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Racismes ordinaire et extraordinaire


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





La France était largement antisémite avant la guerre ! C'est Lucien Reba-tet, un spécialiste, qui l'affirmait. C'est Robert Brasillach qui, benoîtement, le précisait dans Notre Avant-guerre en 1941 : « L'arrivée au pouvoir du ministère Blum devait même susciter un mouvement presque inconnu en France depuis l'affaire Dreyfus, je veux parler de l'antisémitisme1. » Entreprise pour eux de justification, de banalisation du racisme ? Peut-être. Mais les faits sont là et les sociologues, les historiens de la IIP République ou de l'antisémitisme en France le confirmeront : la petite-bourgeoisie, les couches populaires, les Camelots du Roi et même certains communistes ou ex-communistes du Parti populaire français de Doriot, étaient souvent antisémites d'instinct, d'habitude. Nulle idéologie dans leur attitude. Les théories nazies leur étaient, leur seront étrangères, incompréhensibles. Leur antisémitisme était d'abord affaire de réflexe, d'humeur, de mauvaise humeur, de profit immédiat et de chauvinisme béat.

L'arrivée de Blum au pouvoir, donc, raviva chez beaucoup les pulsions xénophobes, cette haine larvée des Juifs qui s'exprimait d'autant plus volontiers qu'elle n'engageait à rien, que la France n'avait pas connu de pogromes, de persécutions de masse depuis des siècles. On pouvait hurler ainsi commodément, sans trop y penser. On pouvait crier sa peur de la guerre, son dégoût de la politique, son refus du désordre, son indignation devant les politiciens, son ras-le-bol de la pauvreté, de la misère, grâce au plus évident, au plus éternel des boucs émissaires : le Juif. Blum au pouvoir, c'était une aubaine. Tout s'expliquait. Inutile d'aller chercher plus loin, outre-Rhin, et de s'inquiéter des provocations bellicistes d'Adolf Hitler, inutile de plaindre les Juifs persécutés qui cherchaient refuge chez nous, inutile de faire de la politique ! L'antisémitisme était la réponse la plus facile, la plus immonde donc la plus utilisée.

Bien entendu, hommes politiques et intellectuels donnaient l'exemple. On peut toujours compter sur eux. Xavier Vallat saluait ironiquement à la Chambre ce jour où « un vieux pays gallo-romain » avait pour la première fois un Juif à sa tête. Le conseiller municipal Darquier de Pellepoix animait un journal d'un antisémitisme forcené : la France enchaînée, et réclamait que l'on donnât le nom d'Edouard Drumont à une rue, en réparation du Front populaire. Gringoire qui s'était illustré en poussant Salengro au suicide récidivait en dressant les listes des Juifs ministres, attachés de cabinet et chefs de service du gouvernement Blum. L'hebdomadaire Je suis partout fondé en 1930 par Arthème Fayard et animé à l'origine par Pierre Gaxotte préparait un numéro spécial, pour avril 1938, sur les Juifs dans le monde. Il allait recommencer en février 1939 avec les Juifs en France, s'efforçant de définir précisément un statut légal des Juifs. Bref, Je suis partout préparait le terrain. Hitler bientôt n'aurait plus qu'à entrer et à parachever le travail.

L'antisémitisme avait connu une pause au moment de la Grande Guerre. La haine de l'Allemagne aplanissait les différences. Les Juifs s'intégraient naturellement dans la communauté nationale. L'Union sacrée se faisait par le sang. Mais très vite, la prise du pouvoir par les Soviets allait réveiller une forme d'antisémitisme. Il fallait se garder du danger de ce bolchevisme juif, Trotski et les autres, qui menaçait l'Europe. De là à affirmer comme Caillaux dans ses Mémoires que « le Juif, dans quelque sphère qu'il travaille, porte en lui le goût de la destruction, la soif de la domination2 », et tout pouvait recommencer. La presse donnait le ton : l'Action française, la Liberté, le Petit Parisien, dès les années vingt. Albert Londres, dans l'Excelsior, ironisait sur les nouveaux maîtres du Kremlin, les Juifs, qui préparaient les massacres qui ensanglanteraient le monde... Le thème de l'Angleterre enjuivée, de l'Angleterre égoïste, enfermée dans ses intérêts, son empire colonial, préférant l'Allemagne à la France, allait devenir aussi l'un des leitmotive du discours politique de la droite. Le Règne d'Israël chez les Anglo-Saxons, ce titre d'un ouvrage paru en 1921 du maurrassien Roger Lambelin, traducteur français des Protocoles des Sages de Sion, se passe de tout commentaire. Les banquiers juifs de la City, qui noyautaient Lloyd George, étaient les grands animateurs d'un complot mondial qui englobait évidemment les États-Unis. Ce seraient eux bientôt qui, voyant enfin le danger hitlérien se préciser, pousseraient à la guerre contre Hitler, qui pousseraient la France bien entendu, cette chair à canon toute trouvée. Telles étaient donc leurs thèses, leurs litanies. Pour eux, Blum allait être bientôt une cible rêvée, avec sa conduite hésitante entre une volonté pacifique de s'opposer aux menées hitlériennes et une politique de réarmement qu'il ne menait pas à son terme. La nationalisation de l'industrie et des usines d'aviation avait désorganisé tout le potentiel militaire français. Résumons-nous : l'antisémitisme était devenu la chose la plus banale qui soit en cette fin de l'année 1937 en France.

Et du côté des intellectuels ? Avec l'affaire Dreyfus, Barrés, Valéry, Léon Daudet, Maurras et quelques autres s'étaient déjà amplement illustrés dans la lignée de Drumont. Jouhandeau et Gide avaient été résolument antisémites, Claudel et Léautaud aussi, Giraudoux le serait à son tour. Bernanos, avant les années trente, se déclarait surtout disciple de Drumont. Il y avait plus sournoisement (et cela, Léon Poliakov l'a fort bien souligné dans son Histoire de l'antisémitismE) une image du Juif dans le roman français de cette époque, qui véhiculait tous les poncifs de cet antisémitisme plus ou moins avoué, plus ou moins conscient de l'idéologie française. Le Juif y était représenté tantôt laid, levantin ou profanateur de la religion chrétienne, il avait le nez courbe, les oreilles décollées ou les lèvres épaisses, il pouvait avoir encore cette inquiétante douceur orientale des gens de sa race, bref il frappait par son altérité. Que l'on relise donc, entre autres, Jouhandeau, Mauriac, Martin du Gard, Pierre Benoit, Georges Duhamel, Jacques de Lacretelle !

Céline, dans ses premiers livres, n'avait pas sacrifié à de tels lieux communs. Rien dans le Voyage, rien dans Mort à crédit pour alimenter ce racisme ordinaire, banalisé, inconscient même. Aucune figure de Juif dans ses romans. Mieux, l'auteur se moquait du père de Ferdinand, dans Mort à crédit, cette figure grotesque et vociférante d'antisémite et de raté, lecteur de Drumont, essoufflé par ses rancours minables. Les Juifs de l'Église ? Ils n'étaient pas personnalisés, ce n'étaient que des silhouettes de guignols, des figures emblématiques, des abstractions, des idées - une façon pour Céline de parler des Juifs (de façon déjà polémiquE) comme des maîtres secrets de la haute politique, de la Société des Nations, de l'univers, une boutade inquiétante en somme et rien de plus...



Et puis survint Bagatelles pour un massacre.

