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Union soviétique, aller et retour


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Afin d'oublier Mort à crédit, le mieux pour Céline était de partir en voyage comme il en avait l'habitude. Il songeait à l'Union soviétique depuis quelques années. Sa curiosité y trouvait son compte. Son sens de l'économie aussi puisqu'il avait de l'argent à y dépenser. Vers la mi-août, il s'embarqua pour Leningrad.

Juste après sa parution, Voyage au bout de la nuit avait été traduit en russe par Eisa Triolet, traduction revue, corrigée et coupée à Moscou par un obscur et zélé fonctionnaire de la Culture, puis publié là-bas en 1934. Le livre avait bénéficié d'une large diffusion, successivement tiré à 6 000,15 000 et 40 000 exemplaires. La presse lui avait consacré alors de larges échos et les intellectuels forcément staliniens (les autres étaient en exil, au goulag ou mortS) avaient été frappés par le souffle et la violence salutaire de Céline, un écrivain du peuple comme il se doit. Seul Gorki avait exprimé un peu plus tard ses réserves publiques, jugeant sévèrement la « décadence » d'une telle entreprise littéraire... Mais cela, c'était du passé. Entre-temps, Céline avait été informé du charcutage dont son premier livre avait été l'objet. Il en tint pour responsable Aragon et Eisa Triolet et ce fut le prétexte décisif de leur brouille. Puis parut Mort à crédit. Pas question de le traduire cette fois en langue russe. Le critique de la Revue littéraire internationale jugea le livre médiocre, anarchiste, cynique, nihiliste, un parfait exemple de dégradation littéraire. Il n'empêche que Céline avait déjà touché chez les Soviets de confortables droits d'auteur et qu'il n'avait d'autres solutions que de les dépenser sur place.



Ah ! ces fameux voyages en Russie !... Au cours des années vingt, des années trente, ils étaient en passe de devenir l'exercice obligé pour tout intellectuel digne de ce nom. Il fallait s'être rendu au moins une fois sur place pour découvrir cette grande lueur encore énigmatique, ce grand espoir ou cette grande peur venus de l'Est, pour prendre la mesure d'un monde nouveau sinon d'un homme nouveau, pour visiter les réalisations du régime et témoigner de ce que l'on avait vu. Le même phénomène se reproduira pour la Chine maoïste à la fin des années soixante, et sur la foi d'une semaine ou deux d'un séjour très organisé, écrivains et hommes politiques livreront avec une parfaite tranquillité d'âme leurs jugements et leurs points de vue aussi aveugles que péremptoires.

En Russie donc, il y avait eu Romain Rolland et Henri Béraud, Georges Duhamel et Henri Barbusse parmi les premiers à accepter l'invitation du gouvernement soviétique. Puis ce fut le tour de Malraux et de Marc Chadourne, de Roland Dorgelès et d'André Chamson. Pour les Russes, le risque était bien sûr de décevoir leurs invités, mais il fallait bien tenter sa chance dans ces grandes et nouvelles « relations publiques » de l'intelligentsia et de la propagande. Accompagné de Louis Guilloux et d'Eugène Dabit, André Gide partit à son tour le 17 juin 1936. A soixante-dix ans, Gide avait l'ardeur d'un néophyte. Lui l'écrivain bourgeois attiré peu à peu vers un engagement politique plus précis s'était retrouvé depuis quelques années entraîné de congres en meetings, de conférences en pétitions. Il s'écriait alors avec une belle emphase : « S'il fallait donner ma vie pour assurer le succès de l'U.R.S.S., je la donnerai aussitôt. » C'est dire si les Soviets l'accueillirent avec les honneurs, affrétant pour lui et ses compagnons un wagon spécial, organisant réceptions et visites protocolaires. Mais ils avaient oublié que Gide l'écrivain sympathisant de la gauche aux engagements généreux était d'abord un intellectuel avant d'être un homme de parti, un solitaire qui ne privilégiait rien tant que l'indépendance d'esprit nécessaire à l'écrivain, c'est-à-dire quelqu'un qui faisait passer la recherche de la vérité avant toute autre valeur et qui ne pouvait témoigner que de ce qu'il voyait. Après être revenu de Russie le 22 août, Gide publia donc son fameux et courageux Retour de l'U.R.S.S. qui souleva la colère des écrivains de gauche. Gide torturé et amer ne pouvait se taire, malgré toutes les prudences et les précautions stylistiques dont il s'entoura. Romain Rolland et les autres l'accusèrent de double jeu. Tant pis !

