincus ! La France était désormais coupée en deux : zone libre, zone occupée. Elle devait payer une colossale indemnité d'occupation. Pétain le sauveur et le père, Pétain le vieux moustachu débonnaire, le défenseur de Verdun, avait fait don de sa personne à la France, il était là pour consoler ses concitoyens, leur parler de travail, de famille, de patrie et de redressement national. Le 10 juillet, la IIP République se saborda comme un seul homme - ou presque. Seuls quatre-vingts députés refusèrent à Pétain les pleins pouvoirs pour définir le nouveau régime à mettre en place, une vague monarchie absolue où allait régner un papa gâteau, croyaient les Français, où s'accrocherait un papa gâteux, découvriraient-ils plus tard. La guerre, la défaite avaient-elles été un mauvais rêve ? Il fallait se réveiller. Mais pour beaucoup le réveil allait être plus cauchemardesque encore. Un cauchemar de quatre ans que Céline allait vivre avec toutes les contradictions, avec tous les malaises, toute la haine, la peur, la méfiance, l'aveuglement, la violence, l'incrédulité possibles... Quatre années d'Occupation, quatre longues, interminables, terribles années où Céline le contradictoire, l'homme des excès, du silence et du bruit sera plus que jamais contradictoire, excessif, silencieux, révolté, révoltant, dévoué, visionnaire et parfaitement myope. Comme si, au plus profond de cette nuit brune qui pesait sur l'Europe, les boussoles soudain allaient s'avérer folles. L'horreur, l'horreur absolue préconisée, organisée méticuleusement par les nazis, les déportations, les camps, les solutions finales, les morts par millions, oui l'horreur pure serait toujours là, en arrière-plan, pressentie, devinée parfois, aveuglante, invisible pour ceux qui ne voulaient pas voir ou n'osaient pas imaginer l'inimaginable. Allez donc comprendre quelque chose à Céline enfermé dans ses névralgies, ses bourdonnements et ses délires semblables à une armure qui le protégeait, le blessait et le coupait du monde ! Observez-le ! Il se tait et puis il ne se tait plus. Il veut tout voir parce qu'il est curieux et il ne voit rien, Il vomit les Juifs mais ne s'engage dans aucun parti, refuse toute collaboration officielle, régulière, rémunérée, dans un journal. Il provoque les Allemands en public, il prédit leur défaite mais en est-il si convaincu ? Il n'hésite pas à aider des réfractaires au S.T.O. On résiste autour de lui, à Bezons, à Montmartre. Fort bien. Il ferme les yeux-ou il les ouvre. Il donne un coup de main pour soigner tel ou tel blessé qui ressemble furieusement à un parachutiste ou à un agent de liaison débarqué d'Angleterre. Ce qui ne l'empêche pas d'écrire des lettres exaltées à des journaux ultra-collaborationnistes, de ne rien regretter, de ne rien oublier, de vociférer son racisme et puis de se taire sans aucune transition, torturé par l'idée de la mort, incroyablement lucide, visionnaire, avant d'écrire Guignol's band, de poursuivre ses féeries... Il a des prudences madrées de petit-bourgeois qui stocke ses saucissons ou ses confitures, qui a peur de manquer, et puis il déblatère contre les francs-maçons, les communistes, les alliés, les Juifs. Il encourage la croisade contre le bolchevisme, comme si de rien n'était, mais déteste toute forme de guerre. Ah ! raconter la vie de Brasillach, de Cousteau, de Laubreaux, de Jean Luchaire et des autres, comme ce serait simple ! Ils s'engagent dans un combat, ils ont des convictions mâtinées parfois d'opportunisme, ils sont nourris par des haines, une stratégie, des refus. Ils dénoncent, ils règlent leurs comptes, ils espèrent en un ordre nouveau, ils croient en un fascisme à la française et toujours à l'alliance franco-allemande et à la lutte contre le bolchevisme. Avec Céline, rien de tel. Ce n'est pas un homme de parti. Il n'a que des partis pris. Qu'il prend, du reste, et puis qu'il laisse. C'est un écrivain. L'inventeur d'un langage. Sa petite musique, sa révolution à lui, voilà ce qui lui importe et qui nous le rend immense. Mais il veut tout de même être de son temps. Il s'est engagé à la veille de la guerre. Il s'engage encore un peu au lendemain de la défaite. Un pas en avant, un pas en arrière, un pas de côté et une multitude de faux pas. Tout Céline est là, écartelé, hurleur, taciturne, généreux, grandiose, affligeant. Bien malin qui prétendrait le comprendre, dresser de lui en quelques phrases un portrait-robot ! La France vichyste se mit donc en place à une allure record. Pas de temps perdu dans la politique de collaboration. Le 13 août 1940, la franc-maçonnerie « accusée d'être le chancre de la France » fut dissoute et les francs-maçons pourchassés. On commença par publier leurs noms au Journal officiel. Le 3 octobre 1940, alors que les Allemands n'avaient encore rien demandé, qu'aucune pression n'avait été exercée, le gouvernement de Vichy animé d'un zèle stupéfiant promulgua un statut des Juifs en France, un système d'exclusion qui visait à chasser les Français juifs des postes de commandement et de responsabilités dans l'armée, la magistrature, la fonction publique. Ils ne pourraient plus exercer une activité culturelle dans le cinéma, le théâtre. Les Juifs étrangers pourraient être internés... La France avait été vaincue, n'est-ce pas ? Il lui fallait désigner ses coupables tandis que Pétain s'efforçait de mobiliser la jeunesse « dans son âme et son corps », avec ses Compagnons de France, ses Chantiers de jeunesse et autres scouts ou éclaireurs comme flambeaux de la Révolution nationale. Les fautifs donc : les Juifs, les francs-maçons, le Front populaire, les gouvernements précédents. Les montrer du doigt, fort bien. Restait l'essentiel : les passer en jugement. Le 20 octobre se réunit pour la première fois la cour de Riom où allaient être inculpés, entre autres, Léon Blum, Georges Mandel et Paul Reynaud. Mais les intellectuels aussi tenaient à participer au grand examen de conscience (l'examen de la conscience des autres, bien entendu !) pour déterminer les causes de la défaite. Cette tâche s'imposait à eux. Par le biais de la presse, en créant ou en développant les périodiques de la collaboration, qu'ils entendaient conduire, avec des nuances diverses, de l'ultra-fascisme de Je suis partout où Rebatet et Brasillach trouveraient vite le gouvernement de Vichy trop mou jusqu'au « francisme » de Marcel Bucard, de l'hebdomadaire politico-culturel la Gerbe d'Alphonse de Châteaubriant, fervent défenseur de l'alliance franco-allemande, au journal l'Ouvre de Marcel Déat, chef de file des pacifistes de gauche jusqu'en septembre 1940 puis adversaire de Vichy et partisan malheureux d'un « parti unique de la Révolution nationale »... Par le biais des livres aussi. Pierre Drieu La Rochelle écrivit alors Ne plus attendre, tout un programme ! Lucien Rebatet commença la rédaction des Décombres qui sera un prodigieux best-seller à sa sortie en 1942. Benoist-Méchin signa la Moisson de Quarante qui lui assura une soudaine notoriété. Céline, de son côté, qui avait rallié la rue Marsollier, le petit logement étroit qu'il partageait avec sa mère et Lucette, entreprit dès la fin de l'été la rédaction des Beaux Draps, Une façon de participer à la grande lessive. L'éditeur Robert Denoël, pendant ce temps, ne perdait pas le nord, c'est-à-dire le sens des affaires. La collaboration pouvait être aussi un marché juteux. Un mois à peine après l'entrevue et la « poignée de main » de Mon-toire qui avait officialisé la politique de collaboration entre Pétain et Hitler, Denoël créa, le 20 novembre très précisément, une filiale d'édition domiciliée 21 rue Amélie (les éditions Denoël avaient pignon sur rue au 19 !), les Nouvelles Éditions françaises, et lança tout de suite une collection édifiante qualifiée par lui