Louis-Ferdinand Destouches |
Le 28 mai 1894, Louis-Ferdinand Destouches est donc baptisé. Pour tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux de l'église de Courbevoie, deux personnes : son oncle et sa grand-mère maternels qui seront respectivement parrain et marraine. Autrement dit, le côté Guillou triomphe. Pour l'éducation ou la religion, pas question de transiger. Ce sont là choses trop sérieuses pour être confiées à des rêveurs, des déclassés ou des bons à rien. Exit les Destouches. Les Guillou, eux, connaissent le prix des choses, le poids des symboles et la valeur éventuelle des sacrements comme une hypothèque toujours bonne à prendre sur l'avenir. Et l'enfant est confié aussitôt à une première nourrice, dans une petite commune, Voisines, à onze kilomètres de Sens. Le médecin de campagne du coin surveille son état de santé, soigne ses abcès ganglionnaires, note que « le bébé est gai, radieux, et avec de la prudence il doit arriver à bien, car il a du bon lait à discrétion, ce qui est énorme1 ». Bref, les mois passent, les dents percent, les cheveux poussent, l'enfant hurle, l'enfant rit, il a les yeux bleus, il est fort comme un Turc du même âge, et l'on peut parler d'une croissance sans histoire. Ou plutôt à laquelle il manque une histoire. Ou une présence. Celle de la mère. De Courbevoie à Sens, la route est longue. Si les clients sont rares à la boutique, la patronne, elle, doit y être en permanence. Marguerite comme Fernand Destouches a donc peu l'occasion de voir son rejeton. Cette absence a-t-elle marqué Céline, laissé une trace sur sa personnalité et façonné son inconscient ? Sans doute. Aux freudiens, aux trafiquants des sens cachés, aux spéléologues de la psychologie des profondeurs de tenter de répondre peut-être à cela... Au printemps 1895, soit près d'un an après la naissance de l'enfant, les Destouches décident de changer de nourrice. Puteaux est tout de même plus proche de Courbevoie que le département de l'Yonne. Et là, au 67 rue des Valettes, une certaine Mme Jouault est prête à accueillir Louis-Ferdinand, Petit Louis comme on l'appelle, à lui donner le sein et son affection par-dessus le marché. Durant l'été, la nourrice entraîne même l'enfant dans la Mayenne où elle doit se rendre au chevet d'un père malade. Un an, deux ans, trois ans, l'enfant grandit. Il est beau, bien portant, rieur. Une photo nous le montre en 1896, assis dans une petite voiture. Avec ses grands yeux clairs, son nez fin, son visage large fendu d'un joli sourire en tirelire, Petit Louis ressemble déjà un peu à Céline, non pas à l'image trop convenue de l'ermite clochardisant du Meudon d'après-guerre mais au Céline des années trente, aux yeux perçants, au sourire moqueur et inquiet, au Céline adulte qui balance entre la médecine et la littérature avec son allure de, séducteur nonchalant, aristocratique et populaire. Mais le loupiot de trois ans, lui, n'a pas encore grand-chose à dire, et il n'y a pas grand-chose à en dire non plus. Sinon peut-être ceci, qui est essentiel : l'enfant commence désormais à apprendre, à retenir... «J'ai été élevé à Puteaux. Sentier des Bergères ! en nourrice - ma mère trop malade - on y dominait tout Paris. Ce sont mes premiers souvenirs de morveux. Plus tard - 30 ans plus tard - je l'ai soignée ma nourrice toujours sentier-Bergères. J'y remplaçais un médecin - Chagnet - crouni aussi lui, depuis. On ne meurt pas, mon vieux, passé un certain âge, on est poli, c'est tout, on accompagne2... » Autrement dit, on pénètre maintenant sur cet étroit sentier où la vie de Céline ne va plus cesser de côtoyer le territoire de ses romans, l'espace de sa mémoire et de ses émotions, ces terrains vagues, trop vagues, avec ses mirages, ses mensonges, ses fausses perspectives, ses raccourcis, ses approximations... Et comme la tentation va devenir grande, jusqu'au bout, jusqu'à la mort de l'écrivain, de chercher nos repères dans son ouvre, dans cette lisière de sa vie, au risque de nous égarer, de buter contre des culs-de-sac ! Écrire la vie de Céline, c'est être conduit sans cesse à s'appuyer sur lui - comment y échapper, comment négliger cette part essentielle qui est toujours là dans ce qu'il voit, ce qu'il vit, ce qu'il écrit, ce qu'il observe, ce dont il souffre ?-mais c'est faire aussi de cet appui une force pour repousser son ouvre, l'écarter, puisqu'elle n'est forcément qu'un mensonge, puisque toute ouvre, quelle qu'elle soit, fût-elle la plus belle et à proportion même qu'elle serait la plus belle, n'est qu'un travail de transposition, d'illusions délicates taillées chez Céline dans la matière convulsive de sa vie. «Les souvenirs, c'est tenace... mais c'est cassant, c'est fragile...3», écrit-il dans Mort à crédit. On ne le contredira pas. On ne lui reprochera pas non plus d'avoir parfois cassé ses souvenirs ou d'en avoir, en quelque sorte, réinventé la fragilité. A nous, comme on dit, de faire la part des choses. Que peut raconter Céline de la nourrice de Puteaux ? Pas grand-chose vraiment sinon rappeler son nom, comme le point de départ de ses souvenirs. Dans Féerie pour une autrefois par exemple où il redécline une fois de plus la grammaire géographique de ses origines : « Je suis l'enfant du Passage Choi-seul, pour l'école et l'éducation ! de Puteaux par Madame Jouhaux, ma nourrice (Sentier des BergèreS) et de Courbevoie où je suis né4. » Ou dans D'un château l'autre : « ... ma nourrice moi, à Puteaux, Sentier des Bergères... je devrais peut-être pas en parler ?... passons5 ! » Un peu plus circonstancié, Céline l'est forcément