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Retour à Paris


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Ce voyage en Europe centrale, ce bref interlude n'avait bien entendu rien changé à la situation littéraire de l'écrivain. Céline n'avait pas oublié les incidents de décembre. Le monde intellectuel ne l'oubliait pas non plus. Voyage au bout de la nuit continuait d'animer les conversations, les dîners en ville, les chroniques des journaux, tandis que le docteur Destouches retrouvait son dispensaire de banlieue, la routine de ses vacations quotidiennes et la cohabitation conflictuelle avec le docteur Ichok.

Un journaliste de Je suis partout s'amusa, en février, à surprendre Céline à Clichy en se faisant passer pour un malade. Il voulait savoir si le docteur Destouches ressemblait à Bardamu, tutoyait ou rudoyait ses patients. Il en fut pour ses frais. Le docteur Destouches lui donna du Monsieur, le vouvoya, l'ausculta avec la plus professionnelle attention, lui prescrivit un régime alimentaire sans café, sans vin, sans alcool et c'est tout. Le médecin était resté médecin. Sans pittoresque ni scandale. Le journaliste, René Miquel, s'en retourna déçu.

Médecin donc comme avant, Louis restait aussi montmartrois d'adoption, dans son petit appartement sous les toits de la rue Lepic, où il attendait le retour d'Elizabeth Craig depuis si longtemps en Amérique. S'ennuyait-il ? Il passait à l'occasion des soirées avec Henri Mahé et sa bande, il n'en finissait pas de nouer de brèves relations, il continuait d'aimer la danse, le music-hall et l'opérette, de rechercher la compagnie des artistes et des demoiselles légères (légère, cet adjectif si bien nommé puisqu'il désigne une double qualité : une vitalité sensuelle peu pudibonde et un affranchissement gracieux, miraculeux et provisoire de l'irréparable pesanteur des hommeS).

La personne à qui Céline, d'une certaine façon, en voulait le plus, c'était Robert Denoël. Car son éditeur, en toute bonne foi, lui avait promis monts et merveilles, c'est-à-dire le Goncourt (mais quel éditeur avec de bien moindres garanties ne promet pas depuis toujours le Goncourt à ses jeunes auteurs ?). L'écrivain le rendait responsable non pas de son échec mais de l'avoir presque convaincu. Il n'aurait pas dû entretenir avec lui des rapports amicaux. Sa déception était à la mesure de la confiance qu'il avait mise en lui.

Dès janvier, alors que les ventes du Voyage progressaient, Robert Denoël opportuniste voulut songer au prochain livre de son auteur. Mais Céline hésitait encore entre un sujet et un autre. Denoël se replia sur le manuscrit de l'Église dont Céline avait dû lui parler. Le moment était venu de le sortir, de profiter pour son lancement de l'interminable actualité du Voyage. Céline lui écrivit à ce sujet, en janvier ou février, une lettre assez sèche où il remettait les choses en place, où il reprenait ses distances - la lettre d'un solitaire, d'un sceptique, d'un cynique qui ne se laisserait plus abuser par les vaines promesses de la vie et de l'amitié.



« Cher Ami,

« Je suis sorti de ma réserve au moment du Goncourt et m'y voici revenu. Je n'ai plus rien à dire et plus rien à entendre. Nous avons fait très bien nos affaires mutuellement - tout est donc pour le mieux - et ce mieux j'en suis persuadé continuera. Je hais tout ce qui ressemble à de l'intimité, amitié, camaraderie etc.

« C'est un des côtés de la vie qui me dégoûte. On ne se refait pas. Considérez-moi comme un excellent placement, rien de plus, rien de moins.

« Tel est mon vou et ma vérité.

« Pour ce qui concerne l'Église (qui n'est pas dans notre contraT) je veux me réserver toutes les traductions étrangères (s'il s'en trouvE).

« Pour le reste, présentez-moi vos conditions36... »

Ces conditions durent lui convenir puisque, le 18 septembre 1933, Robert Denoël mettait en vente une édition de l'Eglise en tirage limité, suivie d'une réimpression ordinaire. Mais n'anticipons pas.

Sans se forcer non plus outre mesure, Céline retrouva à Paris ses habitudes d'écrivain acquises quelques mois plus tôt. Il répondit aux critiques, aux collègues qui l'avaient encouragé. Il poursuivit sa correspondance avec Eugène Dabit (qu'il rencontrera enfin le 26 avril !). Il adressa une lettre à Albert Thibaudet pour le remercier de son article du 24 janvier dans la Dépêche de Toulouse. A François Mauriac qui avait dû lui adresser un mot bienveillant au sujet du Voyage, il répondit par un billet assez étonnant, plus célinien que nature, où l'écrivain témoigne de son obsession de la mort et refuse toute vision spiritualiste du monde, toute éclaircie au bout de la nuit. « Monsieur, « Vous venez de si loin pour me tendre la main qu'il faudrait être bien sauvage pour ne pas être ému par votre lettre. Que je vous exprime d'abord ma gratitude un peu émerveillée par un tel témoignage de bienveillance et de spirituelle sympathie. Rien cependant ne nous rapproche. Rien ne peut nous rapprocher. Vous appartenez à une autre espèce, vous voyez d'autres gens, vous entendez d'autres voix. Pour moi, simplet, Dieu c'est un truc pour penser mieux à soi-même et pour ne pas penser aux hommes, pour déserter en somme superbement. Vous voyez comme je suis argileux et vulgaire !/Je suis écrasé par la vie. Je veux qu'on le sache avant d'en crever, le reste je m'en fous. Je n'ai que l'ambition d'une mort peu douloureuse mais bien lucide, et tout le reste est du yoyo37... »

La correspondance était une chose, les visites, rencontres, déjeuners et dîners professionnels une autre. En ce début de l'année 1933, on voit Céline multiplier les rencontres, les contacts avec les écrivains. Il reste l'homme du jour, celui que ses confrères ont envie d'approcher, de connaître - comme une sorte de bête curieuse. Et Céline accepte de bonne grâce. Il veut bien se donner en spectacle. C'est que, plus secrètement, il explore lui aussi une nouvelle faune. II épie. D s'amuse. Nul ne sait mieux que lui déceler en une minute les ridicules, les faiblesses, les lâchetés de tel ou tel individu. Son regard est impitoyable. Comme son sens de la parodie. Céline, c'est l'arracheur de masque. Impossible de mentir avec lui, de faire semblant. Cela, tous ses proches le constateront, en témoigneront avec mille exemples à l'appui.