d'« intérêt national » et intitulée Les Juifs en France. Premier titre paru : Comment reconnaître le Juif ? par le docteur Montandon. Allaient suivre bientôt les Tribus du cinéma et du théâtre de Lucien Rebatet. C'est pour le compte de cette filiale que Céline rédigea son troisième et dernier grand pamphlet politique. Cela ne pouvait suffire à occuper ses journées. Docteur, il se sentait en chômage ou démobilisé. Il chercha très vite une nouvelle affectation de médecine de dispensaire, dégoûté qu'il était de la clientèle privée. Le médecin-chef et fondateur du dispensaire de Bezons, le docteur Hogarth de nationalité haïtienne, ne pouvait plus exercer car son pays s'était rangé aux côtés des Alliés. Céline l'apprit et fit des pieds et des mains pour occuper son poste. Il écrivit au président de la Délégation spéciale de Bezons qui remplaçait l'ancien maire communiste destitué. Il lui expliqua en substance qu'à ses yeux il y avait un peu trop de médecins juifs à Bezons et qu'un indigène de Courbevoie y trouverait enfin sa place naturelle. Il se rendit à Versailles auprès du directeur du service départemental de santé. Bref, il fut nommé sans trop de mal par la mairie de Bezons, le 21 novembre, et gratifié d'un traitement de 36 000 francs par an, avec le statut de fonctionnaire municipal. Puis, par arrêté du 21 décembre, nommé encore médecin assermenté près de l'administration du département de Seine-et-Oise. Bien entendu, il jura qu'il n'était pas juif, qu'il n'appartenait pas à la franc-maçonnerie. En cela, il n'eut pas beaucoup à se forcer. Pour l'essentiel, son travail qu'il commença le Ie' décembre 1940 et qu'il conservera jusqu'à son départ pour l'Allemagne en juin 1944, consista en trois longues vacations hebdomadaires au dispensaire, dans cette banlieue d'une tristesse sans nom, entre Sartrouville et Colombes, agglomération urbaine grise, pauvre, déshéritée comme un avant-goût du purgatoire. Médecin assermenté, c'est-à-dire médecin légiste, il devait aussi se rendre chez des particuliers, signaler les décès à l'administration, signer les permis d'inhumer, etc. La guerre faisait rage maintenant dans le ciel d'Angleterre. Londres était bombardé, Coventry rasé, mais l'aviation britannique tenait le choc, les Spitfire ou les Hurricane damaient souvent le pion aux Heinkel, Messers-chmidt et autres Stuka. Hitler commençait à se rendre compte que ses troupes ne débarqueraient pas de sitôt au pied des falaises de Douvres. En France, Pierre Laval forçait les feux de la politique de la collaboration, lui qui croyait à l'inévitable victoire de l'Allemagne. Le maréchal Pétain traînait un peu les pieds. Laval n'hésita pas à négocier à son insu. Le 13 décembre, comme par un vague sursaut d'autorité, Pétain fit arrêter son ministre et le remplaça par l'amiral Darlan à la tête du gouvernement. Les Allemands froncèrent les sourcils, Otto Abetz leur ambassadeur à Paris manifesta sa désapprobation et Laval fut aussitôt relâché. La collaboration avait encore de beaux jours à vivre. Entre Bezons et la rue Marsollier, Céline acheva ses Beaux Draps en quelques mois. Avec toujours cette hâte inquiète que trahit sa grande écriture vagabonde, infatigable et presque maladive, à saute-mouton d'un feuillet à l'autre, et qu'expliquait sa paralysie partielle du bras, consécutive à sa blessure de 14. Les liasses étaient retenues par des pinces à linge, jetées dans les corbeilles ou suspendues à des ficelles. Ainsi composait-il avec une sorte d'empirisme fou, de méticulosité désordonnée. Des pages par centaines, par milliers, quelques lignes, quelques idées, une musique virevoltante, les cris les plus dissonants avec la grâce d'une mélodie de Couperin. Qu'avait-il à dire, dans les Beaux Draps dédiés à la corde sans pendu, comme si le bourreau n'avait pas fait son office, comme si les responsables du désordre de 40 attendaient encore d'être châtiés - ou encore, troublante ambiguïté, comme s'il s'agissait de désigner la corde porte-bonheur pour espérer des lendemains meilleurs, sans nouvelles morts d'hommes ? On a prétendu que l'antisémitisme était absent de ce pamphlet, son seul écrit politique rédigé sous l'Occupation. C'est faux. Céline commence par le déplorer : « Plus de Juifs que jamais dans les rues, plus de Juifs que jamais dans la presse, plus de Juifs que jamais au Barreau, plus de Juifs que jamais en Sorbonne, plus de Juifs que jamais au Théâtre, à l'Opéra, aux Français, dans l'industrie, dans les Banques. Paris, la France plus que jamais livrés aux maçons et aux Juifs plus insolents que jamais'. » Et un peu plus loin il ajoute : « Bouffer du Juif ça suffit pas, je le dis bien, ça tourne en rond, en rigolade, une façon de battre tambour si on saisit pas leurs ficelles, qu'on les étrangle pas avec2. » L'antisémitisme tout de même n'est pas le thème dominant du livre, il s'en faut de beaucoup. Pour une raison très simple : son antisémitisme d'autrefois était une forme d'espérance, il le vociférait avec un but précis : éviter la guerre, préserver la paix, la paix à tout prix. Mais la guerre est venue, la guerre n'a rien changé. Les mêmes médiocrités, les mêmes égoïsmes et les mêmes misères pullulent. A quoi bon être antisémite ? L'antisémitisme, il ne le désigne plus que comme une sorte de permanence, un symptôme du mal français. Pour le coup, cet antisémitisme devient un prétexte. Il ne veut pas dire autre chose quand il affirme que les Juifs sont partout. Le rêve du bourgeois français, c'est d'être juif, c'est-à-dire, selon Céline, de vénérer le Veau d'or, d'être dépourvu d'esprit, de spiritualité, de légèreté. « La France est juive et maçonnique, une fois pour toutes. Voilà ce qu'il faut se mettre dans le tronc, chers diplomates ! Les équipes sont à l'infini... A peine l'une est-elle usée... qu'une autre se dessine... de plus en plus "rapprochantes", forcément... « C'est l'Hydre au cent vingt mille têtes ! « Siegfried n'en revient pas3 ! » La religion catholique est évidemment entraînée par Céline dans la même condamnation. « Crime des crimes, la religion catholique fut à travers toute notre histoire, la grande proxénète, la grande métisseuse des races nobles, la grande procu-reuse aux pourris (avec tous les saints sacrementS), à l'enragée contaminatrice. « La religion catholique fondée par douze juifs aura fièrement joué tout son rôle lorsque nous aurons disparu, sous les flots de l'énorme tourbe, du géant lupanar asiate qui se prépare à l'horizon4. » Pas un mot dans les Beaux Draps sur Vichy incapable bien entendu de tirer la France de cette médiocrité où elle est engluée. Juif, pas Juif, ce n'est plus pour Céline qu'un critère arbitraire, une aberrante typologie pour distinguer par exemple les écrivains qu'il aime, les écrivains musicaux, légers, de ceux qu'il réprouve, les abstraits, les pesants, les bavards. « Que me fout Mr. Ben Montaigne prêchi-prêcha, madré rabin ?... Il n'est point la joie que je cherche, fraîche, coquine, espiègle, émue... Je voudrais mourir de rire, mais légèrement... Bellay m'est plus cher que Racine pour deux trois vers... Je veux bien larmoyer un peu mais en dansant... Je suis de la "troupe volage"... Les sanglots d'Iphigénie m'ennuient... Hermione est obscène et s'écoute... Sombres histoires de cul. « Mr. Montaigne n'est point lyrique et c'est un grand crime à mes yeux, il fabrique ses sournois Talmuds, ses gros manuels du "Parfait Juivre", à crou-gnotter dans la tiédeur, dans la dégonflerie captieuse, à cent mille bonnes raisons pour une... L'Horreur5 !... » Ah ! certes non, rien d'optimiste dans les Beaux Draps. La France restera toujours aussi sale, lessive ou pas lessive. On n'édifiera rien de neuf, rien de durable sur tant de décombres. L'avenir idéal qu'il propose sarcastiquement aux Français