Comment devient-on raciste, commet-on cette faute absolue contre l'esprit que sont la discrimination, l'insulte raciales et, plus précisément l'antisémitisme ? Chaque individu, bien entendu, vit avec ses contradictions, ses zones d'ombre et de lumière. Il faudrait témoigner d'une singulière naïveté pour prétendre expliquer toutes les facettes d'un caractère, cerner toutes les raisons d'un comportement. L'histoire, la sociologie, la psychologie, la psychanalyse n'y peuvent rien. Subsistent en chacun de nous un noyau dur, une irréductible opacité. On ne peut que tourner autour et tenter d'éclairer des aspects seulement fragmentaires de cette mystérieuse (et peut-être douteusE) unité qu'on appelle un homme. Pour en revenir à Céline et à son antisémitisme, plusieurs réponses permettent seulement de dissiper une partie de l'énigme.

1. L'antisémitisme de Céline remonte au plus loin de son enfance, bien entendu. Le monde d'avant Dreyfus, d'avant l'Exposition universelle de 1900, représentait pour lui un paradis imaginaire donc idéal. Son père clamait que les Juifs étaient la cause de tous les maux, de tous les déclins. Si le commerce de la dentelle ne marchait plus, par exemple, c'était la faute des Juifs ! Comment de tels propos n'auraient-ils pas laissé de traces dans la conscience de l'adolescent, de l'adulte ? Dès son enfance, l'antisémitisme avait été banalisé, une chose contemporaine de son entrée dans la vie, dans la conscience, c'est-à-dire dans le sentiment de la mort. De là à associer les Juifs à l'idée même de décadence...

2. A l'origine de tout antisémitisme, il faut rechercher les haines personnelles, les aigreurs, les humiliations que l'individu dilate ensuite au rang des jugements d'espèce, comme pour se justifier de ses échecs, chercher la vengeance la plus mesquine, la plus facile, la plus générale possible. Cette attitude très petite-bourgeoise, pourquoi Céline en aurait-il été exempt ? Il s'était senti barré, rejeté de la Société des Nations où officiait au Bureau d'hygiène son protecteur Ludwig Rajchman. Au dispensaire de Clichy, Grégoire Ichok usurpait ce qu'il considérait être sa place de plein droit. Elizabeth Craig si passionnément aimée l'avait délaissé pour un Américain dont il soupçonnait les origines juives. Les Soviets, tous juifs à ses yeux (Staline pourtant avait déjà commencé à liquider ses rivauX), refusaient ses ballets. La gauche regroupée autour de Léon Blum faisait le tir de barrage contre Mort à crédit. Pas question toujours de monter ses ballets à l'Exposition universelle de 1937. C'était trop. C'était intolérable. C'était une conspiration. C'était le groupe contre l'homme seul, les Juifs contre Céline. D fallait réagir.

3. L'antisémitisme de l'écrivain rejoignait bien entendu les courants pacifistes de l'époque. Tout plutôt que la guerre ! Comme l'a écrit Léon Poliakov disséquant cette idée trop répandue, « était-il concevable que, menacé comme il l'était par Hitler, le Juif international ne s'emploie pas à provoquer une mobilisation générale ? Par conséquent, sus au Juif3 ». Céline le forcené, le blessé de 14, qui avait gardé de la guerre une vision hallucinée, était donc disposé à tous les excès pour prévenir de nouveaux massacres. Les pages les plus saisissantes de Bagatelles et surtout de l'École des cadavres développent cette idée fixe :

« Éviter la guerre par-dessus tout. La guerre pour nous, tels que nous sommes, c'est la fin de la musique, c'est la bascule définitive au charnier juif.

« Le même entêtement à résister à la guerre que déploient les Juifs à nous y précipiter. Ils sont animés, les Juifs, d'une ténacité atroce, talmudique, unanime, d'un esprit de suite infernal, et nous ne leur opposons que des mugissements épars.

« Nous irons à la guerre des Juifs. Nous ne sommes bons qu'à mourir... » Et Léon Poliakov de constater : « Le style démentiel exprime ici des terreurs qui ne l'étaient pas moins, et qu'il ne fallait pas être antisémite pour partager4. »

Bagatelles, en somme, Céline aurait pu l'adresser à ses amis avec la même dédicace que Bernanos à Jacques Vallery-Radot sur son exemplaire des Grands Cimetières sous la lune : « Ce livre que je voudrais jeter dans la gueule affamée des imbéciles afin de les empêcher de dévorer le monde. »

4. S'étonner des théories racistes de Céline, c'est oublier aussi l'hygiéniste qu'il a toujours été. L'auteur de Voyage au bout de la nuit restait obsédé par l'idée de décadence. Une France abâtardie, des Français alcooliques aux digestions impossibles, voilà bien les fléaux qu'il dénonçait depuis longtemps. Il n'y a pas si loin entre certains développements de ses romans et les arguments de ses pamphlets. Partout la même obsession de la race, les Chinois en France, la mort d'une civilisation, etc. Les notions hitlériennes de peuple élu, de peuple aryen, de sang pur, de discipline et d'hygiène pouvaient trouver en lui un terrain déjà favorable, déjà préparé.

5. Analysant dans Mea culpa l'idéologie communiste, Céline avait bien montré le danger de tous ces systèmes qui élaborent des lendemains radieux, qui forcent les hommes à être heureux selon leur unique conception du progrès. L'imposture suprême, pensait-il, c'était l'espoir. Car c'est l'espoir qui invente les otages et les condamne, qui inspire les règlements de comptes, qui peuple les goulags. Plongé dans la misère, Céline s'obligeait jusque-là à cette attitude limite qui consistait d'abord à dénoncer l'imposture de toute révolte, c'est-à-dire de tout espoir. L'homme était maudit. Le progrès était un leurre. Et c'est à cette position difficilement soutenable qu'il renonce brutalement lorsque la guerre menace, lorsque à une misère d'ordre existentiel se superpose l'imminence de catastrophes historiques sinon planétaires. Avec les pamphlets, tout se passe comme si Céline cédait à l'espérance, trouvait enfin l'explication des maux qu'il dénonçait. Juifs, communistes et francs-maçons, on pouvait maintenant les désigner, ils étaient la faute de tout. La « connerie aryenne » faisait le reste. Les passagers de l'Amiral Bragueton dans le Voyage, les commis de magasins dans Mort à crédit, tous ces individus miséreux, souffreteux, accablés, humiliés, qui s'efforçaient de diffamer le narrateur, de créer un misérable plus misérable encore qu'eux-mêmes, juste pour se distraire, se rassurer, échapper un instant à leur propre cauchemar, Céline les avait bien dénoncés dans ses deux premiers romans. Et voilà qu'il basculait maintenant de leur côté. Il cherchait et trouvait des boucs émissaires. Comme s'il ne pouvait échapper à sa peur, ne supportait plus sa solitude sceptique, voulait à tout prix des réponses...