Céline, lui, on ne l'attendait pas avec des honneurs, des bouquets de fleurs et des wagons spéciaux. A vrai dire, on ne l'attendait pas du tout. Il voyagea seul. Il ne souhaitait rien d'autre. Lucette Almansor qui ne vivait pas encore avec lui rue Lepic mais dont la présence lui devenait chaque jour plus indispensable, songea à l'accompagner. Louis le lui avait proposé et elle se réjouissait à l'idée de découvrir Leningrad, le Palais d'Hiver et surtout les ballets de la grande école de danse russe. Malheureusement ils n'étaient pas mariés. Impossible de retenir une seule chambre à l'hôtel. Le système soviétique ne badinait pas avec la morale ou avec ses apparences. Face aux obstacles administratifs qui s'accumulèrent, visas et autres, Lucette dut renoncer à son voyage. Louis s'embarqua seul à bord du S.S. Polaris à destination d'Helsinki puis de Leningrad.



Plus tard, à son retour d'U.R.S.S., quand il publiera Mea culpa, un journaliste imprudent le traitera de renégat. L'outrage fera bondir Céline et lui inspirera quelques pages très violentes dans Bagatelles pour un massacre. Il aura beau jeu de rappeler alors son absence totale d'engagement, il insistera sur le fait qu'il avait réglé lui-même toutes les dépenses de son voyage.

« Je suis pas allé moi en Russie aux frais de la princesse !... C'est-à-dire ministre, envoyé, pèlerin, cabot, critique d'art, j'ai tout payé de mes clous... de mon petit pognon bien gagné, intégralement : hôtel, taxis, voyage, interprète, popote, boustif... Tout !... J'ai dépensé une fortune en roubles... pour tout voir à mon aise... J'ai pas hésité devant la dépense... Et puis ce sont les Soviets qui me doivent encore du pognon... Qu'on se le dise !... Si cela intéresse des gens. Je leur dois pas un fifrelin !... pas une grâce ! pas un café-crème10 !... »



A bord du Polaris, Céline écrivit une lettre à Cillie, mariée et qui attendait à cette époque un enfant. Il lui donna des nouvelles de Lucienne Delforge qu'il n'avait plus revue et qui devait être amoureuse d'un journaliste. « A propos j'ai eu bien du mal avec "Mort à Crédit". Presque toute la critique contre moi, et avec quelle virulence ! Ils ne l'ont même pas lu. Ce qu'ils pensent m'est bien égal mais l'effet sur la vente a été déplorable. J'en vendrai à peine 40 000-et il m'avait donné un mal inouï ! Bien pire que le "Voyage" ! Mais tout ceci est futile. Je ne suis pas très bien. J'ai été bien épuisé après ce terrible livre. Je vais à Moscou chercher un peu d'argent si possible11. »

Alla-t-il vraiment à Moscou ? C'est peu probable. Les rares témoignages et les documents dont nous disposons à propos de son voyage en Russie, en particulier les pages qu'il lui consacra dans Bagatelles, ne font allusion qu'à son séjour à Leningrad. Très vraisemblablement, Louis ne quitta pas la ville et ses environs.

« De midi jusqu'à minuit, partout je fus accompagné par une interprète (de la policE). Je l'ai payée au plein tarif... Elle était d'ailleurs bien gentille, elle s'appelait Nathalie, une très jolie blonde par ma foi, ardente, toute vibrante de Communisme, prosélytique à vous buter, dans les cas d'urgence... Tout à fait sérieuse d'ailleurs... allez pas penser des choses !... et surveillée ! nom de Dieu !...

« Je créchais à l'Hôtel de l'Europe, deuxième ordre, cafards, scolopendres à tous les étages... Je dis pas ça pour en faire un drame... bien sûr j'ai vu pire... mais tout de même c'était pas "nickel"... et ça coûtait rien que la chambre, en équivalence : deux cent cinquante francs par jour ! Je suis parti aux Soviets, mandaté par aucun journal, aucune firme, aucun parti, aucun éditeur, aucune police, à mes clous intégralement, juste pour la curiosité12. »

Que vit-il à Leningrad où il débarqua sans doute peu après la mort de son ami Eugène Dabit à Sebastopol le 21 août, au cours de la tournée « officielle » qu'il avait entreprise avec Gide ? La misère, les ruines, la pauvreté, la docilité résignée du peuple, la prospérité pateline des hommes d'appareil, la propagande, l'hypocrisie, l'oppression, etc. De tout cela, très bien, il allait plus tard parler à loisir. Mais concrètement ?