avec le rire blessé surgi du plus profond non pas de ses déceptions mais de ses confirmations, c'est un communisme à la Labiche, un communisme petit-bourgeois avec le pavillon de banlieue héréditaire et un salaire national de cent francs par jour pour tout le monde, « dictateur compris ». Mais les plus fortes pages de ce livre, sans conteste, ce sont les dernières, les plus mélancoliques aussi, celles où il évoque, dans le déferlement des médiocrités, l'école, cette machine à décerveler, à tuer sous les sottises raisonnantes, rabâcheuses et anémiées, la poésie native des enfants. Céline trouve alors des accents déchirants pour condamner tout le système éducatif français, ce « désastre de féerie »... « Nous crevons d'être sans légende, sans mystère, sans grandeur, s'écrie-t-il. Les deux nous vomissent. Nous périssons d'arrière-boutique6. » Un peu plus loin, il résume sa pensée : « Il faut un long et terrible effort de la part des maîtres armés du Programme pour tuer l'artiste chez l'enfant. Cela ne va pas tout seul. Les écoles fonctionnent dans ce but, ce sont les lieux de torture pour la parfaite innocence, la joie spontanée, l'étranglement des oiseaux, la fabrication d'un deuil qui suinte déjà de tous les murs, la poisse sociale primitive, l'enduit qui pénètre partout, suffoque, estourbit pour toujours toute gaîté de vivre7. » Non, plus rien d'antisémite là-dedans. Du reste, l'antisémitisme pour qui, pour quoi ? Répétons-le, tous les efforts sont inutiles. Les draps resteront sales. A quoi bon épurer, condamner, nettoyer ? Céline est revenu à ses certitudes de toujours, Céline lave plus noir. Comment imaginer du coup que les Beaux Draps puissent être un livre mobilisateur pour les forces collaboratrices qui se mettaient en place ? Le 4 décembre 1941, le gouvernement de Vichy allait même faire interdire l'ouvrage en zone non occupée. Les sarcasmes céliniens étaient trop sulfureux pour les adeptes du travail, de la famille et de la patrie. Pétain avait besoin du soutien des Églises catholique et protestante. Les furieuses diatribes anticléricales de Céline l'irrécupérable étaient encore plus malvenues. Au tout début de l'année 1941, le livre fut donc bouclé. Céline signa son contrat avec Denoël (pour le compte des Nouvelles Éditions françaiseS) le 3 février. Un contrat avantageux pour l'auteur avec des droits établis d'emblée à 18 % et payables d'avance pour chaque nouveau tirage, le premier étant fixé à 10 000 exemplaires (prix de vente du volume 24 francS). Délivré de ce travail, Céline songea alors à déménager. Pour au moins trois raisons : La cohabitation avec sa mère devenait de plus en plus difficile, surtout dans ce logement exigu et sans confort de la rue Marsollier avec un mode de vie (le sien, celui de LucettE) si bohème, si peu accordé à la quiétude frileuse d'une vieille femme casanière et un peu possessive. Par ailleurs il n'avait plus à redouter l'on ne sait quelle persécution, comme dans cette atmosphère suspendue de l'avant-guerre où il se sentait curieusement traqué. Maintenant le pire était sûr, le pire était venu, le pire se stabilisait avec une guerre qui menaçait d'être longue et une occupation allemande dont nul ne prévoyait la fin. Il pouvait reprendre un logement à son nom. Enfin, avec son nouveau poste de médecin-chef du dispensaire de Bezons et ses droits d'auteur pour les Beaux Draps (ajoutés à ceux de ses premiers pamphlets que Denoël avait remis en vente, sans altération de texte, en septembre 1940, afin de liquider ses stockS), il bénéficiait d'une aisance matérielle lui permettant de payer un loyer. Il voulut retourner à Montmartre, son quartier de prédilection, auprès de Gen Paul l'ami inséparable, de Marcel Aymé le taciturne et de Le Vigan rongé par la folie de ses rôles... C'est Gen Paul précisément qui lui trouva un appartement libre à louer au 4, rue Girardon, à quelques mètres de son ancien logement sous les toits de la rue Lepic : un trois-pièces cette fois, au quatrième étage d'un immeuble de brique, très petit-bourgeois et assez laid, à l'angle de la rue Norvins, face à la rampe d'accès au Moulin de la Galette. Ses anciens occupants étaient-ils des Juifs ou des étrangers qui avaient dû fuir Paris ? « Trois petites pièces douillettes, lumineuses, un peu plus étriquées peut-être8 », décorées des mêmes bibelots rapportés d'Afrique, avec des livres un peu partout, un lustre de cuivre hollandais, « un mobilier du genre rustique breton, tel que l'eût choisi un employé de bureau ayant fait un héritage9 », et le bureau de Louis dans le plus extravagant désordre, avec des livres en pagaille, des ficelles tendues d'un mur à l'autre, des liasses de manuscrits suspendues par les fameuses pinces à linge... Tel sera donc le décor de leur vie parisienne à partir de février 1941, date de leur emménagement vraisemblable, à Lucette et à lui. Résumons-nous : un emploi de médecin municipal à Bezons, un nouvel appartement à Montmartre, son livre-bilan de la débâcle enfin achevé, Céline en avait fini avec le plus urgent. Le décor était désormais planté. Il pouvait s'installer dans sa nouvelle existence. Regarder autour de lui. Vivre, survivre, se protéger et se livrer inconsidérément dans les quatre longues années de l'Occupation... Écrire ou ne pas écrire ? Dès les premiers jours de l'Occupation, Lucien Rebatet alla rendre visite à Céline comme on consulte un oracle, le prophète si mal entendu des désastres de la patrie. Rebatet était animé du zèle péremptoire des intellectuels qui rêvaient de rebâtir la France ou le monde, de leur donner enfin la forme exaltante de leur idéologie. Mais face à Céline dont il espérait conseils et encouragements, ce fut la douche froide. L'auteur de Bagatelles pour un massacre commença par lui dire : « - Vichy, c'est de l'inexistant, de la fumée, de l'ombre. Ce qu'il y a de vrai, c'est que les Fritz ont perdu la guerre. « Je le regardais, stupéfait. Que lui était-il arrivé ? Nous étions le 12 ou le 15 octobre 1940. Les gaullistes les plus effrénés de l'Hôtel du Parc auraient été sidérés par un tel propos. Churchill lui-même... « - Sans blague, Louis ? Qu'est-ce qui te fait croire ça ? « - Ils ont paumé, et nous avec. Une armée qui n'apporte pas une révolution avec elle, dans les guerres comme celle-là, elle est cuite. Tordus, les Frizous. « - Mais enfin, qu'est-ce que les Anglais peuvent contre eux, dans l'Ile ? « Il secouait la tête, renfrogné : « - Tordus, les Feldgrau, même s'ils y mettent le temps. Et ça sera vilain10... » Cette conversation est fort révélatrice. Elle met d'emblée Céline à l'écart des milieux de la Collaboration. Les intellectuels français fascistes comme Rebatet ou Brasillach tiennent alors pour assurée la victoire de l'Allemagne et ne voient pour la France qu'une seule chance de redressement : une alliance étroite avec leur ancien adversaire. Céline, lui, ne croit pas au redressement de la France et ne croit pas davantage au progrès, en 1940, qu'il n'y croyait en 1932 ou 1936. Jamais il ne sera un homme d'avenir. C'est un homme du passé. C'est-à-dire un désespéré comme tous les nostalgiques. Le futur ne lui inspire que des sarcasmes. Les Beaux Draps en fait foi. Qui plus est, la victoire du IIP Reich ne lui paraît pas du tout assurée. Bref, il n'a rien à faire, apparemment, avec Je suis partout, Au pilori et tous leurs rédacteurs. Est-il si sûr pourtant de la défaite de l'Allemagne ? D'autres témoignages ou des fragments de correspondance permettent parfois d'en douter. En particulier, au tout début de l'offensive éclair et victorieuse des nazis contre la Russie, après le 22 juin 1941". Mais il ne s'agit peut-être là que d'un optimisme de circonstance qui masque bien des hésitations. Quand il s'en va disant et répétant que les Juifs sont