dans Mort à crédit, le récit de son enfance, de son adolescence. « Quand j'étais plus petit encore, à Puteaux, chez la nourrice, mes parents montaient là-haut me voir le dimanche. Y avait beaucoup d'air. Ils ont toujours réglé d'avance. Jamais un sou de dette. Même au milieu des pires déboires. A Courbevoie seulement à force de soucis et de se priver sur bien des choses, ma mère s'est mise à tousser. Elle arrêtait plus. Ce qui l'a sauvée c'est le sirop de limaces et puis la méthode RaspaiP. » Rien ne pouvait en revanche sauver la boutique de Courbevoie. Et tandis que l'enfant prospérait à Puteaux, les affaires périclitaient Rampe du Pont. Qui donc aurait eu l'étrange idée d'acheter de la dentelle ou du linge de maison dans une boutique obscure de la banlieue ? Les articles de Paris, on les achète à Paris, un point c'est tout. Et les dentelles ou les antiquités, il y a des quartiers pour cela. La grand-mère Céline Guillou l'avait compris depuis belle lurette avec son magasin de la rue de Provence. La faillite menaçait donc. Et pour l'éviter, cette faillite, la honte suprême des petits commerçants et des honnêtes gens, on le sait depuis César Birotteau, Marguerite et Fernand Destouches durent se résoudre à céder leur fonds. D'urgence. Et ce fut chose faite en 1897, au profit d'un infortuné sieur Voiron qui transforma la boutique en un bazar qui, bien entendu, disparut lui-même peu après. Echec donc et retraite sans gloire sur Paris. L'heure était à l'humiliation. Ah ! il ne devait pas être trop fier, Fernand Destouches, elle devait rougir de fatigue et de honte, Marguerite, sous l'oil tristement goguenard de sa mère et de son frère Louis... Le jeune ménage s'installa le 10 avril 1897 dans un appartement au 19 rue de Babylone. A quoi bon laisser l'enfant en nourrice désormais ? A cette date, il était sevré, il avait grandi, ses parents n'étaient plus propriétaires d'un fonds de commerce. Il était temps au moins qu'ils récupérassent leur dernier et plus précieux capital, leur fils unique, Petit Louis. D'une boutique l'autre C'est un beau quartier, aéré, résidentiel, chic, avec ses ambassades, ses ministères, ses hôtels particuliers, sa vieille noblesse et son nouveau grand magasin du Bon-Marché, celui du 7e arrondissement où allait donc séjourner Louis Destouches, rue de Babylone, dès l'été 1897. Oui, un beau quartier mais le logement familial, lui, était minuscule. « Je couchais dans la salle à manger. Le cantique des missionnaires passait par-dessus les murs. Et dans toute la rue de Babylone y avait plus qu'un cheval au pas... Bum ! Bum ! ce fiacre à la traîne... » Le bâtiment des « Missions étrangères », tel est le souvenir tenace, l'image indélébile (les cloches, les chants des matines, les cantiqueS), l'image ou plutôt les sons, ritualisés, qui venaient s'infiltrer dans la conscience de l'enfant, et qu'il évoquera non seulement dans Mort à crédit bien sûr mais aussi dans Nord. Car les missionnaires, il ne pouvait pas les voir « à cause du mur qui bouchait juste notre fenêtre » et qui « faisait un peu d'obscurité8 ». Restait donc, encore une fois, le bruit des cloches ou le murmure assourdi des chants semblables à un appel lointain, infiniment mystérieux et rassurant peut-être dans sa morne et paisible répétition, pour venir corriger les bruits, les fureurs ou les médiocrités trop aiguës et blessantes de la vie familiale, de la vie du premier plan. Fernand Destouches était toujours employé de la compagnie d'assurances Le Phénix (il ne sera nommé sous-chef de bureau qu'en 1923, un an avant sa retraitE). Marguerite, de son côté, avait dû capituler sans condition devant sa famille - ou sa mère. Elle avait joué en somme avec l'application souhaitable son rôle dans le retour de la fille prodigue. Elle redevint « demoiselle de magasin », rue de Provence, comme si elle effaçait par là même son mariage, ses rêves d'indépendance, la boutique de Courbevoie et son nouveau patronyme Destouches par-dessus le marché. L'enfant restait le plus souvent à la boutique auprès de sa mère et de sa grand-mère. Il fallait bien que quelqu'un le garde, n'est-ce pas ? Et c'était d'abord, chaque jour, après le lever ultra-matinal, la grande expédition de la rue de Babylone à la rue de Provence, la traversée du Carrousel ou des Tuileries, l'Opéra. La journée, ensuite, n'en finissait pas de s'étirer avec les heures et les heures d'attente, fastidieuses, entre les pendulettes, les vases, les dentelles ou les meubles anciens. L'enfant était-il dissipé ? On n'imagine évidemment pas Louis Destouches sage comme un bibelot de porcelaine. « Dans la journée c'était pas drôle. C'était rare que je pleure pas une bonne partie de l'après-midi. Je prenais plus de gifles que de sourires, au magasin. Je demandais pardon à propos de n'importe quoi, j'ai demandé pardon pour tout9... » Un enfant martyr, Céline? Quelle blague! Toujours cette fameuse exagération. Comme s'il fallait prendre ce qu'il écrit pour argent comptant... Or, s'il s'agissait bien pour les Destouches de le compter et de le recompter, cet argent, c'est parce qu'il devait être aussi rare que les véritables corrections infligées à leur fils. Un enfant qui s'ennuyait alors, Céline ? Sans doute, et ce n'est pas drôle non plus. Deux points l'ont, semble-t-il, frappé au magasin de sa grand-mère. Les a-t-il reconstitués après coup, comme pour justifier ses obsessions d'adulte, ou bien l'enfant de trois ou quatre ans en a-t-il véritablement subi l'empreinte ? Il est impossible de répondre à cela. Mais est-ce si capital ? L'enfance