6. Un dernier point. Il faut toujours garder à l'esprit l'image d'un Céline blessé, solitaire, renfermé dans ses bourdonnements d'oreilles, ses maux de tête, ses hallucinations auditives. Quand une crise venait, quand il souffrait, il ne voulait plus voir personne, il éconduisait brutalement ses visiteurs, coupait court, se repliait dans son bureau, s'allongeait, se reposait puis écrivait. Céline l'excessif délirait. L'écriture l'abritait, le projetait de l'autre côté de la vie - du côté du rêve, de la féerie, de la colère peu importe, mais dans un état où il ne se sentait plus responsable. « Il me manque encore quelques haines, je suis certain qu'elles existent», avait-il écrit en épigraphe de Mea culpa. Ces haines qu'il entretenait et développait avec une vigueur si intolérable, encore une fois elles étaient à ses yeux des haines fictives, des haines solitaires, des haines rhétoriques, pas des haines réelles et personnalisées. Si bien qu'il pouvait dire à Pierre Dumayet par exemple, pour l'émission télévisée « Lecture pour tous » du 17 juillet 1959, avec toute la conviction de sa sincérité : « Ah, je ne me vois pas violent du tout. Ah, mais pas le moins du monde. Je n'ai jamais été violent. J'ai toujours soigné avec beaucoup de douceur, si j'ose dire, tous ceux qui m'ont approché. J'ai sauvé énormément de gens, d'animaux, de... »

Répétons-le, l'écriture ne comptait pas. A peine se rendait-il compte de ses effets. Pourquoi Ludwig Rajchman s'était-il vexé de l'Église ? Pourquoi les Juifs lui en voulaient-ils après la guerre ? Il jouait l'étonné parce qu'il était vraiment étonné. Il n'avait fait qu'écrire, que développer une rhétorique prodigieuse, des bagatelles, rien de plus. L'homme Céline était aigri, renfermé, sourcilleux, méfiant, coléreux, économe, débrouillard, voyeur et tout ce qu'on voudra. Mais il n'y avait pas en lui de cette méchanceté agressive et raciste à l'égard de tel ou tel individu. Ses haines, ses médiocrités peu réfléchies, il les réservait, il les amplifiait dans la solitude convulsive de l'écriture- cet autre monde. Il en jouait aussi. Il voulait en rire. L'Histoire ne l'avait pas encore rattrapé. Les cauchemars hitlériens, des cauchemars bien réels cette fois, n'avaient pas encore donné un écho catastrophique aux siens.

Il existe en tout cas deux arguments qu'il faut balayer pour expliquer l'antisémitisme de Céline - arguments souvent avancés et du reste contradictoires. D'abord cette idée que Céline n'était pas antisémite mais qu'il avait utilisé ce terme générique, abstrait, pour désigner toutes ses peurs, toutes ses cibles : l'alcoolisme, la guerre, les marchands de canons, etc. C'est faux. Au départ, il y a un antisémitisme fondamental de Céline, celui de cette petite-bourgeoisie aigrie et inquiète dont il épouse les caractéristiques. Simplement Céline amplifie dans un deuxième temps cet antisémitisme, le hisse au rang d'un délire et d'une condamnation universelle des maux de l'humanité. Et l'idée ensuite que Céline aurait écrit ses pamphlets, mû par une seule rage suicidaire, pour se poser en victime, pour cultiver l'art de se mettre dans son tort. Autrement dit pour jouer au persécuteur afin de mieux revendiquer plus tard le rôle de persécuté. L'hypothèse est séduisante. Céline est souvent victime de délires paranoïaques, il se juge en proie à des malveillances, des conspirations infinies. Mais voilà, ses pamphlets vont, en 1937 et 1938, dans le sens du plus grand nombre de lecteurs, ils les flattent, les amusent, les provoquent. Ce n'est que plus tard, après la Libération, que Céline le proscrit, le solitaire, entretiendra, avec une délectation morbide parfois, tous les malentendus et les incompréhensions qui l'avaient fait haïr, comme s'il ne puisait sa force que dans l'amertume et l'hostilité dont il était l'objet.

Ce qui nous ramène enfin au contenu de Bagatelles pour un massacre. Un livre fourre-tout, oui, on l'a dit, un livre de défoulement, d'excès, de grand rire aussi, un livre d'insultes racistes de la pire espèce anamorphosées au rang du délire le plus confondant.

Le monde littéraire, raffiné, académique, qui lui a claqué la porte au nez après Mort à crédit, c'est lui qui ouvre le bal, qui en prend pour son grade. La Russie juive, la Russie opprimée, la Russie soviétique plongée dans une effroyable misère, n'en parlons même pas ! Ou plutôt, on en a déjà parlé. Les Juifs qui poussent à la guerre contre Hitler, c'est un leitmotiv. « Un Juif par créneau, s'écrie-t-il, dès la mobilisation. Vous verriez comme par enchantement passer un souffle, que dis-je ? d'invincibles, fougueuses bourrasques, de véritables cyclones de protestations pacifiques ! à travers toutes les frontières ! il pleuvrait des tourterelles5 !... »

Et les Anglais ? Ils laisseront les Français se faire massacrer. « Les Juifs sont rois de la Cité n'oublions jamais... l'une de leurs suprêmes citadelles avec Wall Street et Moscou... On ne détruira pas beaucoup... soyez bien certains... De l'expectative ! beaucoup d'expectative un "wait and see" formidable... Ils ne feront rien cette fois-ci les Juifs, la Chambre des Lords, juive, les magnats d'Angleterre avec précipitation... Ils enverront quelques avions... quelques généraux déjeuner chez Maurois... et discuter au Ministère un petit peu le tunnel sous la Manche6... »

Hitler ? Céline ne l'aime pas beaucoup mais tout de même il lève le masque : « Je veux pas faire la guerre pour Hitler, moi je le dis, mais je veux pas la faire contre lui, pour les Juifs... On a beau me salader à bloc, c'est bien les Juifs et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses... Il aime pas les Juifs Hitler, moi non plus !... Y a pas de quoi se frapper pour si peu... C'est pas un crime qu'ils vous répugnent... » Et plus loin : « Portant les choses à tout extrême, pas l'habitude de biaiser, je le dis tout franc, comme je le pense, je préférerais douze Hitler plutôt qu'un Blum omnipotent. Hitler encore je pourrais le comprendre, tandis que Blum c'était inutile, ça sera toujours le pire ennemi, la haine à mort, absolue7. »

Autre règlement de comptes, cette Expo de 1937 qui lui a refusé ses ballets, « magnifique démonstration, écrasante, de cette furie colonisatrice juive, de moins en moins soucieuse des ressentiments et des réactions indigènes8 ». Ce qui entraîne tout naturellement Céline à dénoncer la décadence française, l'inculture, l'alcoolisme et ce système éducatif qui tue ses petits concitoyens, les transforme en robots, bride leurs émotions, leur apprend une langue morte, figée, académique. D'une idée à l'autre, les résultats de l'édition sont catastrophiques, la littérature est fichue, la culture n'est plus qu'un vain mot. « Le pauvre petit marché du livre français, déjà si parfaitement rabougri, traqué, aux abois, se trouve bientôt écrasé par les romans, les feuilletons de Mr. et Mme Lehmann Rosamonde, Virginie Woolf... Wicki Baum... Mr. Ludwig... Mr. Cohen... Mr. Davis... Mlle "Chat qui pêche"... toutes et tous juifs et juives... à qui mieux-mieux plus tendancieux, plus nuls, plus plagiaires, plus truqueurs, plus "génie", plus démarqueurs, salisseurs, sournois, vicieux, méprisants, voraces, pleurnichards, humoristes ou sentencieux les uns que les autres9. » Mais les grands classiques français ? « Racine ? Quel emberlificoté tremblotant exhibitionniste ! Quel obscène, farfouilleux pâmoi-sant chiot ! Au demi-quart juif d'ailleurs10 !» Il y a plus : les Bourbon eux-mêmes qui nous gouvernèrent, regardez leurs nez ! Et ne parlons même pas du cinéma !...