partout, que rien n'est changé, que la France est immuable, il ne fait que traduire là, à sa façon, son profond pessimisme. En vérité, Céline ne sait pas où il va, ne sait pas où le monde va. Le pire lui paraît sûr. Il n'a pas la force de lutter contre la politique du pire. Il proteste, il chuchote puis il se tait. Il veut se réfugier dans la littérature. Trop tard ! Dès le début, il tenait des propos défaitistes. Avec des provocations démentes. Toujours il reste seul. Il revendique sa solitude, sauvagement, inconsidérément, douloureusement. Regretter ce qu'il a écrit et retirer de la circulation ses livres antisémites d'avant-guerre, à l'heure où les Allemands occupent (pour commenceR) les deux tiers de la France, où les déportations de Juifs s'organisent, pas question ! Se rend-il même bien compte de ce qui se passe autour de lui, la grande rafle du Vel'd'Hiv de la nuit du 16 juillet 1942 et la suite ? On doit se poser sérieusement la question. Sa myopie, sa sincérité semblent aussi démesurées que peu discutables. Dans la vie comme dans ses livres, il tord, il déforme la réalité pour la rendre conforme à ses désirs ou à ses peurs. Ce qu'il ne peut adapter à sa propre logique, il le balaye. Les visionnaires ne voient rien du tout, c'est bien connu. Rien de ce qui pourrait les déranger. Céline voit des Juifs ploutocrates qui triomphent. Comment le faire changer d'avis ? A force de frénésie et de délire, il a fini par vider le mot juif de tout contenu pour en faire le mot de passe de ses angoisses, de ses refus. Il reste isolé à Montmartre, dans un petit cercle d'amis funambules. Il soigne au jour le jour les misères de Bezons. Il écrit. Il s'enflamme. Il ne comprend rien. Le 9 mars 1951, dans les derniers jours de son exil danois, il confiera encore à son ami Albert Paraz : « Mme Rothschild était admirablement respectée au Ritz pendant toute l'occupation. Le boche est vénal, servile, il adule le Youtre12... » L'Histoire, décidément, n'apprend rien à personne. Mais s'engager plus avant, écrire malgré tout dans les périodiques de la collaboration, il n'y tient pas non plus. Ne jamais rédiger un article rémunéré, c'est un principe auquel il tient mordicus depuis le lancement du Voyage. Ne jamais être à la solde, à la merci de quelqu'un. Sa pensée, d'autre part, peut se résumer en une formule : ce qu'il avait à dire, il l'avait dit autrefois, en 1936 ou 1937, sous le Front populaire et la suite ; il ne va pas maintenant se répéter et hurler avec les loups. Une lettre non datée adressée à Jean Lestandi, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Au pilori résume ainsi son attitude : « Vous me demandez pourquoi je n'écris plus ? Vous êtes bien aimable. Ma réponse est simple. Ce qui est écrit est écrit, rien de plus, au juste moment. Le moment passé, le danger passé, place aux commerçants ! Aux chiens et aux moutons ! Aux vendeurs de tout ! Aux bêleurs en tout... Il faut des diffamateurs, des bourriques, des innommables. J'en ai toujours pour ma part une bonne meute au cul. Que ce soit sous Blum, Daladier, Monseigneur Zazou ou Laval, leur nombre est à peu près constant. Si je devais leur botter le pop, je marcherais nu-pieds depuis toujours13... » Ne pas écrire comme il l'affirme à Jean Lestandi, c'est beaucoup dire. Plus d'une trentaine de manifestations de Céline paraîtront en vérité dans la presse de l'Occupation. Et plus précisément vingt-cinq lettres, trois interviews, deux réponses à des enquêtes, une signature de manifeste et trois extraits de comptes rendus d'interventions orales publiques. Sept fois dans Au pilori, six fois dans Je suis partout, quatre fois dans la Gerbe et l'Appel, trois fois dans l'Emancipation nationale"... Parfois il se plaindra de coupures, de falsifications, d'abus de confiance. Toujours ses écrits auront une forme privée. Aucun article en effet, au sens strict du terme... La signature de Céline parut pour la première fois dans la Gerbe d'Alphonse de Châteaubriant le 13 février 1941, sous le titre «Acte de foi». Il s'agissait d'une déclaration violemment antisémite stigmatisant avec une ironie amère les prudences, les arrière-pensées des nouveaux maîtres de Vichy : « Cent mille fois hurlés "Vive Pétain" ne valent pas un petit "vire les youtres !" dans la pratique. Un peu de courage n... de Dieu 1 » Il ajoutait : « C'est ça votre Révolution ? Aux fous ! Vous accourrez me réveiller quand on abolira les trusts. Pas avant ! De grâce ! » Et il finissait par s'en prendre aux intellectuels cauteleux et prudentissimes : « Tout ce qui tient plume en France, scène, film, babil, devrait sur l'heure, tout comme en Loge !... remplir son devoir. Que cela constitue dossier ! Compromettons-nous ! En toute liberté bien sûr, spontanément, au pied du mur. Sans aucune pression. Et l'on saurait à qui l'on cause, enfin 1 Acte de baptême n'est point tout ! Acte de foi, net, par écrit. « Les Juifs sont-ils responsables de la guerre ou non ? Répondez-nous donc noir sur blanc, chers écrivains acrobates. » Cette lettre que la rédaction de la Gerbe avait sollicitée, trahissait-elle la pensée de Céline ? Avait-il été trop loin ? Regrettait-il déjà ce mouvement d'humeur inconsidéré ? C'est vraisemblable. Il se plaignit aussitôt à Lucien Combelle (l'homme du peuple un peu anarchisant avec qui il entretenait des rapports plus étroits, plus complices qu'avec Châteaubriant l'aristocratE) des modifications apportées à son texte. « Cher Ami, Je tiens à vous faire connaître que ma lettre publiée dans la Gerbe a été absolument tripatouillée, édulcorée, tronquée, falsifiée, que je ne la reconnais en rien-qu'elle ne me regarde pas-Ces procédés n'abîment que leurs auteurs - Grd bien leur fasse ! Aussi bêtes que gaffeurs15 ! » Un jeune diplomate allemand en service au ministère des Affaires étrangères, Eitel Moellhausen, occupait à la Gerbe le rôle de rédacteur en chef. Ses rapports n'étaient pas toujours faciles avec Alphonse de Châteaubriant. C'est peut-être contre l'avis de ce dernier qui venait du reste de quitter provisoirement le journal pour manifester son désaccord avec la ligne politique adoptée, que Moellhausen publia (et modifia ?) le texte de Céline. Il s'en expliqua quelques années plus tard, par un témoignage publié dans Rivarol le 17 janvier 1953: « Dès le début, Céline me dit qu'il ne voulait pas entendre parler d'une collaboration et qu'il était décidé à ne plus écrire car s'il avait eu le courage de se montrer favorable aux Allemands quand ceux-ci étaient loin, à présent il ne pouvait plus le faire. (...) Je le priai alors d'écrire, tout simplement, une lettre à Châteaubriant pour lui expliquer son point de vue et, à ma grande satisfaction, il accepta. Quelques jours plus tard, la lettre arriva à la Gerbe et elle était, comme je l'avais espéré, un papier excellent. (...) A peine ce numéro était-il sorti que Céline m'envoya une vibrante protestation, dans laquelle, après m'avoir accusé d'abus de confiance, il me menaçait d'un procès. » Quelques jours plus tard, le 22 février précisément, Lucien Combelle publia dans le Fait une nouvelle lettre de Céline. Une lettre ambiguë, contradictoire, en forme d'échappatoire. L'écrivain revendiquait d'abord une certaine discrétion : « Tout est hystérie, narcissisme dans notre métier, je veux bien, mais encore une certaine décence est-elle tout notre rachat, une certaine transposition, notre peine, qui nous excuse un tout petit peu. Hors cela quelle abjection ! » Pour s'étonner ensuite de la lâcheté de ses confrères : « Que font-Us ? Où sont-ils ? A combien trahissent-ils ? A combien l'heure ? Ces splendides élites. Amérique ? Angleterre ? Marseille ? C'est le moment de savoir, de tout savoir... A vous. » Le 28 fut mis en vente les Beaux Draps. De réactions critiques