revécue ou resongée par Céline, dès l'instant où elle s'accorde avec la véracité des faits, nous importe plus que l'unique et prudente mise à plat des seules certitudes historiques que nous possédons. La boutique, pour lui, devait représenter d'abord comme un monde un peu féerique. Où le passé affleurait par ces multiples sédiments proposés à la vente, ces traces d'époques révolues, ces signes déconcertants d'un bien-être d'autrefois, comme idéalisés et en même temps corrompus par la misère ou les difficultés du présent, puisque désormais théières en argent, vases de Chine, guéridons d'acajou ou services de Limoges ne devenaient plus que les enjeux d'un négoce difficile. Mais là n'est pas l'essentiel. Ce monde de la boutique était peuplé de chausse-trappes. Pour survivre, il fallait sans cesse savoir déceler le faux du vrai, l'imposture de la sincérité, le toc de la bonne marchandise... Et Céline y repensait encore en écrivant Féerie pour une autrefois II-Normance après la Deuxième Guerre mondiale : « Je piffre le faux à vingt-cinq mètres... j'ai été élevé moi, dans le vrai... du temps de ma grand-mère, le faux avait une odeur, maintenant il sent plus !... si il avait encore l'odeur faudrait fermer tous les musées10!... » Outre l'idéalisation habituelle du passé, du temps heureux de la grand-mère, ce passage illustre à quel point la boutique et le monde ouvraient devant l'enfant le territoire du mensonge. Ah ! savoir se méfier des illusions, des apparences trompeuses et des mystifications, savoir reconnaître le faux du vrai, telle est sans aucun doute l'impérieuse obligation de l'antiquaire, et Céline le marmot de quatre ans était à bonne école pour le comprendre, mais tel sera aussi, plus tard, son devoir de médecin et de romancier. Autrement dit l'art du diagnostic, le talent pour mettre à nu les apparences. Le second point, enfin, comme le second stade qui détermine la valeur de tout bon commerçant, c'est, une fois que l'on a appris à ne pas se laisser rouler, d'apprendre aussi à rouler les autres, à éblouir les clients. « L'antique ça m'écoure encore, c'est de ça pourtant qu'on bouffait. C'est triste les raclures du temps... c'est infect, c'est moche. On en vendait de gré ou de force. Ça se faisait à l'abrutissement. On sonnait le chaland sous les cascades de bobards... les avantages incroyables... sans pitié aucune... Fallait qu'il cède à l'argument... Qu'il perde son bon sens... Il repassait la porte ébloui, avec la tasse Louis XIII en fouille, l'éventail ajouré bergère et minet dans un panier de soie. C'est étonnant ce qu'elles me répugnaient moi les grandes personnes qui emmenaient chez elles des trucs pareils"... » Et voilà bien, sans aucun doute, l'origine de la fameuse obsession célinienne qui éclaire son ouvre12 mais qui, en premier lieu, révèle son caractère et commande son attitude : ce sentiment que toute parole n'est jamais que mensonge, illusion, menaces, tentative désespérée pour survivre (l'enfant se rend bien compte qu'il faut abuser le client pour gagner sa viE) et qu'être dupe de cette parole, d'un autre côté, c'est se bercer de rêves futiles, c'est se ruiner, c'est accuser plus avant la misère du monde et la sienne propre... Durant les interminables journées à la boutique, sa mère avait d'abord fait l'étalage, elle avait accueilli les clients tandis que la grand-mère surveillait la marchandise, s'assurait qu'on ne lui volait rien (« Un petit contrepoint Chantilly c'est un véritable souffle dans un manchon bien entraîné13... ») ou partait en salle de vente se réapprovisionner, acquérir tableaux, ciboires, candélabres, ombrelles, horreurs dorées du Japon ou des trucs qu'on saura jamais14 ». Et le soir, Fernand qui avait quitté son bureau du Phénix après avoir grappillé parfois des heures supplémentaires providentielles pour les finances du ménage, venait les rejoindre. « Depuis la retraite de Courbevoie, Grand-mère et papa se parlaient plus. Maman bavardait sans cesse pour qu'ils s'envoient pas des objets15. » Fernand se chargeait toutefois des livraisons pour le compte de sa belle-mère. Et Céline raconte, dans Mort à crédit toujours, ces expéditions à l'autre bout de Paris parfois, le père trimbalant un guéridon sur ses épaules, escaladant les escaliers et lui suivant tant bien que mal, se laissant plus ou moins séduire, un jour, par la bourgeoise froufroutante et exhibitionniste à qui était destinée l'antiquité, avant de revenir rue de Babylone. Mais comment le croire, encore une fois ? Un enfant si petit à qui l'on ferait traverser à pied la capitale et qui se ferait pratiquement violer, dans un appartement, à l'insu de son père dans la pièce à côté ? Allons donc ! La plaisanterie est tout de même un peu forte en café. Car en 1897 (Louis, répétons-le, a moins de quatre anS), c'en est fini de la boutique de la rue de Provence. Marguerite Destouches a trouvé un emploi chez un chapelier de la rue de Rivoli, Pestour. S'est-elle fâchée avec sa mère ? Sûrement pas. Mais elle avait dû en avoir assez des humiliations de sa position. Et il n'était plus question, dès lors, pour Louis Destouches, de rester chaque jour à attendre dans le magasin de la rue de Provence, même si l'on imagine volontiers que sa grand-mère devait encore très souvent le garder. Un an plus tard, en novembre 1898, ses parents déménagèrent pour s'installer cette fois rue Ganneron, à Montmartre. Ils y séjournèrent dix mois. Depuis Courbevoie, sa mère songeait à se remettre à son compte, à ouvrir un nouveau magasin dont elle serait propriétaire. Une femme