Scatologique, ricaneur, grossier, incohérent, cocasse, Céline parsème son livre de chiffres bidons, de statistiques démentes recueillies dans les officines antisémites de Darquier de Pellepoix, de citations des Protocoles des Sages de Sion, ce faux notoire de la propagande antisémite, qu'il utilise sans sourciller. B glisse aussi ses ballets entre deux chapitres - des chapitres d'une page ou deux parfois, comme de brèves éructations, des éternuements, des coups de cour, de haine, de vengeance. Les Juifs qu'il ne peut s'empêcher d'admirer pour leur intelligence, leur solidarité, deviennent toujours le mot de passe le plus commode (avec celui de communiste et de franc-maçoN) pour fixer ses refus, pour appuyer ses colères. Et tant pis pour la logique ! et tant pis pour la réalité des faits !

Sorti donc à la fin de l'année 1937, Bagatelles connut, on l'a dit, un gros succès public. Le premier tirage qui dépassait les 20 000 exemplaires fut très vite épuisé. Denoël fit retirer le pamphlet. Le total des ventes, à la fin de la guerre, avoisinera les 75 000 exemplaires.

L'accueil critique, surprise ! ne fut pas violent, ne fut pas emporté, n'inspira pas encore une fois de clivage radical entre gauche et droite. C'est qu'on hésitait à prendre Céline au sérieux. Bien sûr, pour les antisémites militants, l'auteur du Voyage devint soudain une recrue de choix, inespérée, et ils n'allaient pas trop faire la fine bouche. « La surprise était extraordinaire, expliquera plus tard Lucien Rebatet. J'engageai avec Brasillach une course à qui signerait le premier papier sur les Bagatelles, lui dans l'Action française, moi dans Je suis partout. Je crois que ce fut Robert qui gagna d'une courte tête11. »

Mais précisément, dans l'article de Brasillach de l'Action française du 13 janvier 1938, que de réserves suggérées sur la déraison de Céline ! Il aurait préféré, Brasillach, un antisémitisme cohérent, argumenté, convaincant. Il soupçonnait que cette « obsession monotone, gigantesque », les excès céli-niens, les délires, les contrevérités si manifestes risquaient de se retourner contre les antisémites eux-mêmes, ces gens si mesurés n'est-ce pas, si rationnels. Certes, il se reprenait vite. « Mais quoi ! Quand on désire fréquenter un lion, on ne lui donne pas à manger des épinards. Et ma foi, le temps de cette lecture, je n'ai aucun regret de fréquenter M. Céline. » On ne saurait mieux dire tout de même que Céline, en temps normal, n'était pas de son monde. Et Brasillach concluait son article par ces lignes synthétiques : « Ayez toutes les opinions que vous voudrez sur les Juifs et sur M. Céline. Nous ne sommes pas d'accord avec lui sur tous les points, loin de là. Mais on vous le dit : ce livre énorme, ce livre magnifique, c'est le premier signal de "la révolte des indigènes". Trouvez cette révolte excessive, plus instinctive que raisonnable, dangereuse même : après tout, les indigènes, c'est nous12. »

L'article resté le plus fameux est sans conteste celui d'André Gide dans la N.R.F. d'avril 1938, Gide sévèrement pris à partie par Céline mais qui ne semblait pas lui en tenir rigueur. Dès ses premières lignes, il donnait le ton : « Il me paraît que la Critique a quelque peu déraisonné en parlant de Bagatelles pour un massacre. Qu'elle ait pu se méprendre, c'est ce qui m'étonne. Car enfin Céline jouait gros. Il jouait même le plus gros possible ; comme il fait toujours. Il n'y allait pas par quatre chemins. Il faisait de son mieux pour avertir que tout cela n'était pas plus sérieux que la chevauchée de Don Quichotte en plein ciel. » Tout dans ce livre, poursuivait-il en substance, relevait d'une vaste blague. Céline n'était jamais meilleur que lorsqu'il était le moins mesuré. Il y avait chez lui un excès gratuit de la colère lyrique. « Ce n'est pas la réalité que peint Céline ; c'est l'hallucination que la réalité provoque ; et c'est par là qu'il intéresse. » On ne saurait mieux dire. Et Gide de conclure : « Certains autres [lecteurs] pourront trouver malséant un jeu littéraire qui risque, la bêtise aidant, de tirer à conséquence tragique. Quant à la question même du Sémitisme, elle n'est pas effleurée. S'il fallait voir dans Bagatelles pour un massacre autre chose qu'un jeu, Céline, en dépit de tout son génie, serait sans excuse de remuer les passions banales avec ce cynisme et cette désinvolte légèreté13. »

Des autres réactions critiques inspirées par Bagatelles, on notera l'analyse très justement sévère de Georges Zérapha, dans la Conscience des Juifs en février-mars 1938. Il remarquait avec perspicacité : « Toutes ses affirmations [de Céline] sur la pseudo-domination juive sont contredites, dans son dernier ouvrage par la simple présentation d'un Juif réel, Gutmann, qui est son ami, qui n'est pourvu d'aucune des prétendues tares juives, et chez qui nous n'apercevons aucun pouvoir spécial de corruption et de domination. » Et d'ajouter : « Nous touchons ici la preuve du caractère métaphysique de l'antisémitisme en général, et de celui de Céline en particulier. Le corrupteur, le dominateur n'est pas le Juif concret qui, selon les affinités particulières bénéficie toujours d'une grâce exceptionnelle auprès des antisémites ; le maudit, c'est le Juif symbolique, l'entité juive ; c'est, comme nous le verrons plus loin : le diable. »

Après avoir souligné un peu plus loin la lâcheté de Céline, sa peur d'aimer, son inaptitude à vivre, ses réflexes doctrinaux qui rejoignaient les thèses d'Hitler, Zérapha précisait : « Enfin que signifie pour Céline l'appel au massacre ? Céline n'a pas songé un instant qu'un lecteur aryen le prendrait au sérieux et répondrait à son appel en massacrant un ou plusieurs Juifs. » Toujours ce soupçon d'une vaste blague que Zérapha dénonçait avec d'autant plus de vigueur qu'elle s'appuyait sur une pseudo-documentation scientifique. « Un écrivain digne de ce nom peut écrire un livre antisémitique, aussi funambulesque soit-il, mais il se déshonore en reproduisant des prospectus de propagande et en les endossant comme le fruit de ses propres recherches14. » René Vincent, dans Combat de mars 1938, trouvait le ton de Céline si artificiel, si surréalisant, si imprégné de freudisme, qu'il y décelait une influence juive. Il fallait y songer ! « D'ailleurs, puisque Louis XIV est juif, puisque Racine est juif, puisque le Pape est juif, pourquoi M. Céline, lui aussi, ne serait-il pas juif15 ?» Et de citer, à l'appui de sa thèse, ces lignes de Bagatelles : « Grâce à mon genre incantatoire, mon lyrisme ordurier, vociférant, anathémique, dans ce genre très spécial assez juif par côtés, je fais mieux que les Juifs, je leur donne des leçons. »