Leningrad d'abord l'enchanta. « Dans son genre, c'est la plus belle ville du monde. » Et elle lui inspira des lignes superbement lyriques :

« Imaginez un petit peu... les Champs-Elysées... mais alors, quatre fois plus larges, inondés d'eau pâle... la Neva... Elle s'étend encore... toujours là-bas... vers le large livide... le ciel... la mer... encore plus loin... l'estuaire tout au bout... à l'infini... la mer qui monte vers nous... vers la ville... Elle tient toute la ville dans sa main la mer !... diaphane, fantastique, tendue... à bout de bras... tout le long des rives... toute la ville, un bras de force... des palais... encore d'autres palais... Rectangles durs... à coupoles... marbres... énormes bijoux durs... au bord de l'eau blême... A gauche, un petit canal tout noir... qui se jette là... contre le colosse de l'Amirauté, doré sur toutes les tranches... chargé d'une Renommée, miroitante, tout en or... Quelle trompette ! en plein mur... Que voici de majesté !... quel fantasque géant ? Quel théâtre pour cyclopes ?... cent décors échelonnés, tous plus grandioses... vers la mer13... »



Il dut visiter des hôpitaux. Médecin hygiéniste, il en avait pris l'habitude, on n'ose pas dire le goût. Un pays se révélait d'abord à ses yeux par ses réalisations sanitaires. Bagatelles nous conte ainsi une inénarrable visite au Grand Hôpital des maladies vénériennes où, dans une atmosphère lugubrement clownesque, un confrère hilare lui fait faire la tournée de salles de traitement plongées dans un état de délabrement absolu.

Un après-midi, sa jeune guide-interprète Nathalie l'emmena assister sur une île à une rencontre de tennis entre Cochet et le champion soviétique Kou-driach. Cette Nathalie, à propos, parvint-il à la séduire ? Il le laissa entendre plus tard à Karen Marie Jensen et Lucette Almansor. Nathalie aurait même voulu l'épouser pour quitter légalement l'Union soviétique, quitte à divorcer dès leur arrivée en France...

Louis visita aussi le musée de l'Ermitage, on s'en doute, l'esplanade du Palais d'Hiver et la demeure de Nicolas II et de sa famille. D fut choqué, raconte-t-il toujours dans Bagatelles, en revenant de Tzarkoï, le dernier château du tsar, par l'impertinence avec laquelle les guides insistaient sur les ridicules de la famille régnante qui avait été massacrée ensuite dans les conditions que l'on sait. Il en fit la remarque à Nathalie. « Cette visite... chez les victimes... cette exhibition de fantômes... agrémentée de commentaires, de mille facéties... Cette désinvolte, hargneuse énumération... acharnée des petits travers... mauvais goût... ridicules manies "Romanoff... à propos de leurs amulettes, chapelets, pots de chambre... Elle admettait pas... Elle trouvait parfaitement juste, Nathalie. J'ai insisté. Malgré tout, c'est de là, de ces quelques chambres, qu'ils sont partis tous en chour, pour leur destin, les Romanoff... pour leur boucherie dans la cave... On pourrait peut-être considérer... faire attention... Non ! Je trouvais ça, moi, de mauvais goût ! Encore bien pire comme mauvais goût, cent fois pire que tous les Romanoff ensemble... » Une dispute en découla. « Je me sentais plus ! de brutalité ! Je devenais tout Russe14 !... »

Mais Leningrad, pour Céline, ce fut surtout la danse et le théâtre Marinski (aujourd'hui KiroV) pour l'ensorceler. « Le plus beau théâtre du monde ? Mais le "Marinski" ! sans conteste !... Aucune rivalité possible !... Lui seul vaut tout le voyage !... Il doit bien compter dans les deux mille places... C'est le genre du Grand-Gaumont... du Roxy... pour l'ampleur... Mais quel style !... Quelle admirable, unique réussite !... quel ravissement !... Dans le genre mammouth... la perfection... léger... on ne peut mieux... du mammouth léger... aérien de grâce... décoré tout de bleu ciel, pastel filé d'argent15... »