notables ? Aucune. Le livre tombait mal, tombait à plat. Qui aurait eu intérêt à « récupérer » alors Céline ? Vichy ? Les gaullistes ? Les premiers résistants ? Les fascistes ? Les pro-Allemands ? Pour cette fois, pas de doute, Céline avait fait le maximum pour se mettre dans son tort. Mais comme il avait malgré tout donné beaucoup de gages, avant guerre, à l'hystérie antisémite naissante, il bénéficia parfois de réactions critiques de pure complaisance ou alors d'articles très généraux. Le plus notable fut sans conteste celui de Drieu La Rochelle dans la Nouvelle Revue française du 1er mai 1941. On pouvait y lire en particulier ces lignes si pénétrantes : « Il y a du religieux chez Céline. C'est un homme qui ressent les choses sérieusement et qui, en étant empoigné, est contraint de crier sur les toits et de hurler au coin des rues la grande horreur de ces choses. Au moyen âge il aurait été dominicain, chien de Dieu ; au xvie siècle, moine ligueur. Il y a du religieux chez Céline dans le sens large du mot : il est lié à la totalité de la chose humaine, bien qu'il ne la voie que dans l'immédiat du siècle. Et peut-être, dans un sens plus étroit, y a-t-il du chrétien chez lui ? Cette horreur de la chair. Mais, somme toute, non. Cette horreur n'est que pour la chair avariée. Au-delà, Céline voit une chair lavée, lustrée, sauvée, pétillante de gaîté, élancée de joie. Cela éclate, entre autres, aux dernières pages de son livre, Les Beaux Draps. » Et voilà bien l'unique allusion faite par Drieu à ce dernier livre qui ne lui avait servi au fond que de prétexte. Pourquoi le même Céline qui avait refusé d'accorder une interview à Lucien Combelle, accepta-t-il de s'entretenir en mars 41 avec Henri Poulain, le secrétaire de rédaction de Je suis partout ? Caprices de l'instant ? Sens de la publicité ? L'hebdomadaire de Brasillach bénéficiait d'une bien plus large diffusion. Cette précision n'est peut-être pas indifférente. Poulain, que Céline connaissait d'avant la guerre, alla le surprendre à Bezons, dans son dispensaire. L'auteur des Beaux Draps le mit en garde d'emblée : « On peut parler du bouquin... si on veut ! faut pas parler de moi 1 Je ne suis pas Madame Darrieux ! La question littéraire, c'est un genre féminin, bêtement féminin ! Et puis, faut pas parler du bonhomme, jamais ! c'est trop moche l'homme ! » Poulain exprima devant Céline le regret que le Juif n'ait pas assez la vedette dans les Beaux Draps. On n'est jamais assez antisémite aux yeux des autres antisémites. Céline s'efforça de le rassurer : « Pour le Juif, j'avais fait de mon mieux dans les deux derniers bouquins... Pour l'instant, ils sont quand même moins arrogants, moins crâneurs... Faut quand même pas s'illusionner. Le secrétaire des Médecins de Seine-et-Oise s'appelle Menckietzwictz. A part ça... J'ai d'ailleurs entendu dans une queue une bonne femme qui disait : "Au temps des Juifs, on mangeait bien !..."16. » On voit là comment Céline, trop prudent, trop distant, trop sceptique pour s'engager, pour écrire des articles rémunérés, pouvait se faire « piéger » par un journaliste. Les paroles sont terribles. Céline l'emporté, le démesuré, qui jouait de sa colère et de ses excès rhétoriques, qui hurlait le faux pour chuchoter le vrai, qui n'hésitait à provoquer la terre entière, pouvait ainsi se faire prendre à ses propres dérobades. Les paroles restent, accablantes parfois, immobilisées, déformées, dépouillées, nues, sans ces inflexions de la voix, ce jeu de la comédie qui les travestissent parfois et les sauvent. Des réponses de Céline aux attaques de la presse contre les Beaux Draps, de sa lettre à la rédaction à'Aujourd'hui pour insulter Robert Desnos, l'accuser de charabia et de philosémitisme, ou au Pays libre qui lui reprochait, sous la signature de Maryse Desneiges, d'avoir ridiculisé l'armée française, rien de particulier à retenir sinon une colère brouillonne, un antisémitisme d'autant plus fébrile et atténué à la fois que Céline mesurait bien l'inanité de tout cela. « Nous méritons de crever enfin tous, et je l'espère une fois pour toutes17. » Autrement plus intéressantes sont les lettres qu'il adressa aux journaux après l'entrée en guerre des puissances de l'Axe contre la Russie, le 22 juin 1941. Comme si les premières victoires allemandes contre les bolcheviks ravivaient un peu ses passions, on n'ose pas dire sa confiance. A Jean Lestandi, dans Au pilori du 2 octobre, il écrivit, en évoquant encore le commissariat général aux Questions juives créé par Vichy le 29 mars précédent avec, comme premier responsable, Xavier Vallat : « Que peut oser, dans ces conditions, le Commissariat aux Juifs ? Des grimaces. Il ferait beau qu'il agisse ? Il ne tiendrait pas vingt-quatre heures !... Toute l'opinion publique française est philosémite, et de plus en plus philosémite ! (...) Pour recréer la France, il aurait fallu la reconstruire entièrement sur des bases racistes-communautaires. Nous nous éloignons tous les jours de cet idéal, de ce fantastique dessein. L'alouette est demeurée vaillante et joyeuse, elle pique toujours au ciel, mais les Gaulois ne l'entendent plus... Liés, amarrés au cul des Juifs, pétris dans leur fiente jusqu'au cour, ils s'y trouvent adorablement. » Plus prudent, il évitait de répondre clairement à l'enquête publiée par la Gerbe du 23 octobre, dont la question même soulève le cour : « Faut-il exterminer les Juifs ? » Il s'en tira par quelques généralités, le renvoi à ses livres passés. Notons qu'un tel numéro n'avait rien d'exceptionnel. Le 20 décembre 1940, la rédaction de Au pilori dont la diffusion avoisinait les 60 000 exemplaires, avait lancé un grand concours auprès de ses lecteurs sur le thème : « Les Juifs : où les fourrer ? » On pouvait y lire ces lignes qui n'ont besoin d'aucun commentaire : « La seule mesure qui s'impose est celle d'un assainissement total, par le vide. « Mais il paraît que la Palestine est trop étroite pour les contenir, l'Australie peu empressée de recevoir un pareil cadeau. « Qu'allons-nous en faire ?(...) « J'ai obtenu, de notre Direction, des prix sensationnels pour récompenser les meilleures réponses à cette unique question : « "Où les fourrer ?" « (Toute mesure de destruction radicale étant admise.) » Céline souhaitait la victoire de l'Allemagne sur la Russie soviétique. Il avait donc accueilli avec sympathie la création de la L. V.F., la Ligue des volontaires français contre le bolchevisme, le 6 juillet. La barbarie soviétique qu'il assimilait à un triomphe juif lui semblait mille fois plus inquiétante que la victoire des idées nationales-socialistes. Aucun doute là-dessus. C'est l'Occident qu'il fallait défendre en priorité. « Enfin, la Légion, ça existe, c'est quelque chose, il y a des gens que ça embête. Et qu'est-ce qu'ils font, eux ? Moi, je vous le dis, la Légion, c'est très bien, c'est tout ce qu'il y a de bien. Voilà ce que je pense de tout ça18. » Un pousse-au-crime, Céline, un va-t-en-guerre ? Ce serait encore une fois bien mal le connaître. S'adressant à Alphonse de Châteaubriant, il lui suggéra une campagne non pas pour envoyer des compatriotes à la boucherie, sur le front de l'Est, mais pour financer par exemple un service médico-sanitaire français. « Assez de bras qui frappent ! quelques mains qui réparent... un peu de charité, de bonté, de secours actif dans cet énorme charnier et que l'initiative soit française-point tant politique anticommuniste, pronazie et patati et patata... toujours à la remorque de l'Allemagne, mais un peu de notre cru - avec publicité appropriée bien entendu - un corps de médecins... de transfu-seurs... un corps de chirurgiens-d'infirmières... Comme je connais la Russie - avec l'hiver on aura là-bas certainement autant besoin de secours médicaux et