têtue, Marguerite, modeste sans doute, effacée, laborieuse, une femme de silence (la dentelle, on le sait, rime avec le silence comme avec la patience ou le sentiment de l'infinI), une femme un peu infirme aussi avec sa jambe douloureuse, mal développée (les séquelles d'une petite poliomyélite ?), qui entraîna chez elle une légère claudication, mais avant tout une femme obstinée, une Bretonne taillée dans le granit, assez solitaire sans doute et volontaire pour frayer seule sa voie jusqu'à son rêve d'affranchissement : une boutique dont elle serait la patronne. Mais pour cela, il fallait au moins deux conditions : trouver un fonds de commerce, trouver aussi l'argent pour l'acheter comme pour se fournir en premiers stocks et marchandises. Et pas de bêtises cette fois, elle prospecterait dans un bon quartier et non dans les déserts de la banlieue, elle regarderait par exemple du côté de l'Opéra, de la Bourse, des Grands Boulevards. En juillet 1899, Marguerite et Fernand Destouches optèrent enfin pour un « Marchand d'objets de curiosité en boutique » situé au 67, passage Choiseul. Son loyer était modeste, mais il fallait tout de même débourser 1 100 francs pour le rachat du fonds. Une fois de plus - mais ce serait la dernière, promis, juré (et elle tint parolE) - Marguerite fit appel à sa famille. Son frère lui prêta l'argent, sa mère lui fournit un peu de marchandises, dentelles et lingeries de luxe. Boutique Destouches, acte II, on pouvait lever le rideau. Et toute la famille déménagea pour s'installer au-dessus du local. Louis venait d'avoir cinq ans. Et résumons-nous. Il est né à Courbevoie, il a vécu dans une petite commune de l'Yonne puis à Puteaux chez une deuxième nourrice. Ses parents, il les a retrouvés rue de Babylone et a passé ses journées chez sa grand-mère, rue de Provence. On l'a installé ensuite à Montmartre. Le voilà enfin Passage Choiseul. De quoi lui donner le tournis, en effet. Et comment ne pas croire que tout cela a contribué à instiller en lui des germes d'instabilité ? Céline le nomade, l'insatisfait, l'homme des départs et des déménagements, pas de doute, sa prime enfance a bien dû lui donner l'habitude sinon le besoin ou le goût d'un tel déséquilibre qui n'est que l'un des symptômes, en somme, de l'inaptitude à vivre dans un temps arrêté. Céline, ou l'impossibilité des bonheurs immobiles. D'une école l'autre Le passage Choiseul qui résume un peu l'enfance de l'écrivain est devenu l'un des décors les plus pittoresques de Mort à crédit, mais cela est peu de chose. Il reste surtout l'un des plus symboliques. Il figure désormais parmi les hauts lieux de notre mémoire littéraire au même titre, mettons, que le 12 Eccles Street à Dublin, où résidait Bloom dans Ulysse, ou que les jardins des Champs-Elysées où jouait le narrateur de A la recherche du temps perdu. Construit sous le règne de Charles X, le passage relie la rue des Petits-Champs à la rue Saint-Augustin. A quelques mètres de l'Opéra, des Grands Boulevards, de la Bourse, cette galerie marchande abrite encore aujourd'hui des boutiques presque toutes identiques, étroites, surmontées d'un logement exigu élevé sur trois niveaux, le dernier, mansardé, surplombant à l'air libre la verrière du passage. Il n'est guère besoin d'une grande imagination pour se représenter le passage Choiseul au début du siècle, avec le grouillement des piétons, des chalands, des flâneurs, des livreurs, des employés, avec ses petits commerçants - tailleurs, bijoutiers, antiquaires, merciers, modistes... - qui se connaissaient tous, sympathisaient, bavardaient, s'épiaient ou médisaient les uns des autres. Il y avait là par exemple un armurier, Weil, le libraire-éditeur Alphonse Lemerre et un pâtissier, Charvin, devenu Dorival dans Mort à crédit. Un peu plus loin, avenue de l'Opéra, roulaient les beaux attelages. Rue des Petits-Champs, c'était le va-et-vient des charrettes, des voitures à bras, des livraisons. Mais là, sous la verrière étouffante les jours d'été, il n'y avait que des cris, des bousculades, l'odeur du renfermé, de l'urine ou de la naphtaline, une caisse de résonance qui répercutait les bruits de pas, les aboiements des chiens, les interjections, les bavardages, les galopades et les cris des enfants. « Il faut avouer que le Passage, c'est pas croyable comme croupissure. C'est fait pour qu'on crève, lentement mais à coup sûr, entre l'urine des petits clebs, la crotte, les glaviots, le gaz qui fuit. C'est plus infect qu'un dedans de prison. Sous le vitrail, en bas, le soleil arrive si moche qu'on l'éclipsé avec une bougie. Tout le monde s'est mis à suffoquer. Le Passage devenait conscient de son ignoble asphyxie1 ! » Ces lignes ne relèvent pas du simple morceau de bravoure littéraire, et l'impression laissée à Céline par le passage survivra à la rédaction de Mort à crédit. Chaque fois qu'il évoquera son enfance en effet, il continuera de décrire ce même décor dans des termes quasiment identiques. Témoin cet extrait de Féerie pour une autre fois : « Ça me rappelait le Passage Choiseul, on était aux "manchons" aussi Passage Choiseul, aux becs, des milliers de manchons... à la mi-carême tous les barbouillés des Boulevards venaient s'enfourner dans le Passage, poussant des cris, pierrots, clowns, arlequins, marquis... cette sarabande ! et les mémères, et les petits vieux, et la jeunesse ! Si ça piaillait ! C'est plus que la Lune le gaz, c'est du blafard vert qui atterre... atterre... qu'on voit des étranges... des gens ni morts, ni vifs, ni quoi... Ils m'hallucinaient à l'époque ces chienlits verdâtres... et