Le 18 janvier, il déjeunait par exemple chez les Descaves, dont il était devenu le familier. A ce repas étaient aussi conviés Marguerite Destouches, la mère de l'écrivain, le peintre Vlaminck et l'abbé Mugnier qui nous a donné dans son Journal un savoureux compte rendu de cette réunion38. / « Céline parle facilement, tumultueusement, on le sent peuple, gamin. U mime bien ses personnages, les fait parler avec toutes les répétitions nécessaires et beaucoup de hein. Il n'épargna pas mes oreilles de prêtre : pognon, couillon, putain, carne, truc, vache ; les verbes : enfiler, emmerder, bouffer, coucher avec, se succédaient. » /

La conversation tourna sur l'Allemagne dont Céline dressa un tableau des plus noirs, évoquant l'anarchisme du peuple allemand et sa propre peur du communisme. A Vlaminck qui lui demandait s'il continuerait à traiter des mêmes sujets, il rétorqua qu'il resterait fidèle au milieu dont il décrivait les horreurs, sinon il aurait le sentiment de déserter (ce même mot de désertion que l'on trouve déjà dans sa lettre à Mauriac et qui est, chez lui, synonyme de mensongE)* « La vérité de ce monde c'est la mort. H faut choisir, mourir ou mentir » : voilà ce qu'il avait écrit dans le Voyage. Écrivain, il ne voulait plus mentir. Ou déserter. Il continuerait de parler au plus près de la mort. Toujours.

A la fin du repas, l'abbé Mugnier lui demanda de lui dédicacer un exemplaire de son roman. Céline s'y prêta de bonne grâce. « A M. le chanoine Mugnier, notre compagnon d'infini, bien amicalement et respectueusement. »

Céline se lia d'amitié à cette même époque avec Ramon Fernandez qui venait de recevoir le prix Femina pour le Pari. Les deux hommes ne cesseront de se voir jusqu'aux derniers jours de l'Occupation.

Le 21 février, on retrouve Céline à dîner chez Daniel Halévy qui dirigeait alors chez Bernard Grasset la célèbre collection des « Cahiers Verts ». Le journaliste Robert de Saint-Jean, autre invité de Daniel Halévy, consigna cette soirée dans son Journal. Sa description de Céline est un peu inhabituelle.

« Bâti comme un "compagnon", lourdes pattes, la tête très grosse comme Bardamu, avec un front volumineux et des cheveux en désordre, des yeux clairs, très bleus, petits et pleins de méditation, des yeux "sérieux" d'homme qui a couru beaucoup de dangers, pris des responsabilités, etc., des yeux de marin (il est bretoN) ou de psychiatre (il est docteuR). Simplicité apparente. Complet marron, sportif. Il sait l'anglais, dit-il, admire l'Angleterre, Shakespeare bien entendu39... »

Une fois de plus, Céline monopolisa la conversation. Il parla cette fois de Clichy, des communistes, des militants de base qui ne comprenaient rien aux théories marxistes, même si on les leur traduisait par un: «la maison du riche est à toi, prends-la ». La France, à ses yeux, n'était que le pays de la débrouillardise, des miettes, des faveurs, des privilèges. Il ne croyait pas que la révolution russe puisse s'exporter.

A ce dîner assistaient Robert Vallery-Radot et Georges Bernanos. Les deux hommes insistèrent sur le besoin de surnaturel des héros de Céline, que traduisait leur délire. Mais rien à faire décidément pour entraîner l'écrivain sur le terrain du spirituel. Il préféra changer de sujet, parler de Paul Morand qui le décevait, de sa propre pièce l'Église qu'il n'hésita pas à qualifier de mauvaise et injouable ou de sa façon de travailler.

« Il faut que j'entre dans le délire, que je touche au plan Shakespeare car je suis incapable de construire une histoire avec l'esprit logique des Français. (...) Ce que je peux faire facilement, c'est la chevalerie, le roman d'apparition avec des rois, des spectres... Mais impossible pour moi de tracer l'épure d'un roman... Il faut que je sente une résonance, que je travaille dans le nerf, que j'aie le bon contact. Alors, je continue. Je ne m'occupe jamais de logique40. » ^

Quelques jours plus tard, le 25 février, Céline rendait visite à Élie Faure à son domicile du 147 boulevard Saint-Germain. Pendant plus de deux ans, les deux hommes se verront étroitement, tantôt à dîner chez Lipp, tantôt chez le critique d'art. Ils échangeront surtout une passionnante correspondance. Sur le fond, rien de très nouveau. Mais la pensée célinienne s'y livre parfois, d'une lettre à l'autre, en de saisissants raccourcis. Élie Faure force véritablement son ami à se livrer au plus près de son intime vérité.

Ainsi, dans l'une des premières lettres de Céline : « Vous avez trop raison en ce qui concerne la hideur du fond humain. Il faut se placer délibérément en état de cauchemar pour approcher du ton véritable41 ! »

Plus tard, il précise sa pensée politique : « Je suis anarchiste, jusqu'aux poils. Je l'ai toujours été et ne serai jamais rien d'autre42. »

Les mois passent, les années passent. 1933, 1934. La menace fasciste se précise. Les intellectuels se mobilisent. Céline ne s'engage pas, ne veut pas s'engager. Le divorce se dessine avec Élie Faure plus généreusement à gauche.