Gonzague Truc enfin, dans la Revue hebdomadaire de juillet 1938, ne pouvait que souligner le déferlement ordurier, la turpitude, l'acharnement de Céline à fouiller dans les bas-fonds de l'ignominie humaine. Pour l'attaquer ? Eh bien non, pour le défendre au contraire, pour souligner la nécessité de son cri face à l'effarante et abominable imbécillité où s'abîmaient le monde, la civilisation. Il concluait : « Il faut donc saluer son courage. Il faut davantage et savoir trouver en des livres forcenés la sagesse et la beauté qui s'y cachent, et dans ce même délire, presque sacré, des vues divinatoires où n'atteint pas le bon sens ; il faut sentir à travers ces immondices fumants, le souffle salubre des mers16. »

On s'étonnera bien entendu aujourd'hui de la modération de tels comptes rendus que vint à peine rompre le pamphlet passé presque inaperçu de H.E. Kaminsky, Céline en chemise brune, aux Nouvelles Éditions Excelsior, fin février 1938, pamphlet du reste moins violent que son titre ne le laissait supposer. Ce serait oublier une fois de plus cette banalisation des sentiments xénophobes et racistes. On pouvait alors écrire impunément contre les Juifs. On pouvait blaguer, s'indigner, vociférer, faire mille tours, mille grimaces. On pouvait mentir, affabuler, se disqualifier. Cela ne tirait pas trop à conséquence. On le croyait du moins. On avait tort.



L'école de l'antisémitisme



Après Bagatelles, que pouvait espérer Céline ? « Je ne sais pas très bien ce que l'avenir (si avenir il y a !) me réserve. On verra. Je n'attends plus rien. Je n'ai d'ailleurs jamais rien attendu. Je ne voudrais pas trop souffrir pour m'en aller. C'est tout le vou que je formule. Il est modeste. Mais je sais par expérience que je n'ai pas beaucoup de chance17. »

Histoire de mettre tout de même des chances de son côté, il déposa en ce début d'année 1938 des pièces d'or, 184 pièces de dix florins précisément, à la Nederlansche Bank d'Amsterdam. Il profita de son déplacement pour voir Evelyne Pollet à Anvers. Dès son départ, elle proposa à l'hebdomadaire belge Cassandre (où elle avait déjà publié en mai 37 un article-témoignage sur « Céline et l'Escaut ») un papier de défense de Bagatelles pour un massacre. La rédaction le lui refusa. Céline eut connaissance de sa démarche et s'en montra extrêmement irrité. Lui l'individualiste refusait en règle générale, par générosité ou par orgueil comme on voudra, qu'on lui vienne en aide. Il détestait dépendre de quelqu'un. En l'occurrence, il ne voulait pas la compromettre, elle et sa famille, dans cette affaire politique qui « pouvait finir tragiquement ». Il lui écrivit une lettre véhémente : « J'ai horreur, une haineuse horreur des amitiés qui finissent par servir. Je ne veux pas qu'on me serve, qu'on m'assiste, qu'on me défende. Une fois pour toutes. Ni vous ni un autre. Je sais ce que je fais. Ce que je risque. C'est très bien ainsi et cela suffit18. »

Son pamphlet, Céline l'avait écrit fébrilement. L'histoire galopait non moins fébrilement et était sur le point de rattraper l'écrivain. Le gouvernement de Front populaire (sous lequel Céline était fier d'avoir rédigé Bagatelles, il n'avait pas attendu que les Juifs soient persécutés pour les accabler, dira-t-il plus tarD) avait vécu. Hitler poursuivait sa politique expansionniste. Le 12 mars, ses troupes occupaient l'Autriche. C'était l'Anschluss. Le droit international était bafoué. Le malheureux chancelier Schussnigg avait dû démissionner. Un pays européen était annexé comme ça, sur un coup de dés, un coup de bluff et des roulements de tambour. Les nazis autrichiens menés par Seyss-Inquart avaient bien fait les choses. Courageuse mais pas téméraire, l'Angleterre de son côté laissait faire, elle n'interviendrait pas dans l'affaire autrichienne, elle le faisait fort bien comprendre à la France qui n'en demandait pas tant. Le nouveau gouvernement Chautemps se retira piteusement des affaires. Blum tenta alors de reconstituer un gouvernement d'« Union nationale ». En vain. Les Français n'en voyaient pas l'urgence. Communistes et droitistes refusaient de cohabiter. On avait des susceptibilités douillettes. La guerre, c'était encore pour les autres. Après un mois et demi d'intérim Blum, le gouvernement Daladier prit le pouvoir en avril.

Céline, lui, prit la clé des champs. C'était une vieille habitude. Quand tout allait mal, quand il voulait échapper aux brûlures de l'actualité, aux pressions consécutives à la sortie d'un livre, il s'embarquait, il oubliait et il se faisait oublier. Le lancement de l'édition américaine de Mort à crédit, voilà un excellent prétexte pour traverser l'océan, Il décida de commencer son périple par le Canada, et adieu la France, adieu l'Europe, adieu l'Anschluss et la guerre à venir !

Il embarqua à Bordeaux à bord du cargo Le Celte qui venait de Zeebrugge et leva l'ancre le 15 avril pour Saint-Pierre-et-Miquelon après avoir chargé 240 tonnes de marchandises et pris à son bord quatre passagers dont Céline, une jeune femme et sa petite fille de dix ans, Jeanne Allain. « J'ai toujours gardé le souvenir de Louis-Ferdinand Céline, ce grand monsieur gentil, apprécié également de l'équipage du Celte avec .equel il discutait de Saint-Pierre. Il m'avait donné un petit mot et son autographe. Je n'ai, hélas, rien conservé. A l'âge que j'avais alors, je ne comprenais pas très bien les raisons pour lesquelles il me disait de me souvenir de lui lorsque je serais plus grande19. »

Le 26 avril, le navire accosta à Saint-Pierre, l'île du bout du monde, des grands vents, de l'océan, des brumes et de l'oubli. Territoire romanesque, territoire célinien sauvage et désolé ? Saint-Pierre flattait sûrement ses rêveries de marin imaginaire. A Sigmaringen, racontera-t-il dans D'un château l'autre, il demandera à Laval de le nommer gouverneur des îles Saint-Pierre-et-Miquelon. Affabulations? Qu'importe, on ne plaisante jamais impunément ! Et Laval de lui répondre : « "Mais qui vous a donné l'idée, docteur?

«- Comme ça, monsieur le Président! les beautés de Saint-Pierre-et-Miquelon!..."