Il y assista à une représentation de la Dame dépique de Tchaïkovski (car il faut sans doute mettre sur le compte de l'exagération célinienne l'affirmation selon laquelle il assista à six représentations consécutiveS). « Parmi les danseurs : deux sujets admirables... Lyrisme, haute technique, tragédie, de véritables poètes... Les femmes ? d'excellentes ouvrières, bien douées... sans plus... une ballerine exceptée - Oulianova... Mais leurs ensembles ? La divinité !... Des orgues du mouvement humain. Essaims de coryphées à remplir tout le ciel... Leurs "Pas de quatre" ? comètes frémissantes... Les sources miroitantes du Rêve... les abords du Mirage !... Toutes les soirées du Marinski16 ! »

Essaya-t-il de rencontrer le directeur du théâtre pour lui proposer son ballet la Naissance d'une fée ? Il l'affirma encore dans Bagatelles pour un massacre (où l'argument de ballet est du reste publié). Le directeur lui aurait répondu que son sujet, malheureusement, n'était pas assez « sozial » mais que bien sûr, une autre fois, un autre sujet, la saison prochaine, les Russes connaissaient ses dons admirables, etc. Affabulations ? Pas sûr.

Son séjour s'acheva le 21 septembre quand le Meknès de la Compagnie générale transatlantique quitta Leningrad pour Londres et Le Havre où Céline débarqua quatre jours plus tard, le 25. Il prit une chambre à l'hôtel Frascati qui lui était familier, avant de regagner Paris peu après. Le bilan de son voyage ? Sans équivoque.

« Je suis revenu de Russie, quelle horreur ! quel bluff ignoble ! quelle sale stupide histoire ! Comme tout cela est grotesque, théorique et criminel ! Enfin ! » écrivit-il aussitôt à Cillie17. Même ton dans la lettre adressée à Karen Marie Jensen le 15 octobre : « J'ai été à Leningrad pendant un mois. Tout cela est abject, effroyable, inconcevablement infect. Il faut voir pour y croire. Une horreur. Sale, pauvre - hideux. Une prison de larves. Toute police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. Enfin je vous raconterai. Je suis passé en bateau par Copenhagen où je suis resté 3 heures ! Quel paradis après la Russie18 ! »

Louis retrouva une France qui se réveillait doucement de la grande euphorie du printemps et de l'été, qui s'attristait de la disparition du commandant Charcot à bord du Pourquoi pas ?, accueillait avec fatalité la dévaluation du franc (il faut bien payer la note après la fêtE) et s'inquiétait de la guerre civile toujours plus convulsive et sanglante en Espagne. Léon Blum le torturé devait-il ou ne devait-il pas s'engager auprès des républicains espagnols, au risque de déclencher une guerre européenne ? Le ton se durcissait dans les journaux, au Parlement, partout. La droite n'acceptait décidément pas le Front populaire. L'extrême droite retrouvait son naturel au galop et fulminait contre Blum en des termes ouvertement racistes. Léon Daudet et Charles Maurras s'en donnaient à cour joie dans l'antisémitisme trépignant. L'Action française parlait du « cabinet crétin-talmud » et s'insurgeait contre « les Juifs au pouvoir ». Dans ce contexte forcené éclata l'affaire Salengro. Durant l'été, l'Action française et surtout Gringoire n'avaient cessé de diffamer le ministre de l'Intérieur, l'accusant de trahison pendant la guerre. Il se suicida par le gaz le 18 novembre, laissant un dernier mot à ses côtés : « Le surmenage et la calomnie, c'est trop. L'un et l'autre et le chagrin m'ont vaincu. »



A Paris, les derniers remous, les dernières polémiques, les dernières bordées d'injures inspirées par Mort à crédit s'achevaient. Et c'est dans ce contexte qu'intervint l'incident somme toute mineur du Merle blanc, mais auquel Céline fut particulièrement sensible, fatigué et déprimé qu'il était à son retour d'U.R.S.S. Un lecteur de Biarritz nommé Etcheverry avait adressé à l'hebdomadaire satirique, à la suite de l'article élogieux de Pierre Seize sur Mort à crédit, une lettre si violente qu'il défiait la rédaction de la publier - lettre qui, bien entendu, parut intégralement dans le numéro du 26 septembre. Selon Etcheverry, Céline répugnait aux ouvriers, c'était un charlatan de l'ordure. « Céline c'est l'ombre, la haine, la rage, l'ignoble, l'écourante lâcheté devant la vie, la boue, la merde. (...) Quand on écrit ce qu'écrit Céline, on n'en tient pas commerce. On se suicide. J'attends le suicide de Céline. (...) Céline : à supprimer - et le premier - le jour où, l'idéal crevant nos paillasses, nous crèverons celles des saligauds de son acabit qui, non contents de nous dégoûter, vivent de nous, charognards affamés de jouir". »