« Cher Ami, « Je suis anarchiste, depuis toujours, je n'ai jamais voté, je ne voterai jamais pour rien ni pour personne. Je ne crois pas aux hommes. (...) Les nazis m'exècrent autant que les socialistes et les communards itou, sans compter Henri de Régnier ou Comoedia ou Stravinski. Ils s'entendent tous quand il s'agit de me vomir. Tout est permis sauf de douter de l'homme - Alors c'est fini de rire. J'ai fait la preuve ; mais je les emmerde aussi tous43. »

Doit-on déceler déjà chez Céline les premiers symptômes d'une forme de délire de la persécution ? Douter de l'homme, quoi qu'il en soit, est bien un péché impardonnable, une attitude qui vous repousse dans une absolue solitude. Et ce qu'il faudra reprocher par la suite à Céline, ce sera non pas de manifester cette universelle défiance mais au contraire de retrouver une forme de confiance, de rallier un parti ou du moins de désigner des ennemis : les Juifs, les francs-maçons, etc. Comme si, soudain, il oubliait son anarchisme, son pessimisme, pour faire bloc avec un camp, pour combattre et, si l'on ose dire, pour espérer.

Le monde, pour Céline, n'a pas de sens, n'est éclairé d'aucun espoir. Pourtant à la fin des années trente, dans le cauchemar qui s'épaissit jusqu'à la guerre inéluctable, l'écrivain soudain va être torturé par ce besoin de croire, de lutter, de s'engager. Il sera saisi, pour reprendre les mots du philosophe Clément Rosset, par « cette folie du sens qui est la folie par excellence, folie à laquelle il n'est aucun autre antidote philosophique qu'un matérialisme intransigeant (c'est-à-dire celui de Lucrèce et d'Epicure, pas celui de MarX)44 ».

Mais devant Élie Faure, Céline ne manifeste bien sûr aucun engagement. Il n'en est pas encore là. Il ne développe au contraire que son obsession de la souffrance, la sienne, celle qui l'assaille, ses maux de tête, la souffrance des autres aussi, celle de l'humanité qui est maudite. Et plus l'homme prétend échapper à cette malédiction, plus il veut se distraire au sens pascalien du terme, et plus il multiplie les sortilèges effrayants de la mort. Il n'y a pas là d'autre philosophie dans toute l'ouvre de Céline, dans cette vision shakespearienne d'un monde de bruit et de fureur et qui ne signifie rien. Et cette vision, les superbes lettres à Élie Faure des années 33-35, la déploient, l'expliquent encore.

« Vous ne savez pas ce que je veux. Vous ne savez pas ce que je fais. Vous ne savez pas quel horrible effort je suis obligé de faire chaque jour, chaque nuit surtout, pour tenir seulement debout, pour tenir une plume - Quand vous serez à l'agonie, vous me comprendrez entièrement et là seulement. Je parle le langage de l'intimité des choses - Il a fallu que je l'apprenne, que je l'épelle d'abord. J'ai tout jaugé. Rien de ce que je dis n'est gratuit. (...)

« Je vous parle brutalement, cher Elie, parce que vous êtes de l'autre bout malgré vous - Vous ne parlez pas notre langue et vous aurez [occasion ?] de regretter les guerres.

) « Élie... l'Homme est maudit. U inventera des supplices mille fois plus effarants encore pour les remplacent

« Dès l'ovule il n'est que le jouet de la mort45. »

Élie Faure lui réplique tout de même, lui parle du peuple, s'efforce de le mobiliser. Peine perdue toujours. Céline, encore une fois, ne croit pas au peuple. Le prolétariat n'est qu'une faribole, un songe-creux, une imagerie imbécile. Lui n'a que faire des abstractions. Et il adresse à Élie Faure, au critique et à l'historien d'art qu'il admire par ailleurs tant, ces paroles définitives :

« La fuite vers l'abstrait est la lâcheté même de l'artiste - Sa désertion46. »

Définitives en effet. C'est la dernière lettre de Céline. En juillet 1935, Élie Faure va encore écrire à l'auteur du Voyage une lettre tout empreinte de bienveillance, de générosité attentive et d'optimisme engagé:

« Une société, une forme, une statue, une musique ne se fondent pas sur un absolu qui est le néant à votre sens, et à mon sens. Nihiliste, vous êtes, je le répète, dans le vrai, métaphysiquement parlant. Mais humainement parlant c'est la foule qui veut un prétexte à vivre qui a raison et prenez-y garde, qui aura raison, ce qui est mieux que d'avoir raison. (...) Au surplus, l'homme n'a jamais construit que sur l'illusion, et non sur la réalité. Votre réalisme transcendant vous le savez bien, et c'est pour cela que vous y tenez farouchement, aboutit exclusivement à la mort, ce qui peut être pour un individu puissant un outil de développement magnifique - c'est votre cas - mais ne peut frapper les multitudes dont nous avons besoin47 (...). »

D'évidence, les deux hommes n'avaient plus rien à se dire. Ils ne se comprenaient plus.

Fin février ou début mars 1933, Elizabeth Craig revint d'Amérique. Un retour discret que rien ne signale dans les écrits céliniens. C'est qu'Elizabeth appartenait à un autre temps, celui des années de bohème et d'incertitude, quand Louis quittait Genève, s'installait à Clichy, côtoyait la misère des banlieues et les joyeuses fantaisies des noceurs plus ou moins artistes qui gravitaient autour d'Henri Mahé. Elle avait quitté un médecin torturé par la rédaction d'un énigmatique manuscrit. Elle retrouva un écrivain qui fréquentait un autre milieu et qui était devenu une célébrité. De cette célébrité-là, elle n'avait que faire, Elizabeth. Elle ne la comprenait sans doute pas. Pas plus qu'elle ne comprenait la métamorphose profonde de son compagnon. Louis, auprès d'elle, avait su autrefois être rieur, éblouissant de fantaisie jusque dans ses débordements. L'écriture plus encore que la médecine le forçait désormais à explorer les abîmes de sa mémoire et de la condition humaine. Ce qui était beaucoup moins drôle.