« Je lui raconte... je parle pas par "on-dit"... j'y ai été !... on mettait alors vingt-cinq jours Bordeaux-Saint-Pierre... sur le très fragile Celtique... on péchait encore à Saint-Pierre... je connais bien Langlade et Miquelon... je connais bien la route... l'unique route de bout en bout de l'île... la roue et la borne du "Souvenir", la route creusée en plein roc par les marins de Ylphigé-nie... J'invente rien... du vrai souvenir, de la vraie route !... pas que les marins de VIphigénie.'... les forçats aussi... ils ont eu un bagne à Saint-Pierre... qui a laissé aussi une borne!... « "Vous verriez ça, monsieur le Président ! en plein océan Atlantique !" « Le principal : j'étais nommé gouverneur... je le suis encore20!... » Sérieusement, que venait-il faire à Saint-Pierre-et-Miquelon en 1938? et puis ensuite au Canada? Du tourisme? des tournées de conférences ou de promotions de ses livres? Mais non, il poursuivait son idée fixe, il continuait simplement d'explorer ses futurs et éventuels territoires d'exil, après Londres et Jersey! Ce qui fit dire plus tard à Henri Mahé, témoin précieux des divagations céliniennes : « Cette année flotte sur l'Europe comme une odeur méphitique d'Apocalypse... Grand temps de dégoter l'île pas enviable, incon-flitable, de belle paix assurée, s'en assurer! Saint-Pierre-et-Miquelon aurait des chances... Voire21!... »

Intention confirmée par le témoignage de René Héron de Villefosse qui avait rencontré Céline en 1936 à bord du petit bateau de Mahé, l'Enez Glaz amarré alors quai Conti en face de l'Institut, et se souvenait de ses prophéties :

« "Un seul pays au monde résistera encore un siècle, celui où les curés sont rois, le Canada, le plus emmerdant de tous les pays... mais j'irai, je servirai la messe. J'enseignerai le catéchisme. Il n'y aura pas le choix si l'on veut sauver ses... et moi, j'y tiens... »

« En rafales verbales, un peu comme dans son Mea culpa, il évoqua les bouleversements proches, l'Europe en feu, les dernières chances qu'on avait de se mettre à l'abri en la quittant illico, sans attendre, sans réfléchir, avec un baluchon22. »

Puis ce fut Montréal.

Dès qu'il apprit sa venue en ville, un universitaire canadien, Victor Barbeau, alors président de la Société des écrivains de son pays, voulut le rencontrer. Il finit par le retrouver à une réunion politique d'extrême droite où Céline assistait, simple témoin anonyme dans la salle. Â se présenta à lui et lui donna du « cher maître ». Céline s'esclaffa. Bref, ils sympathisèrent. Barbeau aurait bien voulu convaincre Céline de donner des conférences. Rien à faire, ni en smoking ni en tenue de ville et quel que soit le cachet proposé. Faire le pitre pour l'amusement des gens du monde, non, il n'en était pas question.

« Un dîner d'écrivains ? Oui, mais à condition qu'ils ne soient pas plus d'une dizaine et que tout se passe à la bonne franquette comme à un rendez-vous des cochers et des chauffeurs.

« Nous étions au-delà d'une vingtaine. Malgré la bonne chère et les bons vins, Céline ne desserra pas les dents. Assailli de questions, abasourdi par les caquets d'une femme de lettres dans le secret de toutes les fausses gloires de Paris, il toucha à peine aux plats. Je m'attendais au pire, mais l'ogre ne dévora personne23. »

Plus tard dans la nuit, Barbeau emmena Céline dans une maison amie. Et soudain l'écrivain se réveilla. Il avait été taciturne. Il devint intarissable. L'intimité favorisa soudain sa verve. D soliloqua sur l'Apocalypse. Pas de dialogue. La longue accumulation des anecdotes, des prédictions, des coups de colère, le grand registre célinien qui éblouissait et effrayait tant ses auditeurs.(Tout Céline était là : celui qui parle trop, celui qui demeure désespérément muet, celui qui ne peut jamais entamer une véritable conversation. Qui donc s'est flatté d'avoir jamais vraiment discuté avec Céline? .

Mort à crédit s'appelait, dans son édition anglo-américaine traduite par John Marks, Death on the Instalment Plan. C'est l'éditeur de Boston, « Little Brown and Co. », le même que celui du Voyage, qui le publia outre-Atlantique. Il ne semble pas que la présence de Céline aux États-Unis ait puissamment contribué au lancement de l'ouvrage. New York attirait l'écrivain pour d'autres raisons, les raisons habituelles: les mirages du music-hall, les girls, les amis, l'oubli consolant que l'on trouve toujours à s'immerger dans une grande ville étrangère... Il se rembarqua sur le Normandie le 18 mai.

Le 23, Lucette l'accueillit au Havre où ils séjournèrent un peu moins d'une semaine. Puis Louis retrouva ses habitudes montmartroises. Désormais, il n'était plus distrait par ses activités médicales ou pharmaceutiques, il pouvait s'enfermer, écrire, retrouver le temps perdu et les entrelacer aux cauchemars du présent. Casse-Pipe, en principe, restait le livre en chantier, la suite chronologique de Mort à crédit, l'incorporation du jeune Ferdinand dans l'armée avant 1914... Et d'une guerre à l'autre... Mais cette nouvelle guerre à venir, précisément, il voulait un instant l'oublier, vagabonder dans le passé, écrire, chercher sa musique et un peu de rêverie.

Il l'écrivit très joliment à Evelyne Pollet le 31 mai : « Je ne suis qu'un ouvrier d'une certaine musique et c'est tout et tout le reste m'est infiniment indifférent, incompréhensible, paniquement ennuyeux. Ce monde me paraît extra-ordinairement lourd avec ses personnages appuyés, insistants, vautrés, soudés à leurs désirs, leurs passions, leurs vices, leurs vertus, leurs explications24. » Lucette le quittait parfois pour de brefs engagements ou tournées en France et à l'étranger. Elle dansa en Pologne et en Lituanie cet été-là. Louis laissait faire mais s'inquiétait, s'impatientait très vite de son absence. Ses lettres se faisaient plus pressantes. « Reviens ! Reviens ! » L'imprésario de Lucette lui avait-il fait signer un contrat pour un mois? « Fous en l'air ton imprésario! Reviens ! » lui répondait-il.

A la mi-juillet, il partit pour Saint-Malo, chez Marie Le Bannier toujours. Quand il écrira Féerie pour une autrefois au plus fort de la tourmente, de l'exil, de la prison, là-bas au Danemark, il se souviendra de ces étés à Saint-Malo, que nous permet d'évoquer fugitivement une photo prise sur la plage, au pied des remparts, avec un Céline souriant, en costume de bain, flanqué de ses amis Henri Mahé et le médecin-colonel Camus, tandis qu'au premier plan Lucette accroupie procède à des exercices d'assouplissement et que la toute jeune Sergine Le Bannier joue et rampe sur le sable. Et dans Féerie donc, les images, les bruits, la musique de ces étés de Bretagne reviendront l'enchanter...

« Trois pièces sous solives, une sous-location de ma vieille pote, Mlle Marie... J'en ai entendu un petit peu, vous pensez ! flonflons et passions ! et des cris de mouettes à la tempête... « Des étés terribles de romances! Quels équinoxes23!... » Après avoir été l'hôte de Marie Le Bannier en effet, il lui louait désormais un petit appartement, au deuxième étage de l'immeuble Franklin. Une année seulement, pendant la guerre, il occupera un appartement sur les remparts de Saint-Malo, prêté par un vieil ami, le conservateur de musée André Dezarrois fier de son appartenance au collège des bardes de Bretagne.

« Je suis aux souvenirs vous me pardonnerez... C'était des heures en somme heureuses...

« La nuit là, d'où je vous parle, en fosse, j'entends, je réentends... dites!... les sanglots des viôôôôlons ! ils me miaulent !... et les cornes "pouing, pouing", du Quai!... les "teufs-teufs", leur asthme!... la course à Cancale!... les hurrahs! la foule... c'est du ciné à la date25!... » Ah ! Saint-Malo et la mer, poignante nostalgie... « Je ne sais pas si vous verrez vous?... c'est une baie aux charmes... « Le vieux "Terreneuva" qu'est là qui pourrit au quai, que ses vergues lui tombent sur le pont, rabattent, peuvent plus... ses cales toutes vides, beaupré brisé... il a pas l'air, il est plein de monde... [...]