épidémiologiques que de renforts en canons ! Si cette idée accrochait je m'y rallierais volontiers - mais tuer franchement, j'ai beaucoup tué, ne me dit plus rien19. » Alors que Denoël sortait une nouvelle édition de Bagatelles en novembre 41, Vichy décréta le 4 de ce mois une interdiction des Beaux Draps en zone non occupée. Le jour même, coïncidence, l'Appel de Pierre Costantini (journal qui ne vivait que des subsides allemandS) publia une lettre de l'écrivain qui s'en prenait soudain à Charles Péguy, « l'abruti à mort », et concluait : « Au fond, il n'y a que le chancelier Hitler pour parler des Juifs. (...) C'est le côté que l'on aime le moins, le seul au fond que l'on redoute chez le chancelier Hitler de toute évidence. C'est celui que j'aime le plus. Je l'écrivais déjà en 1937, sous Blum. » La police procéda, peu après le décret d'interdiction pris par Vichy, à des saisies d'exemplaires des Beaux Draps chez des libraires de Marseille et de Toulouse. Nouvelle occasion pour Céline de réagir. De témoigner à Pierre Lhoste de Paris-Midi, le 29 décembre 41, son indignation devant cette mesure : « Il faut, en principe, qu'un écrivain ne soit pas bien avec le pouvoir. Alors, comme ça... c'est parfait. Interdit par Daladier, interdit par Pucheu... Autrefois il n'y avait que les Juifs qui étaient persécutés. Il doit falloir aujourd'hui un persécuté officiel. » Et d'écrire, le 8 janvier 1942, une autre lettre à Jean Lestandi du Pilori : « La sûreté générale de Toulouse s'est donné le mal d'aller saisir chez un libraire dix-sept exemplaires des Beaux Draps. Pour quels motifs ? Je n'en sais rien. Un an après leur parution ? Je le saurai peut-être un jour. La vertu déferle outre-Moulins ! Les fusils de la retraite, à présent séchés sans doute, partent tout seuls dans le Midi ! Il existe certes bien d'autres drames en ce moment, bien plus angoissants par le monde ! Mais la sûreté générale n'a-t-elle non plus d'autres soucis que d'aller saisir mes poèmes au moment où le monde s'écroule, où le déluge est à son comble ! » Céline ne fut pas seul à s'élever contre cette mesure de Vichy, « ce chef-clapier des bourbiers juifs20 » - mesure prise officiellement pour « injures à l'armée ». Le Franciste de Marcel Bucard, la Gerbe d'Alphonse de Château-briant, Je suis partout de Brasillach s'associèrent à sa protestation. Ce dégoût de Vichy après l'interdiction des Beaux Draps contribua sans doute à mêler Céline d'un peu plus près à une forme d'engagement politique. Le numéro du Pilori du 11 décembre 41 cita ainsi des propos tenus par Céline en faveur du parti unique. « Antijuif de la première heure, j'ai quelquefois l'impression que je suis, sinon dépassé par certains nouveaux, tout au moins qu'ils ont des conceptions entièrement différentes des miennes sur le problème juif. C'est pourquoi il faut que je les rencontre, il faut que je m'explique avec eux. » Une fois de plus, il prenait à partie ses confrères, dénonçait leurs silences, leur prudence, les poussait à se déclarer racistes, à définir leurs positions. Une réunion fut organisée dans les locaux du journal, le 20 décembre, en présence de Céline, Pierre Costantini, Pierre-Antoine Cousteau, Marcel Déat, Georges Montandon, Henri Poulain, Georges Suarez et autres personnalités antijuives de France. Xavier Vallat, le haut-commissaire aux Affaires juives, avait été convié à cette rencontre. D n'y assista pas. Jean Luchaire (« louche Herr », l'appelait la radio de LondreS), Drieu La Rochelle, Châ-teaubriant, Rebatet ou Ramon Fernandez s'étaient fait excuser. Le numéro du Pilori du 20 décembre rapporta les propos tenus par Céline à cette réunion, où il adjura l'Église de prendre position sur le problème juif, réclama un salaire minimal pour la classe ouvrière et conclut par ces réflexions générales : «Il est nécessaire de redonner au peuple français le goût du beau et de l'effort et de remplacer le matérialisme sordide dans lequel il vivait par un peu d'idéal. C'est à cette seule condition que la France pourra sortir de l'abrutissement où l'ont plongée trois quarts de siècle de domination juive. » Cet engagement ne prit pas bien entendu la forme d'un ralliement à un parti politique précis. Céline se contenta de proférer avec infiniment de désabuse-ment des idées générales. Doriot aurait bien aimé le compter parmi les siens, au Parti populaire français. Céline le rencontra à trois ou quatre reprises chez son ami le docteur Bécart. Leur rapports ne furent pas plus étroits. Ils ne se reverront même pas, du temps de Sigmaringen. De lui, Céline écrira plus tard : « L'homme était intéressant mais je haïssais la clique des petits maquereaux politiques qui l'entouraient et le P.P.F. me le rendait bien. Fossati - Sicard - la fille Moreau, Raymondi, etc. Doriot grand ami ? Nous avons vécu en Allemagne pendant huit mois à soixante kilomètres l'un de l'autre - Il n'est jamais venu me voir21. » Reste que Céline assista le 1er février 1942 au grand meeting tenu par Doriot au Vel'd'Hiv devant près de 15 000 personnes et que les Cahiers de l'émancipation nationale, l'organe du P.P.F., publia en mars 1942 une longue lettre de Céline à Jacques Doriot. Maurice-Yvan Sicard (qui signait désormais Ivan-M. SicarD) témoigna par la suite : « Les lettres que nous envoyait Louis-Ferdinand Céline étaient délirantes, difficilement publiables. Parfois, elles prenaient l'allure de sinistres prophéties22. » Le texte de Céline parut au moment où Doriot venait de repartir sur le front de l'Est. Il nous frappe davantage par son ton que par son contenu. Pressentait-il les premiers essoufflements des armées nazies en Russie ? Savait-il désormais que tout était perdu, que le bolchevisme ne serait pas vaincu, que la fin de la guerre verrait d'autres massacres et d'autres lâchetés ? Plus que jamais, le mot « juif » devint chez lui le mot passe-partout, le mot résolument vide pour désigner le mal, les poisons du passé, les symptômes de la décadence. Sa lettre à Doriot de mars 1942 sonne comme un chant de mort. « Et crève l'antisémitisme ! Et crèvent tous les cons d'aryens ! Tel est le mot d'ordre profond ! Voici au fond le résumé, le résultat simple et sinistre de la rage aryenne en action, le dénigrement démentiel, la passion délirante du « Soi ». La cause est perdue. « Elle finit même, à tout prendre, par vous écourer un petit peu, cette cause aryenne impossible. « Puisque nous sommes si pourris, tellement indécrottables, si bêtes, disparaissons donc, charogne ! « L'histoire Vercingétorix sur un autre plan recommence, identique. Tout est écrit. « Qui jubile ? lampionne ? se régale ? Le Juif, parbleu ! Quelle aubaine ! Mettez-vous un peu à sa place ! » Souvenons-nous de ce critique de Combat, René Vincent, qui, en 1938, accusait Céline d'être juif. La provocation était-elle si absurde ? Au fond, il y avait beaucoup d'envie, chez Céline, face à ce qu'il appelait la solidarité juive. La dénonce-t-il dans ses écrits ? Il reproche surtout aux autres, aux Aryens, aux Bretons, aux écrivains, aux Montmartrois ou aux Malouins d'en manquer terriblement. Il rêve parfois, Céline, à une communauté idéale, soudée, faite d'appuis, d'entraide, de dévouement. Il aurait aimé être juif, en ce sens, il l'avoua du moins plusieurs fois à Lucette, sans ironie ni violence. Et son admiration pour ce qui était, à ses yeux, l'esprit communautaire sémite se tourna en rage bouffonne, tragique, quand il se vit privé d'un bonheur auquel il aspirait et que d'autres possédaient à sa place. L'article-lettre à Jacques Doriot développe cette nostalgie avec une clarté désespérée et aveuglante : « Lucien Descaves me disait un jour, me parlant un peu de ces choses : "L'aryen, voyez-vous, Céline, c'est Sans familles"... « Voilà tout l'horrible et notre