Les photos, les seules d'Elizabeth Craig que nous connaissons, prises à Beauvais quand elle et Céline étaient venus rendre visite à Jean Ajalbert en ce début d'année 1933, nous montrent la jeune femme étonnamment maigre et comme embourgeoisée, sous son petit chapeau-béret, bien serrée dans un manteau de lainage clair... Embourgeoisée, voilà peut-être le mot qui convient. Elizabeth devait se rendre compte qu'elle ne s'embourgeoiserait jamais avec Céline. Était-elle jalouse aussi de son amie Karen Marie Jensen que Céline venait voir, en mars, quand elle se produisait en attraction dans un cinéma de la place Blanche ? En tout cas, de la carrière littéraire de Céline, elle devait se moquer éperdument. Comme du Voyage qu'elle n'avait sûrement pas lu. Elle avait vieilli aussi, Elizabeth. On ne saurait être toujours aussi sensuelle, aussi câline, aussi accueillante aux hommages des hommes... et des femmes. Le retour vers l'Europe, vers Louis, en ce début d'année, elle l'avait prévu, elle l'avait promis. Mais comme une dernière tentative à laquelle elle ne croyait vraisemblablement pas. Ils ne vieilliraient pas ensemble. Elle devait en être déjà persuadée.

Louis remmenait-il de son côté dans ses dîners littéraires ? C'est peu probable. Il cloisonnait à l'extrême les différents centres d'intérêt de sa vie. Savait-elle que, le 13 janvier, Denoël avait cédé les droits du Voyage à des éditeurs tchèque et italien, que le 23 janvier Chatto and Windus se portaient acquéreurs des droits pour l'Angleterre, que les 50 000 exemplaires étaient depuis longtemps dépassés en France, que les Polonais aussi achetaient les droits de traduction, que Denoël accordait le 4 mars une option de huit jours sur les droits cinématographiques du Voyage à Abel Gance, que les Américains à leur tour (Little BrowN) achetaient les droits de traduction et que Denoël allait bientôt engager un procès contre le Berliner Tagelsblatt qui, en mai, renonçait à publier en feuilleton la traduction allemande du Voyage ? Très certainement non. Voyage au bout de la nuit lui avait été dédié, mais ce n'était là que le signe d'une déjà vieille affection et non la promesse d'une étroite et longue complicité à venir.

Nous n'avons aucune raison de penser non plus qu'elle assistait, le 16 mars, au déjeuner que Céline offrit aux membres du jury Renaudot, en guise de remerciement, ni qu'elle avait lu le matin même l'article que Céline avait publié dans Candide et qui fit couler beaucoup d'encre. Intitulé « Qu'on s'explique », ce texte avait été présenté par son auteur comme une véritable postface au Voyage.

Son origine est des plus curieuse. Un agent forestier qui avait répondu à une enquête du Bulletin du livre de janvier 1933 auprès de lecteurs amateurs, affirmait qu'il arrachait des livres de sa bibliothèque tous les passages inutiles, les pages qui ne lui convenaient pas. Un journaliste de l'Intransigeant, Emile Zavie, tomba sur cette réponse et la commenta dans son propre journal avec une violence des plus excessive, parlant de « démagogie dangereuse » et s'indignant que l'on puisse solliciter ainsi « les textes des illettrés et des sots qui se croient instruits ». Céline s'amusa de la polémique et l'utilisa comme un tremplin pour s'expliquer à son tour.

Attention ! Il faut lire avec beaucoup de vigilance l'article de Candide. Il constitue à sa manière un minuscule art poétique, le premier manifeste céli-nien qui entraîne son auteur bien au-delà du réalisme, même le plus forcené, même le plus convulsif.

D'abord, ce réel, Céline veut l'amarrer à l'imaginaire. Et ses références, il les choisit parmi les peintres, les grands hallucinés: Goya, le Greco, Bruegel. Ensuite, on voit affleurer ici nettement l'obsession du temps, cet agent de décomposition, le temps qui entraîne et efface. Que reste-t-il des chefs-d'ouvre ? L'oubli ronge, les modes passent, les émotions s'atténuent. Plus tard, dans une lettre à Milton Hindus, Céline comparera l'art du romancier à celui du sculpteur qui dégage son sujet de la glaise, de la gangue et du fatras des mots, qui nettoie une sorte de médaille cachée... D'évidence, l'image du garde forestier qui découpait ses livres avec une paire de ciseaux et se débarrassait des mots inutiles, qui s'allégeait, échappait à la pesanteur, à cette gangue qui enfouissait le rêve dans la réalité, cette image ne pouvait qu'obséder Céline. Comme une représentation du temps qui passe. Une allégorie de la mort. Une leçon pour l'écrivain.

Louis se rendait-il bien compte de son côté qu'un fossé se creusait avec Elizabeth ? Ce n'est pas sûr. Il vivait trop enfermé dans ses rêves, dans ses peurs, dans sa mémoire. Quand Elizabeth le quittera pour de bon, alors seulement il mesurera l'étendue de sa perte, la profondeur de son chagrin. Mais là, dans l'instant, il sentait sa présence à ses côtés, cela lui suffisait, Il lui donnait peu. B exigeait moins encorE) Ni fidélité ni déclaration d'amour, ces grands mots qu'il abhorrait toujours comme la plus vulgaire et détestable impudeur. Il la croyait libre, se suffisant à elle-même. Il la croyait forte/ Il se trompait sans aucun doute. Il ne la regardait pas. Pas assez. B avait le regard vide parfois, trop pâle, trop lumineux, comme éclairé et aspiré de l'intérieur, vers les soubresauts de ses cauchemars. Il avait le regard agité aussi, fébrile, curieux et donc insatisfait, comme s'il ne pouvait s'arrêter longtemps sur rien, un individu ou un décor. Étrange fatalité !

Une jeune journaliste, Elisabeth Porquerol, avait-elle publié dans le Cra-pouillot en février 1933 un article favorable à Voyage au bout de la nuit, aussitôt Céline lui répondait, la remerciait, rectifiait certains détails et lui proposait de la rencontrer. Pourquoi ? Par curiosité, parce qu'elle aurait pu le séduire, parce qu'elle aurait pu devenir sa maîtresse, une illusion, une séduction éphémère de sa vie et voilà tout.