« Toute la baie m'est chère et les cloches et les destructions et le beffroi parti et les palais des Corsaires26... »

Mais prit-il vraiment le temps, durant cet été 38, de flâner le long des remparts ou sur la grève, de méditer devant le tombeau de Chateaubriand, d'excursionner jusqu'à Cancale, de passer des heures et des heures avec ses amis, avec Henri Mahé le marin aussi approximatif que déterminé, avec le poète breton Théophile Briant qui animait une étonnante feuille de chou le Goéland, avec les sours Le Coz, des Maiouines bon teint qui tenaient un restaurant « Breiz Izel » où il se rendait volontiers? Toutes ces figures, il les évoquera encore dans les pages mélancoliques de Féerie pour une autrefois au titre bien nommé. Prit-il aussi le temps de discuter avec ces autonomistes bretons exaltés et inquiétants, tel Olier Mordrel, qui n'hésitaient pas à placarder en pleine crise munichoise une affiche : « Pas une goutte de sang breton pour les Tchèques27!... »? Céline aimait les fréquenter de temps à autre, il éprouvait pour eux une certaine indulgence, une certaine sympathie, car les passionnés, les excessifs, les rêveurs excitaient toujours sa curiosité. Mais cet été 38, il le passa le plus souvent enfermé dans son petit bureau de l'immeuble Franklin, à écrire les pages plus fiévreuses que jamais de son second grand pamphlet: l'École des cadavres...

Daladier avait donc pris le pouvoir, réajustait la parité du franc et abolissait par décret-loi la semaine de quarante heures. Il voulait la reprise économique et engageait la France dans une politique de réarmement. On ne faisait pas grève dans les usines allemandes ou italiennes, disait-il à bon droit aux grévistes ou aux communistes qui se prétendaient antifascistes. Hitler continuait ses menées aventureuses et sa politique du Grand Reich. Après l'Autriche, la Tchécoslovaquie était bientôt visée, avec ses trois millions de Sudètes de langue allemande animés par un parti qui recevait ses ordres d'Hitler. Bref, la guerre continuait d'être à l'ordre du jour...

Après Bagatelles, Céline avait-il d'autres choses à dire, de nouveaux arguments à avancer? Non, mais il pouvait se répéter avec plus de force, plus de provocation, plus d'intensité délirante, sans trop se laisser distraire cette fois par des considérations annexes sur son voyage en Russie, sur ses ballets ou sur la littérature. Il lui fallait hurler encore sa soif absolue de la paix, sa haine des Juifs et par conséquent son désir d'une alliance à tout prix avec Hitler.

Chaque fois que Céline écrivait, il se mettait dans un état second, un état de transe, une étrange excitation que l'on pourrait qualifier d'erotique. Il fantasmait. Sur la danse, les danseuses, peu importe ! Curieuse « érection » que l'écriture seule soulageait, couronnait. Ou bien il lui fallait atteindre un degré de colère suffisant, comme une drogue, pour libérer son écriture incantatoire, parvenir, comme le disait justement Gide, à l'hallucination.

Ce phénomène est très explicitement illustré, mis en scène, dès l'ouverture de l'Ecole des cadavres. Le narrateur rencontre une vieille sirène au corps écaillé, muse érotico-goguenarde maculée d'huile et de goudron, vautrée dans la Seine quelque part entre La Jatte et Courbevoie. Bientôt ils se disputent, ils s'injurient. Céline se défend, attaque, vitupère. Et son pamphlet devient très exactement le produit de cette dispute. Sans cette mise en demeure, cette mise en condition, il n'aurait pu s'exprimer. Mieux, il s'invente (vraisemblablemenT) dans les pages qui suivent un contradicteur, un correspondant qui lui adresse une lettre injurieuse et signe « Salvador, Juif ». Ce qui permet à Céline de répliquer, de peaufiner sa colère, de parvenir, si l'on ose dire, à l'extase de la haine.

Son livre relève alors de la folie la plus tourbillonnante. Les mots succèdent aux mots, entraînés dans un sabbat, un délire d'allitérations, une musique injurieuse, un miroitement d'insultes, le flux et le reflux euphoniques de ses peurs. Les romanciers et les journalistes qui se targuent d'avoir terrassé la guerre sont des incapables, dit-il. Et il ajoute:

« Jamais ils n'ont rien enculé, reculé, basculé, masculé, rien du tout! ces perruchelets paoniformes, pas la moindre miche, bonniche, la moindre com-plicature, désourcillé, rabiboché le plus frêle litige mitigieux! Rien du tout! Jamais! miteux miraux! Bobardiers laryngiques!

« Les Furies de la guerre, râlantes, ravagières, se faribolent à perte d'enfer de tous vos émois crougnotteux ! de vos anathémismes en vesses.

« Tâteurs de situations ! Chiasses ! Je m'enfulmine je l'avoue ! Je brouille ! Je bouille ! Je taratabule plein mon réchaud ! Je fugue ! Je m'époumone ! J'essouffle ! J'éructe cent mille vapeurs ! J'outrepasse le convenant branle28 ! »

Quel aveu ! Quel admirable concentré du génie stylistique et des divagations de Céline ! On voit là parfaitement, dans cet extrait, l'écrivain se libérer, avec ses mots-valises, sa vitesse, ses hallucinations, ses rimes - comme si la musique allait chez lui toujours plus vite que le sens, que l'émotion précédait la raison, avec sa colère avouée, sa peur immense, sa haine raciale de « la charognerie youpine » et autres aménités à soulever le cour.

Traiter Céline de raciste? A quoi bon ! Ce n'est pas une insulte. C'est une évidence. Il le dit, il l'avoue, il le crie: « Racisme ! Mais oui ! Mais comment ! Mais plutôt mille fois qu'une ! Racisme ! Assez de nos religions molles ! Nous avons été suffisamment comme ça introduits par tous les apôtres, par tous les Évangélistes. Tous Juifs d'ailleurs depuis Pierre, le fondateur, jusqu'au Pape actuel en passant par Marx29 ! »

Et toujours, pour sous-tendre le livre, lui donner son seul éclairage possible, demeure cette gigantesque peur de la guerre, des massacres.

« Les États Aryens : Parcs à bestiaux pour tueries juives. Batailles rituelles pour équarrisseurs, beuglements, charrois en tous genres, phénomènes sociaux divers, traite des vaches pendant les entr'actes30. » La solution? Il n'y en a qu'une. Céline le repète jusqu'à l'essoufflement : « Union franco-allemande. Alliance franco-allemande. Armée Franco-allemande.

« C'est l'armée qui fait les alliances, les alliances solides. Sans armée franco-allemande les accords demeurent platoniques, académiques, versatiles, velléitaires. .. Assez d'abattoirs ! Une armée franco-allemande d'abord ! Le reste viendra tout seul. L'Italie, l'Espagne par-dessus le marché, tout naturellement, rejoindront la Confédération. « Confédération des États Aryens d'Europe. « Pouvoir exécutif : L'armée franco-allemande. « Une alliance franco-allemande à la vie, à la mort31. » Et dans le même temps où, à Saint-Malo, il écrivait ces pages conclusives de l'École des cadavres, il baguenaudait avec la même tranquillité d'âme ou plutôt la même torturante et féerique inquiétude, en écrivant ce synopsis, ce ballet, ce conte qu'il intitula Scandale aux abysses et qu'il publiera pour la première fois en 1950, grâce à Pierre Monnier, à l'enseigne de Chambriand Éditeur.