condamnation. « Notre défaite est morale, elle n'est point d'intelligence. « Nous sommes "antisolidaires" par principe, religion, habitude maudite, et le Juif n'est que cela : le "Solidaire". « Une seule famille, il est monsieur "Tout-Famille", monsieur "Partouze et Téléphone". « Nous devons perdre. » Et sa lettre s'achevait dans les habituelles visions d'Apocalypse, la ruée des Noirs, des Asiates et des égorgeurs sur l'Europe : « Aryens, notre sort est jeté, je le crains bien fort ; nous n'avons pas su nous unir, nous ne nous aimons pas du tout. « Tant pis ! Vogue la galère ! « L'heure est aux requins ! « Que la mort pavoise ! « Nous n'y sommes pour rien ! « Congratulons-nous, innocents et désolés ! « Nous sommes venus un peu trop tôt pour être nègres, voilà tout ! « Au moment où tout pâme swing ! « Nous périrons en refusant ! Voici, ami, mon dernier mot ! « Puisse votre victoire à l'Est bouleverser le cours des choses ! « Je voudrais enfin me tromper ! Mourir dans l'erreur ! » Le 17 mars, Céline se plaignit à Combelle d'avoir été « tripatouillé par les Cahiers de l'émancipation nationale... Je ne veux absolument pas qu'on expurge mes textes - Je suis gratuit mais absolu23 ». C'est une phrase sur l'Eglise considérée comme une « grande métisseuse », « la maquerelle criminelle en chef, l'antiraciste par excellence » qui avait été censurée par les responsables du journal doriotiste. Mais pour Céline, le temps des invectives les plus violentes était désormais passé. Lassitude, découragement et prudence l'expliquaient pour l'essentiel. Le 19 février s'était enfin ouvert à Riom le procès intenté aux responsables de la défaite : le général Gamelin, Blum, Daladier - ce procès qui allait tourner à la plus grande confusion et que Vichy dut précipitamment interrompre. Céline prit connaissance des témoignages des officiers à la barre du tribunal, et songea à l'interdiction des Beaux Draps décrétée par Vichy. Révolution nationale du 5 avril publia sa lettre à Lucien Combelle où il lui faisait remarquer « que les généraux de l'armée française vaincue s'expriment avec une franchise, une férocité sur le compte des soldats 41 qui me relèguent avec mes Beaux Draps au rang des commentateurs badins, des petits hurluberlus ». Le 2 avril, Pétain dut rappeler Laval au gouvernement. Le 6 mai, Darquier de Pellepoix succéda à Xavier Vallat comme commissaire général aux Questions juives. Le 29 mai, une ordonnance allemande instaura le port obligatoire de l'étoile jaune pour les Juifs. Le 17 juillet, ce fut la rafle du Vel'd'Hiv. Le cauchemar pesait de plus en plus tragiquement, mortellement, sur les Juifs, sur la France, sur le monde. Les Allemands piétinaient devant Stalingrad. Le 8 novembre, les Anglo-Américains débarquèrent en Afrique du Nord. Le 11 novembre, les Allemands occupèrent la zone libre. Céline silencieux durant cette période? C'est beaucoup dire. Denoël qui avait sorti en mars une nouvelle édition du Voyage illustrée de dessins de Gen Paul admirablement accordés à la violence anarchisante et tourbillonnante du roman, redoubla la mise en septembre avec un Mort à crédit toujours illustré par Gen Paul. Il entreprit surtout, en octobre 42, une réédition illustrée de l'Ecole des cadavres et une nouvelle édition de Bagatelles. Dans le contexte politique de l'époque, cette décision était accablante. Céline aurait-il pu s'y opposer ? Il affirma par la suite que Denoël toujours à court d'argent lui avait forcé la main. Mieux, dans un mémoire adressé au parquet de la cour de justice en réponse aux accusations dont il était l'objet et qu'il rédigea dans son exil danois, il expliqua que Denoël avait selon toute vraisemblance tenté de le compromettre volontairement, comme pour donner des gages à la Résistance avec qui il avait secrètement partie liée : « Je savais que Denoël hébergeait plus ou moins Aragon chez lui... J'avais des raisons sérieuses de méfiance. En tout cas, Denoël me présenta la réédition de l'Ecole des cadavres comme indispensable en l'état de ses finances - état toujours périlleux. Il fallait au surplus, vu les "Règlements de l'Édition" d'alors, pour justifier une augmentation de prix du livre, que je fournisse à Denoël une préface. Ainsi fut écrite la préface qu'on me reproche14. » Cette défense n'est pas totalement convaincante. Pas plus que la prétendue activité de résistance de l'éditeur. Denoël poussa Céline à réimprimer ses pamphlets, on le croit volontiers. Mais Céline se laissa pousser, difficile aussi d'en douter. Un livre de vendu, c'était un sou de plus, une provision pour les mauvais jours. Céline l'économe, le précautionneux dans les Apocalypses, ne l'oubliait pas. Le reste, en revanche, il l'oubliait volontiers ou ne le voyait pas. Si bien qu'il n'hésita pas à s'adresser directement à Karl Epting, le directeur de l'Institut allemand à Paris durant toute l'Occupation, pour lui réclamer du papier. En témoigne cette lettre du 15 avril 42, écrite sur une feuille à en-tête du dispensaire municipal de Bezons : « Cher Dr Epting, Vous avez eu l'amabilité, un certain jour, de me faire savoir qu'au cas où mon éditeur arriverait à manquer de papier pour imprimer mes livres - vous pourriez peut-être venir à mon secours. Je n'ai pas oublié ces alléchantes paroles - nous avons lutté jusqu'ici contre la pénurie croissante mais à présent nous sommes à bout - Pour réimprimer mes principaux ouvrages il nous faudrait 15 tonnes de papier. Voici la vérité toute crue - Pensez-vous pouvoir m'aider ? That is the question - Be or not. A tout cordialement vôtre. Destouches25. » Les lettres de Céline et ses interventions publiques allaient néanmoins se faire rares, désormais. Et peu significatives. La guerre perdue par les Allemands ? Oui, le doute n'était plus permis. Et le reflux des armées nazies imminent. Le 3 février 1943, la VIe armée allemande capitula à Stalingrad et le feld-maréchal Paulus se rendit aux Soviétiques. Ce fut le lent début de la déroute. Et Laval qui, le 22 juin 1942, dans un discours radiodiffusé, s'était écrié : « Je souhaite la victoire de l'Allemagne parce que, sans elle, le bolchevisme s'installerait partout », n'allait pas finir de regretter cette phrase qui avait provoqué chez certains Français l'indignation et la colère. Prudence ou pas, Céline était désormais assimilé aux journalistes, écrivains et pamphlétaires les plus forcenés de la politique de collaboration. Le 24 août 1942, son nom avait déjà figuré sur une liste noire publiée par Life et la B.B.C. l'avait mentionné comme « écrivain collaborateur » dans son émission « Les Français parlent aux Français » du 15 octobre... Lui, désormais, ne voulait plus parler à personne. Il s'isola encore davantage. Il écrivit son nouveau roman. Autrement dit, il quitta une guerre pour retrouver la précédente, il déserta le présent pour trouver refuge dans le passé. En bref, il composa Guignols band, comme s'il rejoignait les Français de Londres, à sa façon. Pas les résistants gaullistes de la B.B.C. mais les maquereaux patriotes de Soho, en 1916. Nouvelle lettre le 4 mai 1943, écrite rue Girardon cette fois: « Cher Dr Epting, J'ai l'honneur de porter à votre connaissance un fait, tout cru. Ni Bagatelles, ni L'École ni les Beaux draps ne sont plus en vente ni imprimés depuis près d'un an faute de papier - sauf miracle je n'aurai plus de papier. Denoël n'a pas en tout 5 tonnes par an! Et il s'imprime tant de choses... Il s'agit donc de 3 ou 4 tonnes de Bons matière papier. Je me demande mon cher Directeur ce que vous en pensez26? » Pendant ce temps, les journaux parisiens soumis à la censure allemande avaient bien du mal à transformer en communiqués lénifiants les revers successifs des armées nazies. Ces quotidiens devaient publier chaque jour le communiqué officiel