Ce ne fut pas le cas, tant pis, tant mieux, peu importe. La jeune femme, qui avait écrit dans son article que « Destouches a fait, à lui tout seul, la révolution littéraire qu'on désirait sourdement », et l'écrivain sympathisèrent en fait sans arrière-pensées. Bs allaient bientôt correspondre. Mais leur première rencontre du 16 février 1933 témoigne bien, une fois de plus, de l'instabilité traquée de Céline.

Il était arrivé chez elle à dix heures du matin après lui avoir adressé un pneu la veille au soir. Et il était là, à sa porte, vêtu d'un ciré noir, se présentant par ces simples mots : Destouches. Une silhouette anglo-saxonne, lui semblât-elle. Et la conversation s'engagea, ou plutôt le monologue, jusqu'à une heure et demie de l'après-midi, sans même qu'Elisabeth Porquerol songeât à le retenir à déjeuner. « Jamais je n'ai rencontré quelqu'un d'aussi fatigant, se levant, s'asseyant, marchant, gesticulant, dansant, pendant trois heures et demie ! son imperméable faisant autour de lui un bruit mou de toile cirée ; pourquoi ne l'a-t-il pas enlevé en entrant ? J'aurais dû lui dire de se débarrasser, mais crainte qu'il n'en profite pour s'installer48... »

Céline se plaignit devant elle de la vulgarité des gens de lettres et de leur « exhibitionnisme commercial ». Lui-même regrettait d'être devenu l'objet de toutes les curiosités. « Dans les patelins, lui dit-il, en Afrique, on colle le sorcier au beau milieu de la place et puis il y a un grand braillard qui fait approcher tout le monde avec son tam-tam et qui hurle ! Regardez ces bras, tâtez ces muscles ! 11 vous construit une cabane en deux heures, il peut faire l'amour vingt-cinq fois de suite !... la publicité ici, c'est le même coup, alors, moi, j'ai l'impression d'être le sorcier49. »

Parfois, Céline aimait être le sorcier. B se livrait tout entier, se donnait en spectacle, pour séduire. Mais il se ressaisissait très vite, déplorait ses excès, s'enfermait dans sa solitude et sa méfiance. Cela, Elisabeth Porquerol sut bien le deviner dès leur première rencontre.

Céline lui parla de sa vie, de la Société des Nations, de sa famille, de Courbevoie, de ses maux de tête comme un train de marchandises qui lui passait sans arrêt dans l'oreille. D lui parla surtout de la danse... I « Ce qu'il trouve dans cette exaltation qu'est la danse, à cette parole sans mots, rien qu'en gestes, c'est une ligne sûre, une flèche indicatrice, une corde à attraper, le fil conducteur de la mort, ce sont ses mots. Il a le sens de la mort, comme d'autres parlent du sens de la vie. J'ai été assez troublée, touchait-on au but50 ? » I

On se doute bien que la danse comme fil conducteur de la mort, ce n'était pas là un concept que pouvait saisir l'insouciante Elizabeth Craig. Le Céline qu'elle retrouvait, décidément, devenait moins que jamais le compagnon de sa vie. Une Elisabeth Porquerol aurait été sa rivale, bon, tout aurait été simple. Mais avoir la mort pour rivale? Elle ne comprenait pas. Leur séparation devenait inévitable. Elizabeth Craig n'avait plus qu'à plier bagage.



Adieu Elizabeth !



Les rapports de Louis et d'Elisabeth Porquerol, journaliste au Crapouillot, étaient restés strictement littéraires. Ce n'était pas la faute de l'écrivain qui aimait tout connaître et, au cours de ses premières rencontres, tout expérimenter avec les jeunes femmes qui entraient, épisodiquement ou non, dans sa vie. A ses yeux, il n'y avait rien là qui puisse briser son entente avec Elizabeth Craig. Le sexe était pour lui un plaisir fugitif, une hygiène insouciante, on l'a dit. La fidélité, cela ne voulait rien dire. La notion de péché lui était étrangère. Elizabeth Craig pouvait se donner à tous ses amis, il n'y voyait nulle malice. Son voyeurisme, au contraire, y trouvait son compte. C'est dire si sa liaison avec une nouvelle venue dans sa vie, Evelyne Pollet, à la fin du mois de mai 1933, ne menaçait en rien, selon lui, la secrète et profonde intimité qu'il avait établie et partagée avec la belle et rousse danseuse américaine à qui Voyage au bout de la nuit avait été dédié.



Evelyne Pollet avait vingt-sept ans, elle était mariée et mère de deux petits garçons, elle habitait Anvers, elle venait de lire le Voyage et elle s'ennuyait sans doute dans sa vie trop provinciale. Peut-on tomber amoureuse d'un homme à la seule lecture de son livre ? Evelyne Pollet fut, de son propre aveu, infiniment troublée par la personnalité de l'écrivain qu'elle devinait solitaire, puissant, fragile, d'une extraordinaire vitalité, vulnérable aussi, « condamné à aller de ville en ville, de femme en femme51 ». Peut-être la séduisit-il aussi par une forme d'aura erotique, de grand désordre au parfum d'aventures et de fruits défendus. Elle paraissait si calme, Evelyne Pollet, si comme il faut, avec ses cheveux blonds et courts, ses traits fins, son nez mince, ses sourcils épilés. Mais il faut se méfier de l'eau qui dort. Elle adressa à l'auteur une lettre étrangement exaltée, avec des coquetteries de poétesse rougissante. « J'écris, mais je ne suis pas une femme de lettres : le mot même me fait horreur. De grâce, ne m'envisagez pas ainsi51 ! » Il n'empêche, elle lui adressa ses premiers écrits par le courrier suivant.