Neptune, Vénus, l'île de Terre-Neuve, des marins au long cours et au destin trop bref y mêlent leurs sortilèges, leurs amours mélancoliques et leur poésie murmurée...

Insaisissable Céline ! Durant l'été, il avait fait un saut avec Mahé à Londres, pour y retirer de l'or qu'il avait déposé à la Lloyds Bank, avant de louer un coffre à la Privât Banken de Copenhague. On notera que les premières insultes de Céline lui rapportaient de l'argent sonnant et trébuchant, et qu'il gardait les pieds sur terre. C'est vrai. Mais un roman, un autre livre que Bagatelles aurait pu lui en rapporter tout autant. Et celui-ci, il ne l'avait pas écrit, c'est une évidence, dans la seule intention de flatter les bas instincts de son public et de s'enrichir. Il allait au bout de ses délires avec une conviction, on allait dire une probité absolue. Simplement, Céline le sourcilleux, le madré, le méfiant, qui était de l'école du bas de laine ou du napoléon en or plutôt que du papier-monnaie, était aussi d'une susceptibilité et d'un orgueil intransigeants. Il ne voulait rien devoir à personne, jamais! Être un jour à la charge, à la merci d'autrui, l'idée le faisait frémir. Digne, silencieux, comme sa mère et sa grand-mère ! Il n'en avait pas oublié les leçons, la pauvreté maquillée et silencieuse. Depuis la perte de ses emplois médicaux, il gagnait bien moins d'argent? Raison de plus pour économiser. Il voulait s'assurer ainsi, à l'abri, loin de Paris, loin de la France et des champs de bataille, une provision, un trésor caché qui lui permettraient peut-être de subsister, de traverser l'Apocalypse sans avoir à tendre la main. Et l'avenir allait lui donner raison - partiellement.

En septembre, la crise politique prit un cours plus dramatique que jamais. On frôla la guerre. Le 12 septembre à Nuremberg, Hitler réclama l'annexion pure et simple des territoires sudètes contestés. Daladier pressa alors le gouvernement tchèque de céder. L'Anglais Chamberlain soucieux de gagner du temps (il fallait réarmer l'Angleterre, la doter d'une aviation, sans quoi elle serait balayée en cas de confliT) ne voulut pas réagir. Hitler aussitôt formula de nouvelles et inacceptables exigences : que les Tchèques évacuent ces territoires sans rapatrier leurs propres biens. Du coup, on mobilisa en Tchécoslovaquie, la France et l'Angleterre rappelèrent plusieurs classes sous les drapeaux et Hitler concentra ses troupes. Intervint alors la conférence de Munich des 29 et 30 septembre, l'initiative de Mussolini, qui réunit les quatre « grands » de l'Europe occidentale, la France, l'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne. Chamberlain et Daladier s'inclinèrent sur l'essentiel et signèrent avec Hitler (qui s'engageait à occuper progressivement les territoires sudètes du 1er au 10 octobrE) un pacte de non-agression...

Ce fut, comme le dit Blum au nom de la gauche, « un lâche soulagement ». La paix était sauvée in extremis. Daladier fut accueilli au Bourget par des hourras et des gerbes de roses. La paix, oui, mais pour combien de temps? Il n'était pas très fier, Daladier. Restait à préparer la guerre. Les Anglais commençaient enfin à le comprendre, eux qui avaient joué diplomatiquement l'Allemagne contre la France durant tant d'années. Les Français aussi, mais un peu tard. Dès le 20 septembre, Lucette et Louis étaient revenus précipitamment à Paris. Pour s'informer, pour mieux sauver les meubles en cas de conflit. Il n'y eut donc pas de conflit. Pas pour cette fois. Partie remise. Céline écrivit alors les dernières pages de l'École des cadavres et le remit à Denoël. Un livre d'urgence, il fallait le publier d'urgence. Et tandis que les premiers comptes rendus critiques de la traduction italienne, Bagatelle per un massacro, éditée en avril à Milan, paraissaient, et que sortaient les bonnes feuilles de la future traduction allemande du même volume qui s'intitulera Die Judenverschwô-rung in Frankreich (Dresde, 1939), Denoël démarrait la fabrication du deuxième pamphlet qu'il tira à 25 000 exemplaires et mit en vente le 24 novembre, au prix de trente francs.

Son succès fut moindre que le précédent. Il tombait au plus mauvais moment. Qui donc pouvait suivre et soutenir Céline dans ses élucubrations de forcené? Bagatelles lui avait rallié l'extrême droite fascisante qui, jusque-là, le négligeait, comme Brasillach. L'École des cadavres l'isola de nouveau. En était-il si mécontent? Lucien Rebatet l'a fort bien expliqué :

« le dois dire encore, pour être exact, que si nous autres fascistes nous avions dansé la pyrrhique en 1938 autour des Bagatelles, l'École des cadavres, un an plus tard, nous cassa bras et jambes. Hitler venait d'entrer à Prague. Et c'était l'instant que Céline choisissait pour réclamer l'alliance totale avec l'Allemagne, militaire, politique, économique. Impossible, même chez nous, d'imprimer un seul mot sur un tel procédé. On décida un peu cafardement que du reste il se répétait, délayait, et j'acquiesçais, malgré les cris de joie que m'avait tirés souvent cette tornade. « Céline continuait à exagérer32. »

Ajoutons que l'École des cadavres, comme Bagatelles, sera retiré de la vente en mai 1939. Son exploitation commerciale aura donc été plus courte. Mais même si l'on tient compte de la réimpression de 1942, ses ventes resteront bien inférieures à celles du précédent pamphlet.

« Dieu est en réparation » - c'est la phrase composée par Céline en épigraphe du volume. Admirable, dérisoire formule à vous faire frissonner! Comme tout ce livre d'ailleurs, avec ses développements stupéfiants d'une poésie funambulesque et ses retombées dans la haine ou la plus franche démence. Peut-on bénéficier d'un certain recul pour en parler? Et qui donc pouvait se targuer de l'avoir, ce recul, dans les derniers mois de l'avant-guerre? Un Henri Guillemin peut-être? Dans un journal du Caire, la Bourse égyptienne, il écrivait le 19 février 1939, avec une sérénité inattendue :

« Il faut savoir ce qu'on demande à Céline. Des idées, une doctrine ? Alors, évidemment, on est perdu. Mais un certain plaisir littéraire qu'il est seul à nous apporter ? Cela oui, uniquement cela; et ce n'est pas déjà, à mon avis, si peu de chose. » Et il concluait son article par ces termes :

« Encore une fois, il faut se munir d'une armure - ou si l'on préfère d'un blindage - pour aborder Louis-Ferdinand Céline. Il faut le prendre tel qu'il est ou ne pas le prendre du tout. Si j'avais ouvert son bouquin dans l'intention de discuter avec lui, j'aurais vu rouge à mon tour, je me serais donné un coup de sang. Piétiner les Juifs quand ils endurent ce qu'ils endurent, ces immolés, à l'heure où nous sommes, c'est d'une assez belle ignominie. Mais il le sait bien. Ferdinand; et il a toujours aimé "en remettre", en fait d'abominations, sur le personnage qu'il a adopté. Loi du genre.

« Étant bien entendu qu'il s'agit d'une jonglerie, on peut y aller, délivré de scrupules, et applaudir l'extraordinaire jongleur33. »

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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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