de l'O.K.W. (Oberkommando der WehrmachT). Comment s'informer réellement, que l'on soit journaliste, écrivain ou simple observateur ? Darnand en janvier 1943 créa la Milice. La collaboration allait se raidir contre les résistants, les « terroristes », avec un acharnement sanglant. L'Afri-kakorps de Rommel était défaite en Tunisie et, en juillet, les Alliés débarquaient en Sicile. Céline, lui, continuait d'harmoniser à Montmartre son orchestre de guignols. Et ce qui devait être, à l'origine, la partie conclusive du Voyage devint peu à peu, dans les brouillards fantomatiques de Londres, un grand roman en soi. L'écrivain ne prenait plus guère le temps, à présent, d'écrire des lettres à des journaux. Une simple missive peu significative à Lucien Combelle que Révolution nationale présenta comme un article, le 20 février 1943 ? Juste l'occasion pour Céline de protester, de préciser à son interlocuteur : « Une fois pour toutes je n'écris JAMAIS d'articles. Je ne vous ai pas écrit un article mais une lettre et gratuite. J'y tiens27. » Autre lettre à Je suis partout le 9 juillet 1943 pour stigmatiser la bourgeoisie française, dénoncer sa lâcheté, son goût du profit, son parasitisme. Le mot « juif » n'intervient là que comme une épithète qui ne sert pas à opposer la race élue et maudite aux « bons » Français, mais à (diS)qualifier précisément ces Français, tous les Français et les officiers d'abord qui emportaient il y a peu leur armoire à glace dans la retraite. Le mot « juif » est de nouveau vidé de son sens étroitement racial. Nous sommes tous juifs parce que nous sommes tous décadents, égoïstes, prudents. Et Céline le premier. Tel était son propos. Un Céline sur la défensive ? Sans aucun doute. Un Céline qui mesurait de plus en plus concrètement les dangers qu'il allait courir dès la fin de la guerre et la Libération. En témoigne cette nouvelle lettre à Je suis partout du 29 octobre 1943 : « A quand la liste intégrale et nominative de tous ceux qui ont gagné quelque chose avec les Allemands ? La voilà, la vraie liste des collaborateurs efficients. Pas les idéalistes et spéculateurs en pensées gratuites. » Un Céline également aigri, violent, dépité, que l'on voit réagir à la mort de Jean Giraudoux le 31 janvier 1944 par une lettre sarcastique : « En douce, les Juifs doivent bien se marrer de lire les nécrologies de Giraudoux ! Façon de leur lécher le cul par la bande ! Supposez que je crève ou qu'on me crève, je voudrais voir les Isvestia me filer des nécrologies ! Ah ! minute ! On regrette tous les jours d'être aryen28... » Mais peut-on parler de paranoïa ? Céline le délirant, le moralisateur violent et bouffon, l'antisémite à qui la guerre et l'Occupation n'avaient rien appris parce qu'il n'avait rien su y voir, rien su y retenir, s'imposait aussi comme l'homme à abattre. La paranoïa trouvait hélas ! depuis quelques années mille occasions pour être dépassée par les persécutions les plus inimaginables. A Claude Jamet venu l'interviewer quelques semaines avant le débarquement en Normandie, Céline ne pouvait que laisser échapper ces remarques totalement désespérées, où l'antisémitisme ne joue plus aucun rôle : « Bouffer du Juif, ou du Maçon, ça n'est pas tout ; c'est négatif. Dérisoire, si on s'en tenait là. Ça ne soulève aucun enthousiasme. Ça n'est que de l'anti, de l'abstrait, bagatelles ! Ça ne tient pas au corps de la masse. Vous aurez beau retourner votre disque, le ralentir, l'accélérer, ou bien le faire marcher à l'envers. C'est changer le disque qu'il faut. Froidement ! Race ? Famille ? Patrie ? Sacrifesse ? C'est de l'idéal tout ça, plus tard. Ça surplombe, ça flotte, ça plane - trop. Il faut prendre ce peuple où il est, au ras de ses besoins bien épais. On ne renversera le communisme qu'en le dépassant, en en faisant plus29. » Bien entendu, le Céline des années d'Occupation ne peut se résumer à cette trentaine d'interventions dans la presse écrite de l'époque. Il y a aussi et d'abord le Céline de Montmartre et celui de Bezons, le romancier et le médecin, l'homme pressé, l'homme blessé, l'homme curieux, l'homme privé, l'homme silencieux, l'homme insolent, l'homme qui se voile la face et qui découvre les chats, l'homme qui voit Paris et sa banlieue sous les bombes... nous allons y venir. Mais il était indispensable de faire pour commencer le bilan de ses écrits politico-journalistiques de l'époque. Ecrire, ne pas écrire ? Quelques lettres, des interviews, des commentaires, est-ce beaucoup, est-ce peu à l'heure où les polémistes, les journalistes politiques, les antisémites professionnels, les idéologues et les profiteurs se déchaînaient à longueur de colonnes, de semaines et de micros ? Une chose est certaine : par la violence, la qualité de sa voix, Céline s'était fait le porte-parole le plus populaire, le plus tonitruant de l'antisémitisme d'avant-guerre. Personne ne l'avait oublié. Autrement dit, on le guettait après 40 comme un oracle. On voulait l'entourer. On cherchait sa signature. Et lui, il s'efforça de se dégager. De signer le moins possible. Il écrivit parcimonieusement. Et, objectivement, on l'entendit peu dans les vacarmes dissonants de la France occupée. Il ne fit pas de tournées de conférences comme le professeur Georges Claude pour justifier la politique de Vichy. Il ne s'engagea pas directement dans la politique comme Abel Bonnard. Ne vociféra pas à la radio comme Jean-Hérold Paquis annonçant chaque jour que l'Angleterre serait détruite. N'appela pas à la déportation systématique des Juifs par les Allemands, enfants compris, comme Robert Brasillach. Ne se livra pas à un éloge dithyrambique des conceptions européennes de l'hitlérisme comme Georges Suarez... Cela suffit-il à le qualifier, face à ses propres engagements précédents, d'homme inconséquent, criard, vaniteux, froussard, dégonflé, ou, pour tout résumer d'un mot, d'irresponsable ? Certains comme Maurice Bardèche, beau-frère de Robert Brasillach, s'y sont employés, lui reprochant en substance d'avoir trahi son camp30. Mais quel camp ? Le leur ? Le sien ? C'est absurde. C'est une fois de plus assimiler Céline à un homme de parti, c'est-à-dire un homme de projet, un homme pour l'avenir, alors qu'il n'était qu'un homme pour le passé. L'antisémitisme s'était confondu pour lui juste avant la guerre à un moment d'espoir, à un moment où il avait pu croire agir ainsi sur la marche des choses, prévenir un nouveau conflit. L'antisémitisme n'avait plus de sens au lendemain de la victoire allemande, lui qui ne croyait pas à cette victoire, répétons-le, et pour qui les lendemains ne pouvaient que déchanter. Drieu qui avait pensé comme tant d'autres intellectuels que le salut de la France dépendait de la victoire du Reich, définissait ainsi avec amertume, à la fin de la guerre, la politique de collaboration qu'il avait cru juste de mener : « Des Allemands qui ne croyaient pas assez à Hitler, chargés d'endoctriner des Français qui y croyaient trop31. » Céline, encore une fois, ne croyait ni aux Allemands ni aux Français. Alors il s'exprima contre toute raison, toute évidence, pour dire que les Juifs triomphaient à l'heure où ils étaient entraînés par millions dans les camps et les chambres de la mort. Pour répéter que la décadence, l'égoïsme, la médiocrité, la peur, la lâcheté ne connaissaient plus de bornes. Il se risqua épisodiquement à parler, à dégurgiter quelques haines, quelques renvois, spasmes peu contrôlés, aigres, inaudibles, cliniquement maladifs. C'était beaucoup. C'était trop. C'était inutile. Inexploitable par les Allemands. Et incompréhensible pour les collaborateurs - et pour les autres. |
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Louis-Ferdinand Destouches (1894 - 1961) |
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