Car Louis, bien entendu, avait entre-temps répondu. Disponible comme toujours à de nouvelles rencontres. Et de janvier à mai 1933, ils correspondirent ainsi, sans se voir, comme de longs préliminaires avant leur première entrevue. Côté littéraire, Céline éluda prudemment tout compliment, tout engagement de sa part. « J'ai lu aussitôt votre conte. Je n'ose rien dire. Je ne sais pas. Nous avons tous une manie de juger selon nos propres tendances52. » On ne saurait être plus courtois-et plus clair. Mais ne comprennent évidemment que ceux qui veulent bien comprendre. Et la trop sage Evelyne, en frissonnant, comprenait à n'en point douter sûrement mieux l'écrivain quand celui-ci lui avouait : « Vous avez deviné semble-t-il que j'aimais la perfection physique des femmes jusqu'au délire. C'est une vérité que je vous livre. Elle commande toutes les autres. C'est de ne point vouloir la reconnaître que nous crevons lentement, hideux et vains. Mais ce sont là des vérités d'un autre monde53. »

Ces préliminaires épistoliers, en somme, avaient des allures d'intense et très erotique frustration.

Assez vite, Louis promit de lui rendre visite à Anvers. En avril peut-être, alors qu'il songeait à se rendre en Suède. Projet bientôt abandonné. Et puis début mai. Evelyne Pollet dut lui promettre un accueil en grande pompe. Céline sursauta : « Non certainement horreur ! A aucun prix ! n'avertissez personne de mon passage à Anvers ! Tout ce qui ressemble à un accueil spécial fige la vie tout autour de soi. Jamais ! On n'a jamais trop d'inconnu54. » Finalement, les perspectives d'un voyage se précisèrent pour lui à la fin du mois de mai...

Céline qui voyait alors le fossé s'accroître avec Elizabeth Craig, qui continuait de se rendre chez Lucien Descaves rue de la Santé, qui aimait rencontrer souvent Henri Barbusse chez qui Georges Altman l'avait introduit, ne songeait guère à l'Église dont la parution était proche et qui commençait à intriguer le monde littéraire. Joseph Delteil dont Céline avait admiré le roman Choléra paru en 1925, si libre de ton, si ébouriffé, si excessif (pourquoi ne parle-t-on pas plus souvent de Delteil comme de l'un des précurseurs de Céline ?), lui demanda une copie de sa pièce de théâtre. Le 15 mai, Céline lui écrivit, lui adressa le manuscrit avec des commentaires assez sévères : « Jou-vet voulait monter cet ours. De vous à moi, je n'y crois pas. Je l'ai retenu sur cette pente dont vous jugerez par vous-même l'inclinaison. U faudrait je crois ajouter à tout cela encore un certain délire américain qui manque. Ça pue tout de même le petit Français à sa maman. La fin de race prudente. C'est du Shakespeare revu par Berlitz55. »

Dans cette même lettre, il lui parla d'un voyage à Londres. Et pour Céline, ce voyage prenait autrement plus d'importance que les péripéties de la future publication de l'Église. Pour au moins trois raisons. A Londres, il allait rencontrer le traducteur en langue anglaise du Voyage, John Marks. Il allait demander à Joseph Garcin de le piloter dans les bas-fonds de la capitale qu'il n'avait fait qu'apercevoir et fréquenter (plus superficiellement qu'on ne l'a crU) en 1915 et 1916. Et il allait profiter surtout de l'occasion pour revenir par Anvers et rencontrer enfin la mystérieuse et passionnée Evelyne Pollet l'épis-tolière.

Son voyage se déroula sans le moindre imprévu. Fin mai, il était dans la capitale britannique. D sympathisa avec John Marks à qui il avait déjà donné de nombreux conseils, dans ses lettres, insistant sur le rythme des phrases du Voyage, leur entrain : « Tout cela est danse et musique-toujours au bout de la mort, ne pas tomber dedans56. » Joseph Garcin l'entraîna de maisons closes en pubs douteux, de proxénètes en filles de joie. L'idée d'un roman inspiré de ses années de guerre au bord de la Tamise continuait de l'obséder... Et le 26 mai au matin, il arriva enfin à Anvers d'où il écrivit, sur papier à en-tête du Carlton Hôtel, un mot à Evelyne Pollet.

La jeune femme le reçut immédiatement. Et durant trois jours, elle l'emmena se promener sur l'Escaut dont il découvrit la rade en canot, elle l'accompagna au musée du Steen, elle visita avec lui le port, la cathédrale, le zoo, les musées Plantin et Mayer Van den Bergh. Dire que Céline l'émerveilla, c'est encore un euphémisme. Sa présence la bouleversa. Littéralement.

« Il entrait et c'était le génie qui entrait. Bien plus tard, j'ai fait part de cette impression à Paraz et il m'a répondu que beaucoup l'avaient ressentie. Même éreinté, malade, vidé par ses bouquins, Céline exerçait un magnétisme ; en pleine forme, il exprimait une intensité d'une puissance irrésistible. Ses yeux fascinaient, si changeants, si beaux, parfois pénétrants, souvent lourdement voilés, perdus au loin comme ceux d'un fauve. Je l'ai souvent vu bondir ; je l'ai toujours vu marcher comme s'il partait vers une conquête, les cheveux au vent, la tête haute, le corps tendu, le pas d'un lion.

« Cette première fois, il fut d'abord contracté, sérieux, presque sévère ; puis bientôt détendu, éloquent, verveux, plein de joie, de curiosité, d'ironie, mais aussi de langueur, de rêve, de bienveillance. Je ne l'ai jamais vu aussi heureux.

« D'une longue conversation avec Céline, je sortais anéantie, démantelée, en lambeaux. Puis, lentement, je me rassemblais, et je me découvrais enrichie, même quand il avait été dur, fermé, barricadé, car Céline attirait les êtres d'une main et les repoussait de l'autre, dans sa farouche horreur d'être possédé57. »

Anéantie, démantelée par sa conversation, dit-elle. Les images sont explicites. Ou de la parole célinienne considérée comme l'acte amoureux par excellence. Mais la conduite de Céline fut explicite elle aussi. Et il n'est pas douteux qu'Evelyne Pollet devint aussitôt sa maîtresse.

Dans un roman intitulé Escaliers qu'elle publia en 1956 chez un petit éditeur de Bruxelles, Evelyne Pollet raconta sa liaison avec l'écrivain. La transposition y est infime. L'écrivain devient un peintre, Jean-Jacques Charbier, elle-même s'intitule Corinne et voilà tout. Des pages entières semblent d'une parfaite véracité. Les propos qu'elle prête à Charbier sont, mot pour mot, de l'auteur du Voyage. On parie qu'elle devait les noter après chacune de leurs rencontres. Et là réside l'intérêt essentiel de ce petit ouvrage.