si y en avait plein le Passage" !... » Ou encore, ces lignes de D'un château l'autre : « Pour parler de notre Passage Choiseul, question du quartier et d'asphyxie : le plus pire que tout, le plus malsain : la plus énorme cloche à gaz de toute la Ville Lumière !... trois cents becs Auer permanents !... l'élevage des mômes par asphyxie18 !... » Ce Passage Choiseul. Céline l'appelle, dans Mort à crédit. Passage des Bérésinas. On le sait, le choix des noms propres, chez lui, n'est jamais innocent. Ceux-ci soulignent en général avec une faconde rabelaisienne la charge catastrophique que l'écrivain attribue aux lieux ou aux personnages qu'il rebaptise. Passage des Bérésinas - et tout est suggéré d'un goulot d'étranglement, d'une retraite, d'une débâcle généralisée et impériale... Céline a-t-il exagéré ses descriptions du Passage ? Non, même s'il a forcé sans doute le trait en soulignant la gêne sinon la misère de ses habitants. Car les décors sont bien là. le théâtre des Bouffes-Parisiens dont les coulisses et l'administration donnent sur le Passage (Céline l'intitule le « Grenier-Mondain »). la verrière et les appartements des boutiquiers. Quant au logement des Destouches, on pourrait presque le revisiter, ses trois pièces reliées par un escalier en tire-bouchon, au premier le salon-salle-à-manger-cuisine, au deuxième la chambre des parents, au troisième, au-dessus du vitrage, la chambre de l'enfant avec une fenêtre à l'air libre fermée par des barreaux « à cause des voleurs et des chats », et flanquée d'un minuscule cabinet de toilette. Ce logement devait paraître un peu minable aux yeux de Fernand Destouches, le faux hobereau plongé par son mariage dans une authentique petite-bourgeoisie commerçante. Mais de là, pour Céline, à le transformer en bouge, et le Passage en Cour des Miracles avec ses habitants semblables à des victimes épuisées et dociles, des travailleurs somnambules sur l'étroit fil du rasoir, prêts à basculer dans une irrémédiable misère, il n'y avait qu'un (lonG) pas que l'écrivain a franchi par la suite avec une liberté qui faisait bon marché de sa scrupuleuse mémoire des faits. Ce passage découvert par l'enfant Louis Destouches en juillet 1899, un lieu symbolique. Tout se passe comme s'il rassemblait les doubles et contradictoi res caractéristiques de l'ouvert et du fermé, du fuyant et du sédentaire, de l'invitation au voyage et du repli douillet et passéiste sur soi-même. Ouvert ce Passage? bien sûr. Comme la vie, comme l'aventure, comme l'imagination. Relisons cette (fort douteusE) chanson des Gardes Suisses que Céline choisit comme épigraphe au Voyage: «Notre vie est un voyage / Dans l'Hiver et dans la Nuit, / Nous cherchons notre passage / Dans le ciel où rien ne luit. » Et le passage Choiseul drainait son long cortège de bourgeoises et d'ouvriers, de curieux et de clochards. La circulation y était continuelle. Comme une hémorragie. Il ouvrait de prodigieuses perspectives, ce Passage. Ah ! pouvoir suivre un jour l'un de ces inconnus et déboucher sur la ville, le danger, l'âge adulte ! A l'intérieur du passage Choiseul, Louis Destouches était chez lui. Et jusqu'à chez lui circulaient, à la façon d'un appel, d'un courant d'air ou d'une séduction, toutes les figures énigmatiques, parfois menaçantes ou enjôleuses, des étrangers qui défilaient, se promenaient, achetaient, flânaient, s'éloignaient et l'aspiraient peut-être... Mais le Passage Choiseul, d'abord, ressemblait à un ventre. Une cloche obscure, humide, chaude, rassurante. C'était l'espace de la mère. Le temps suspendu. Les métaphores choisies par Céline pour en parler sont parfaitement révélatrices. « Je suis l'enfant du Passage Choiseul », s'écriera-t-il dans Féerie pour une autrefois. Le Passage Choiseul était encore un bouillon de culture. Un terrain d'exploration idéal pour l'enfant (comme plus tard pour l'écrivaiN), où grouillait le petit peuple des boutiquiers, des artisans, bref cette classe modeste, laborieuse et soumise que le progrès allait (selon CélinE) balayer sans recours. Ai'enten-dre, les commerces périclitaient, la tradition se perdait, la concurrence des Grands Magasins les ruinait. Les Riches avaient perdu le goût du raffinement, le sens de la délicatesse. La belle dentelle était morte avec l'estime pour le travail manuel. On entrait dans l'âge mécanique. Pourquoi s'acharner ? Et lorsqu'il quitterait le Passage Choiseul, Céline signerait ainsi son adieu à l'enfance, à la mère, à un temps révolu. En laissant derrière lui le Passage Choiseul, il établirait en somme son arrêt de mort. Une mère ne survit pas longtemps à son fils émancipé. Lui, il entrerait dans la vie active. Quitter le Passage serait comme un accouchement. Une seconde naissance dans les Temps Modernes. Déjà, en 1900, le progrès menaçait avec l'Exposition universelle, cette alerte qui frappa si fort le jeune Louis âgé de six ans. « Grand-mère, elle s'est bien méfiée de l'Exposition qu'on annonçait. L'autre, celle de 89, elle avait servi qu'à contrarier le petit commerce, qu'à faire dépenser aux idiots leur argent de travers19 ». Mais Fernand Destouches, plus aveugle, plus rêveur, y conduisit sans doute son fils, et s'en émerveilla. L'Exposition universelle ouvrit en somme pour Céline la vie moderne, le progrès et les calamités, avec son entrée dans la vie consciente. De l'autre côté se diluait ce monde incréé et euphorique de l'enfance, cet âge d'or où régnait sans partage sa grand-mère. Fernand Destouches, le visiteur fasciné de l'Exposition, il faut se garder toutefois de trop ie caricaturer. Sa