Charbier et Corinne donc ne s'étaient pas rencontrés à Anvers depuis une heure que déjà il l'entraînait vers son hôtel...

« - Tu ne trouves pas que c'est bon, faire l'amour ? dit-elle d'une voix caressante. Tu ne trouves pas que c'est très bon ?

« - C'est mourir qui est bon, dit-il d'une voix lasse.

« Un instant elle demeura pétrifiée, effleurée par un terrible froid ; puis un grand élan léger la porta vers lui. Elle alla l'entourer de ses bras.

« - Moi, chuchota-t-elle à son oreille, ça va me suffire pendant des mois d'avoir été là avec toi... Tu m'as fait des souvenirs pour des mois58... »

Fin mai, Céline retrouva Paris, la rue Lepic et Elizabeth Craig. A son courrier l'attendait déjà une lettre d'Evelyne Pollet. L'habitude était prise. JJ allait continuer de correspondre avec elle. Jusqu'en 1948. Il allait aussi la voir une dizaine de fois, leur dernière rencontre remontant à 1941. Mais Céline sera, semble-t-il, beaucoup moins empressé que sa fougueuse amie à multiplier les rendez-vous.

A Paris, il ne resta qu'une petite semaine. Le temps de refuser une invitation à participer au Congrès des écrivains antifascistes et de prendre connaissance de l'article d'Hélène Gosset dans le numéro de l'Ouvre du 28 mai, où la journaliste s'indignait du traitement réservé aux bêtes de cirque. Son plaidoyer en faveur des fauves, qui rejoignait l'action déjà entreprise par Jack London aux États-Unis, ne pouvait que toucher l'écrivain. Il écrivit à Hélène Gosset. « Vous êtes là dans le lieu sensible même de toute notre immonde et sadique brutalité59. »

Pour Céline, les animaux sont d'abord ceux qui ne parlent pas, qui ne mentent pas. Ils ont pour eux la grâce, le mystère, la connaissance intuitive des choses, une forme d'innocence. Us rappellent à l'homme les échos affaiblis d'un paradis perdu. Depuis le petit chien de son enfance, Céline avait cessé de partager sa vie avec des animaux domestiques. Il n'adoptera le fameux chat Bébert que bien plus tard, sous l'Occupation. Mais l'animal restait tout de même à ses yeux, par contraste, la preuve éclatante, intolérable, de l'ignominie et de la double corruption, morale et physique, de l'homme.

Sans doute dut-il payer de sa poche, cette fois, son remplaçant au dispensaire de Clichy (mais les premiers revenus tirés du Voyage le lui permettaient désormais facilemenT), car le 6 juin il partit pour un nouveau périple en Europe centrale, vers Cillie et l'Autriche. Et nul besoin d'un prétexte médical et d'une mission de la S.D.N. !

Céline l'homme pressé, Céline le voyageur toujours... Elizabeth, il n'entendait pas l'abandonner pour autant, après l'entracte Evelyne Pollet. Au contraire, il souhaita qu'elle l'accompagnât à Vienne et à Prague. Il annonça par lettres sa venue à Erika (qu'il ne verrait pas cette foiS) et à Cillie. Et puis non, au dernier moment, Elizabeth ne fut pas du voyage. Ce que Céline expliqua à Cillie dans une nouvelle lettre, début juin :

« Je vais quitter Paris Mercredi pour Bâle. Je serai à Vienne sans doute Vendredi. J'irai directement au Graben-Hotel. Elizabeth part pour l'Amérique Vendredi-pour très longtemps sans doute. Ses affaires là-bas vont très mal. Je resterai à Vienne 5 ou 6 jours et puis j'irai à Prague. »



De quels ennuis s'agissait-il ? On ne le sait pas au juste. Peut-être des soucis familiaux. La mère d'Elizabeth était morte en avril. Ou bien des ennuis de santé. Dans une lettre à Cillie d'avril 33, Louis évoquait la fragilité d'Elizabeth par ailleurs si facile à vivre, si douée, si silencieuse. Ou enfin des soucis d'argent. Elizabeth ne recevait plus aucun subside d'Amérique. Quoi qu'il en soit, Elizabeth l'esseulée reprit seule, le 8 juin, un paquebot pour les États-Unis. Définitivement.

Louis avait-il bien mesuré en prenant le train pour Bâle, quarante-huit heures plus tôt, qu'il lui disait adieu pour la dernière fois, que tout était joué, la page tournée, la rupture consommée ? Parions plutôt sur une certaine forme d'insouciance et d'inconscience chez lui. Entre deux crises de névralgie et de bourdonnements d'oreilles, l'excitation causée par le Voyage et sa propre et soudaine notoriété, son désir de voyager, sa curieuse frénésie erotique à la fois passive et infatigable et ses crises terriblement lucides de pessimisme aigu, non, il ne s'était pas préoccupé durablement des états d'âme d'Elizabeth...

A Innsbruck où il arriva après Bâle et Zurich, il écrivit au débotté deux pages de préface pour un album qu'envisageait de publier Henri Mahé, 31, cité d'Antin, composé de reproductions des fresques qu'il avait peintes pour un bordel situé à cette adresse. Mahé voulait profiter du nouveau prestige littéraire de son ami. Céline s'était fait un peu tirer l'oreille. Finalement il lui adressa le dialogue fantaisiste de deux nouveaux mariés qui rôdent aux alentours d'une maison close, la jeune femme vaguement ignorante hésitant à se perdre avec son époux dans cet étrange heu de débauche pour nouer, mais avec qui ? de mystérieuses figures erotiques. Avec ce dialogue encore, on dirait que l'écrivain nous livre un dernier témoignage de ces années d'insouciance, de bohème, de dérèglements, de fantaisies, de fêtes et de provocations aimables qui précédèrent les années terribles que Céline - et le monde - allaient bientôt vivre.

« La préface est terminée tout en dialogues, elle aura 5 pages grandes et manuscrites. Tes miches vont être gâtés pour leurs 10 billets. D'ailleurs c'est un prix d'ami. Après le prochain roman ce sera 1 000 francs le mot. Je n'ai pas encore fait le prix des virgules. Mais je crois que pour 250 on aura quelque chose de pas mal61. »

Hélas ! Céline en fut pour ses frais et ses espérances. Le projet capota. Qu'importe ! La préface, elle, nous est restée.

Le lundi 12 juin, Céline arriva à Vienne. D vit Cillie et son amie Anny Angel. A la première, il avait déjà demandé de lui procurer un article de Freud, « Trauer und Melancholie ». Quelques jours plus tard, il était à Prague où il rencontra, grâce à l'entremise de Cillie toujours, Annie Reich, la première femme de Wilhelm Reich, elle-même psychanalyste. La curiosité de l'écrivain - et du médecin - face à ces explorateurs de l'inconscient ne faiblissait décidément pas.

Son séjour à Prague avait aussi un autre but plus professionnel : favoriser le lancement de l'édition tchèque du Voyage, chez Borovy. La traduction en langue allemande était en panne depuis le double dédit du Berliner Tagesblatt et des éditions Piper. A Prague toujours, Céline rencontra l'éditeur en langue allemande Julius Kittls qui finalement allait sortir, en décembre 1933, Reise ans Ende der Nacht.

Il regagna Paris le 25 juin. Désormais il était seul, Elizabeth à l'autre bout de l'Atlantique. Et cette absence commença à lui peser. Ou plutôt il commença seulement à en prendre la mesure. Et à en souffrir. A Cillie, il écrivit début juillet : « Je demeure un peu ici au travail. Je n'ai pas beaucoup de nouvelles d'Elizabeth - je ne sais pas quand elle revient. Je m'ennuie un peu62. »

La politique, non, ne pouvait être pour lui une distraction. Hitler avait donc pris le pouvoir en Allemagne. Et après ? La France s'enfonçait mollement dans sa crise économique. Il n'attendait plus rien de la France. L'Italie était fasciste depuis plus de dix ans. Il ne regardait jamais ce qui se passait en Italie. Les jérémiades et les appels à la vigilance des écrivains de gauche l'exaspéraient. Pour l'instant, il se cantonnait dans sa maussade solitude, son dédain pour tout engagement. Que chacun se débrouille donc dans la lente décomposition du corps social et voilà tout ! Ses lettres à Erika Irrgang, à Cillie Pam ou à Elisabeth Porquerol sont éloquentes dans leurs apparentes contradictions, elles redoublent les propos qu'il tenait à Élie Faure. L'écrivain ne plaide que pour un sauve-qui-peut individuel.

A la première il conseillait le 27 juin : « Puisque les Juifs ont été chassés d'Allemagne il doit y avoir quelques places pour les autres intellectuels ? Heil Hitler ! Profitez-en63 ! »

A la seconde il avait précisé en avril : « Je suis triste d'apprendre que votre vie est de plus en plus difficile à Vienne, et que les leçons deviennent rares. Si cet hitlérisme vous envahit quel abominable tourment alors ! Enfin il faut attendre64. » H avait même craint pour elle que « la folie Hitler » ne finisse « par dominer l'Europe pendant des siècles encore... ».

Evelyne Pollet, pendant ce temps, ne cessait de lui écrire. Elle lui avait confié le manuscrit d'un roman, la Maison carrée, que Céline, embarrassé, transmit à Denoël. L'éditeur le refusa. C'était prévisible. Les lettres que Céline adressa à la jeune femme au début de l'été témoignent d'une gentillesse affectueuse et distante. Il l'appelle « Chère Madame et Amie », lui parle de sa famille et de ses deux petits garçons, essaye de lui donner quelques conseils littéraires, sans trop de conviction. « Vous avez une façon fine et doucement triste de vivre qui est bien poétique », lui dit-il65. Mais pouvait-elle comprendre ?

L'essentiel pour Céline, c'était alors d'attaquer enfin un nouveau livre. Le cour n'y était pas. Dans la même lettre à Elisabeth Porquerol du 29 juin, il lui avouait qu'il ne débutait pas mais qu'il finissait dans la littérature. Il n'avait pas pu écrire une ligne depuis le Voyage, trop de bruit l'en avait dégoûté. Et s'il était assez riche, décidément, il n'écrirait plus jamais rien. On reconnaît là la première formulation d'une litanie sans cesse reprise après la guerre et dont il convient évidemment de mesurer la part de coquetterie et d'excès.



La preuve : à son éditeur, début juillet, il précisait tout de même son projet d'un livre inspiré par son enfance, en deux volumes peut-être, au titre provisoire : l'Adieu à Molitor. Le 7 août, il accusait Denoël et Steele, les deux associés, de le voler dans ses comptes. Sa colère était peut-être un signe de santé retrouvée. Vers la mi-août, il partit en vacances (jusqu'au 7 septembrE) à Dinard, à l'hôtel Michelet, entre Bretagne et Cotentin, au plus près de ses doubles racines familiales. A Robert Denoël, il avait encore écrit, avant de partir :

J'ai reçu de Steele hier enfin mes comptes : je n'ai pas fini de me complaire à la lecture de ces faux notoires et tarabiscotés.

« En ce qui concerne la typhoïde laissez-moi vous signaler que la période d'incubation est plus longue que les vacances. C'est au retour et à Paris qu'elle se déclare dans la plupart des cas.

« "Mort à Crédit" mais vous l'êtes cher ami. Que voulez-vous de plus ? Une histoire ? Il me faut du temps, beaucoup de temps. Tout ce qui n'est pas un peu éternel ne dure pas - et pire - ne se vend pas. Il faudra que je vadrouille encore bien des jours avant de mettre la plume à la main.

« Arrière, parasite goulu66 ! »

Mort à crédit, la voilà la première mention explicite du futur roman! Désormais, Céline allait peu à peu oublier le Voyage. Il basculait vers d'autres horizons.

Et le temps se couvrait sur l'Europe et le monde.

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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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