personnalité est plus riche, on allait dire plus folle que l'image que l'on s'en fait d'habitude. Il suffit de se le représenter un instant, rond, blond et poupin, avec ses grosses moustaches d'athlète de foire, malheureux comme les pierres dans son bureau du Phénix où son chef de service doit l'humilier à plaisir, et, sitôt terminées ses heures de présence, se coiffant d'une casquette de marin pour perpétuer son rêve de capitaine au long cours. Les médiocres ne rêvent pas. Ou, plus exactement, les médiocres ont des aspirations médiocres. Fernand Destouches, sur ce plan, n'était pas un médiocre. De retour chez lui, il se mettait à peindre. C'était son passe-temps. Des aquarelles de bateaux à n'en plus finir. Il montait dans la chambre de Louis, tout là-haut, comme sur le pont supérieur d'un navire, et il délayait au pinceau ses rêves naïfs d'une autre vie plus belle, plus lointaine, fouettée par les tempêtes et les embruns déferlants de la grande aventure. Ensuite, « il restait longtemps encore derrière les barreaux, il contemplait les étoiles, l'atmosphère, la lune, la nuit, haut devant nous. C'était sa dunette. Je le savais moi. Il commandait l'Atlantique20 », Bien sûr, pour équilibrer ce portrait, il faut souligner encore les médiocrités ou les conformismes du personnage. Il Usait la Patrie, journal populaire et réactionnaire, et il devait être par conséquent nationaliste, anglophobe, antimaçonnique, antiparlementaire, antisémite, antiprussien, anti-tout. L'affaire Dreyfus battait son plein. Peut-être, en 1898, Fernand Destouches avait-il répondu à la souscription ouverte par la Libre Parole de Drumont pour permettre à la veuve et à l'orphelin du colonel Henry (qui s'était suicidé après avoir été convaincu d'être l'auteur du «faux» qui avait fait condamner DreyfuS) de poursuivre ses accusateurs et de défendre l'honneur de « l'officier français tué, assassiné par les Juifs ». Un point est acquis : Fernand Destouches lisait aussi Drumont. Mais qui ne lisait pas Drumont dans ces milieux-là ? Et le procès en révision de Rennes n'avait pas dû ébranler son dogme : Dreyfus était coupable. Il est curieux toutefois de le constater : jamais Céline n'a insisté dans ses écrits sur l'antisémitisme de son père, ce qui aurait constitué pourtant, par la suite, une excuse, une raison, un alibi pour justifier en somme le sien. Non, ni dans Mort à crédit, ni dans D'un château l'autre ou la suite des chroniques, il n'évoquera résolument les opinions politiques de celui-ci, ni les discussions, les disputes, les vociférations familiales dont il devait être le témoin (même si, pour faire bonne mesure, il allait mettre l'accent avec une - excessive ? - cruauté sur la violence, l'étroitesse bornée et les colères de cet hommE). Reste qu'on ne comprendra rien à Céline si l'on fait trop vite l'impasse sur le caractère rêveur de son père, et cette trace, cette empreinte qu'il lui a laissée, ce goût de la mer, des voyages, des brumes, ce goût comme une songerie, une insatisfaction de voyeur. Ce que l'écrivain avouait dans D'un château l'autre : «Je dois vous dire qu'en plus de voyeur je suis fanatique des mouvements de port, de tous trafics de l'eau... de tout ce qui vient vogue accoste... j'étais aux jetées avec mon père... huit jours de vacances au Tréport... qu'est-ce qu'on a pu voir !... entrées sorties des petits pêcheurs, le merlan au péril de la vie !... les veuves et leurs mômes implorant la mer !... vous aviez des jetées pathétiques !... de ces suspens ! alors minute !... que le grand Guignol est qu'un guignol ! et les milliards d'Hollywood ! maintenant là, voilà c'est la Seine... oh, je suis tout aussi fasciné... tout aussi féru des mouvements d'eau et des navires que dans ma petite enfance... si vous êtes maniaque des bateaux, de leurs façons, départs, retours, c'est pour la vie !... y a pas beaucoup de fascinations qui sont pour la vie... » Mais revenons au Passage-et par conséquent à l'image de la mère avec ses dentelles sans cesse à restaurer, et qui appartiennent, elles aussi, à la mémoire de l'enfant. François Gibault cite une belle lettre de Céline à Lucienne Delforge en 1936 : « Je me souviens au Passage quand elle était plus jeune, de l'énorme tas de dentelles à réparer, le fabuleux monticule qui surplombait toujours sa table - une montagne de boulot pour quelques francs. Ce n'était jamais terminé. C'était pour bouffer. J'en avais des cauchemars la nuit, elle aussi. Cela m'est toujours resté (...) J'ai comme elle toujours sur ma table un énorme tas d'horreurs en souffrance que je voudrais rafistoler avant d'en finir22. » Et les repas préparés par Marguerite Destouches, piteuse cuisinière ? Toujours la panade aux oufs ou les nouilles, les fameuses nouilles ad nauseam, parce que les nouilles ne dégageaient pas d'odeur, n'imprégnaient pas les dentelles, n'incommodaient pas les clientes, dans ce passage Choiseul si peu aéré. La cuisson à l'eau, le bouilli, voilà les seules recettes dont elle disposait, l'infatigable Mme Destouches. On retrouve le règne de l'humide, du tiède, du fade. Comme le Passage. Comme l'espace du féminin. Mais en 1900, il fallait songer, pour Louis, à en finir avec cette unique protection. Il avait six ans. En octobre, il entra au cours élémentaire première année de l'école communale du square Louvois. Que dire de ses premières années de scolarité ? Rien. Il n'en a pratiquement jamais parlé, il n'était pas un cancre ni un surdoué, ni un mauvais drôle chahuteur comme son père au même âge, ni un enfant modèle. Juste un élève médiocre, qui inspirait l'appréciation suivante au directeur : « Enfant intelligent mais d'une paresse excessive entretenue par ia faiblesse de ses parents. Etait capable de très bien faire sous une direction ferme. Bonne instruction. Éducation très relâchée23. » En bref, l'école pour lui ressembla à un embrigadement grisâtre qui ne lui a inspiré ni colère ni joie. Simplement le silence, ce qui est pire. Et l'on pense soudain à ces pages qui concluent les Beaux Draps où, dans le grand tourbillon des bilans, des décombres, des ambitions, des retraites et des peurs qui suivirent les lendemains de la défaite, il régla, en 1941, une dernière fois ses comptes forcenés, mit un point (presquE) final à ses délires antisémites, en termina avec la maçonnerie et le reste, pour proposer un programme sarcastique de redressement de la France. Et d'abord le salut par l'école. Qu'avait-il connu jusqu'alors, dit-il ? « Des lieux de torture pour la parfaite innocence, la joie spontanée, l'étranglement des oiseaux. » Et il ajoutait : « L'école doit devenir magique ou disparaître, bagne figé. L'enfance est magique24. » Autrement dit, ce qu'il avait connu à l'école du square Louvois, c'était un bagne figé. Et la magie, où la trouvait-il ? Très loin de l'école assurément. Sans doute du côté de sa grand-mère. « Grand-mère, elle se rendait bien compte que j'avais besoin de m'amuser, que c'était pas sain de rester toujours dans la boutique25. » Souvent, il couchait chez elle au 52 rue Saint-Georges. Elle l'emmenait à Asnières quand elle allait y percevoir les loyers de ses trois pavillons. C'était alors le bon air, la campagne, la liberté auprès d'une femme vieillissante, travailleuse autrefois inlassable, attendrie soudain par l'espièglerie rieuse du gamin, et qui le laissait sans doute à ses courses folles et à ses caprices. Mieux, elle n'hésitait pas à l'emmener au cinéma, au « Robert Houdin » en matinée du jeudi. « On restait trois séances de suite. C'était le même prix, un franc toutes les places, du silencieux cent pour cent, sans phrases, sans musique, sans lettres, juste le ronron du moulin. On y reviendra, on se fatigue de tout sauf de dormir et de rêvasser. Ça reviendra le Voyage dans la Lune... Je le connais encore par cour26. » Elle lui achetait de surcroît, à l'insu de son père qui ne voulait pas entendre parler de telles futilités, les Belles Aventures illustrées, au coin du Passage, à la marchande sur sa chaufferette. Enfin Céline Guillou possédait un chien, Bobs, un petit fox-terrier dont l'enfant raffolait, et dont il héritera, à la mort de l'ancêtre. Et cela suffisait pour que s'ouvrent devant lui les portes du rêve, les bonheurs du spectacle, cette pure délectation dans les marges de la vie, sur les franges de l'enfance, hors du passage Choiseul, cette part de féerie en somme sans quoi l'existence n'est qu'un cauchemar dont on ne réchappe pas. Oui, les Belles Aventures illustrées,e Voyage dans la Lune ou la présence silencieuse et bondissante de Bobs qu'il remplacera plus tard par des arguments de ballet, l'amour immodéré de la danse et la présence immuable des animaux, les chats, les chiens, Bébert et les autres, toujours comme une grâce, une magie, un mensonge qui vous délivrent un instant de l'abominable pesanteur des hommes ! Mais la pesanteur finit hélas ! par triompher, la mort guette au bout du voyage, la séparation à l'horizon du passage Choiseul. Le 28 décembre 1904 mourut Céline Guillou sa grand-mère, celle qui avait enchanté son enfance et lui donnerait son pseudonyme. Mort tragique, mort silencieuse, mort pudique. Première rencontre de l'enfant avec la mort, cette seule vérité de ce monde. Premier abandon aussi, premier chagrin, premiers lambeaux d'un rêve qui allait se diluer, disparaître dans le passé, cette nuit des temps et des souvenirs dont on ne revient pas. « Elle m'a regardé bien fixement, mais encore aimablement Grand-mère... On m'avait dit de l'embrasser... Je m'appuyais déjà sur le lit. Elle m'a fait un geste que non... Elle a souri encore un peu... Elle a voulu me dire quelque chose... Ça lui râpait le fond de la gorge, ça finissait pas... Tout de même elle y est arrivée... le plus doucement qu'elle a pu... "Travaille bien mon petit Ferdinand !" qu'elle a chuchoté... J'avais pas peur d'elle... On se comprenait au fond des choses... Après tout c'est vrai en somme, j'ai bien travaillé... Ça regarde personne27... » Que dire encore du passage Choiseul ? Quelques mois avant la mort de Céline Guillou, les Destouches avaient déménagé. Du 67, ils s'installaient au 64, de l'autre côté, presque en face, pour retrouver une boutique identique, un logement identique, une lumière identique, un fonds de commerce identique et une clientèle identique. Non, ils n'étaient pas au bord de la faillite. Au printemps, ils firent donner à Louis ses premiers cours de piano - et c'est à cette occasion, lors d'une audition, qu'il rencontra une petite fille, Simone Saintu, avec qui il allait correspondre par la suite, en particulier lors de ses séjours africains de 1916-1917. D'évidence, on n'offre pas à son fils des leçons de piano quand on n'arrive pas d'abord à faire bouillir la marmite et à la remplir de macaronis. Mieux, avec la mort de Céline Guillou et son héritage, l'aisance modeste des Destouches allait encore se raffermir. A Marguerite revenaient les trois pavillons d'Asnières qu'elle revendit en 1921 et 1923, et une somme de 17 750 francs. Ce n'était pas la fortune. Ce n'était plus la gêne ni l'angoisse des fins de mois. Rien à voir par conséquent avec l'atmosphère catastrophique de pénurie qui se dégage de Mort à crédit, et que Céline, dans ses interviews, contribuera encore à amplifier. A Georges Altman, pour ne donner qu'un seul exemple, il déclarait dans le numéro du 10 décembre 1932 du Monde, après la sortie du Voyage : « Ma mère, une ouvrière en dentelles ; mon père, l'intellectuel de la famille. On tenait un commerce, on a fait beaucoup de villes. Ça marchait jamais. Faillite. Faillite. Faillite. Y a toujours eu de la faillite autour de moi quand j'étais gosse28. » Un nommé Louis Montourcy fut chargé, en 1904, de gérer un portefeuille de titres boursiers pour le compte de Fernand Destouches. Son témoignage a été recueilli dans le premier des Cahiers Céline des éditions de PHerne, en 1963 : «JJ venait de temps en temps, tantôt seul tantôt avec son garçonnet et, ayant eu l'occasion de lui faire faire quelques opérations heureuses, j'avais réussi à obtenir sa confiance à tel point, qu'avant de partir en vacances pour un mois, il m'avait remis deux ordres de Bourse signés "en blanc", afin que je puisse lui faire effectuer, pendant son absence, une ou deux opérations, si je jugeais que c'était intéressant pour lui. » Autre signe de l'aisance du ménage, l'enfant fut brusquement retiré, en février 1905, de son école communale du square Louvois, laïque, gratuite et obligatoire, pour être inscrit à l'école religieuse (et payantE) Saint-Joseph-des-Tuileries, rue du 29-Juillet. La discipline y était stricte. On ne badinait pas avec la morale. Les cours de catéchisme étaient loin d'être facultatifs. Et Louis Destouches, grosso modo, sembla assez bien s'intégrer à cette école. Des notes convenables, une docilité plutôt appréciée de ses professeurs. Bref, l'enfant grandissait en sagesse (peut-êtrE), en savoir (sûremenT) et en piété (provisoiremenT). Le 18 mai 1905, en l'église Saint-Roch, il célébra sa première communion. Et comme elle nous amuse aujourd'hui, cette photo de Louis dans sa tenue de fête. Il est si sage, si raide dans son pantalon long qui casse sur ses chaussures vernies, avec son brassard blanc sur sa belle chemise claire à col marin ! Accoudé à un prie-Dieu, il tient, de la main gauche, un livre de messe. Sage comme une image, dit-on. Mais ce serait faire bon marché de ses lèvres pincées, de son regard à la fois moqueur et intimidé de très jeune bourgeois qui attend docilement de grandir avant, peut-être, d'envoyer tout valser. A onze ans, bien sûr, l'heure n'est pas aux révoltes. L'été, l'heure était aux grandes vacances. Parfois, Louis séjournait à Ablon chez son oncle Louis Guillou (le fameux oncle Edouard de Mort à crédiT) qui tenait, l'année durant, une boutique d'imperméables au 24 rue La Fayette à l'enseigne « Imperbel ». Ou bien avec ses parents qui y louèrent à plusieurs reprises une résidence. Parfois, il partait, seul ou en famille, au bord de la mer, à Dieppe. D'où il écrivait à ses parents des lettres sages, affectueuses et sensibles, sans fautes d'orthographe notoires... (Mais rien de ce qu'on connaît de la vie de Céline et de ses parents n'est venu rappeler l'excursion en Angleterre racontée dans Mort à crédit, avec ce récit apocalyptique de la fameuse traversée.) La scolarité de l'enfant se poursuivait. En octobre 1906, de nouveau ses parents l'inscrivirent dans une école publique, 11 rue d'Argenteuil. Pour la dernière année avant le certificat, il fallait d'abord courir au plus pressé. Les connaissances pédagogiques primèrent soudain sur la morale et la religion. Ce qui ne l'empêcha pas de décrocher un prix de bonne conduite. Miracle ! On veut dire : un miracle qui n'allait pas se reproduire très souvent dans sa vie. Et le 15 juin 1907 arriva enfin la grande épreuve, le dernier acte, le dernier rite initiatique, la fin de l'enfance et de ses privilèges, l'entrée dans l'adolescence, le travail, les soucis, les voyages, la fatigue, l'adieu au passage Choiseul enfin. Le 15 juin 1907, Louis Destouches passa (et réussiT) son certificat d'études primaires. Ce moment ô combien solennel, on le retrouve, dans Mort à crédit, évoqué comme une scène de comédie cruelle et dérisoire. La mère ferme boutique pour escorter l'enfant à la communale près de Saint-Germain-l'Auxerrois, elle lui fait réciter une dernière fois ses fables et ses listes de départements. La première épreuve, c'est la dictée. L'oral, il le passe avec un bon gros professeur indulgent qui devine, de l'autre côté du brevet, la dure vie de travail qui va s'ouvrir aux jeunes candidats. Il aurait presque envie, ce professeur, de les recaler pour les protéger encore une année. Il n'ira pas jusque-là. Le narrateur est reçu, Céline ou Louis Destouches est reçu. Le maître va tous les recevoir. « Mais non mon petit ! qu'il me fait, rassurez-vous donc ! Tout ça n'a pas d'importance ! Moi je vais vous recevoir ! Vous y entrerez dans la vie. Puisque vous y tenez tant que ça29 ! » Non, il n'y tenait sans doute pas tant que ça, Louis, avec son sourire moqueur, ses beaux yeux bleus, ses oreilles en feuille de chou, Louis le costaud, l'efflanqué, turbulent et timide à la fois, solitaire comme le sont parfois les fils uniques, ombrageux, sans amis intimes ni complices d'escapade. Mais son père y tenait pour lui. Dès maintenant, il fallait lui choisir un métier. Louis avait treize ans. Chiffre fatidique. Comme l'adieu à l'enfance et à la magie. |
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Louis-Ferdinand Destouches (1894 - 1961) |
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Portrait de Louis-Ferdinand Destouches | |||||||||