La réponse, intégrale elle aussi, de l'écrivain parut dans le numéro suivant, du 3 octobre, appuyée par un éloge de la rédaction sous la plume de Chatelain-Tailhade qui soulignait de son côté l'« immense tendresse inavouée de Bar-damu » et revenait une fois de plus sur la solitude de l'écrivain, son refus du vedettariat. Cette solitude de Céline, loin des cliques et des partis, ce fut encore ce qu'il rappela lui-même, en prenant très au sérieux cet appel au meurtre. On peut voir là comme un premier symptôme de cette obsession de la persécution qu'avaient pu justifier les critiques sur Mort à crédit dont il sortit finalement très ébranlé. Et Céline témoigna à son tour d'une violence dont bientôt ses pamphlets donneront la mesure.

« Qui veut me tuer est libre ! royalement libre ! Je ne me cache pas. Je n'ai pas de miliciens à mon service. (...) Dans cette lettre, Etcheverry, ce que je retiens c'est sa valeur démonstrative. Au fond, elle représente bien toute l'attitude de la critique à mon endroit, lâche et racoleuse de partisans. Ah ! s'ils avaient la chance d'être tous anonymes comme Etcheverry, ils écriraient à peu près tous comme Etcheverry. Ils sont plus apparents, donc ils doivent être plus rusés, mais tout au fond, c'est tout un ! Dès qu'un homme se croit à l'abri, dissimulé, il nous montre ce qu'il est vraiment dans le fond de son âme. Un con et un assassin20. »



Et l'année 1936 s'acheva. Le 10 octobre, Louis fit enregistrer à la S.A.C.E.M. une chanson intitulée A noud coulant. Comme il écrivait des ballets, il s'amusa de même à composer deux ou trois chansons populaires, chansons canailles ou de marins, l'exotisme rêvé des ports et des mauvais garçons, un divertissement qui éclairait l'une des facettes de sa personnalité. La mélodie, il l'inventa en tâtonnant, lui qui n'avait pas la moindre notion de solfège. Comme il ne pouvait la signer de son nom à la S.A.C.E.M. (il n'était pas un musicien professionnel, reconnu, patenté), son ami montmartrois Jean Noceti s'en attribua officiellement la paternité.

Le 2 décembre, au théâtre des Célestins à Lyon fut mis en scène par Charles Gervais pour une unique représentation l'Église. Le succès ne fut pas tel (c'est un euphémismE) qu'il incita la troupe à prolonger le spectacle. Céline lui-même ne s'était pas dérangé. Cela valait sans doute mieux21.

A son retour d'U.R.S.S., tandis que son ami anglais John Marks traduisait le ballet la Naissance d'une fée pour tenter sans plus de chance de le faire représenter à Londres, Louis reprit ses activités médicales et pharmaceutiques, à peine distrait par deux jours à Anvers les 6 et 7 décembre. Il se mit surtout à rédiger fiévreusement son petit pamphlet anticommuniste Mea culpa. La sortie par Gallimard le 7 décembre d'un recueil collectif des lauréats du Renaudot, intitulé Neuf plus une, pour célébrer le dixième anniversaire du prix, et dans lequel Céline publia Secrets dans l'île, troubla à peine son labeur. Curieux texte, soit dit en passant, ce vague synopsis de cinéma que le réalisateur Pierre Billon songea un instant à porter à l'écran en 1943, et qui empruntait son décor à cette Bretagne imaginaire du vent, des landes, des rochers, des passions, et où l'on voyait circuler une belle étrangère, riche de grâce, de légèreté et d'amour, pour inspirer la jalousie, la vengeance et l'horreur.

C'était l'époque, se souvient André Pulicani, un ami de Gen Paul qui sympathisa avec Céline dans l'atelier du peintre, où les pamphlets du journaliste Henri Béraud faisaient grand bruit. Et Céline un jour, se tournant vers Pulicani, lui demanda : « Crois-tu que j'atteins à la rigueur d'Henri Béraud ? » Céline régalait alors ses amis du récit de son séjour à Leningrad. Sa truculence goguenarde et féroce faisait de cette épopée un voyage au bout du grotesque et de l'horreur.

Un jour arriva à Montmartre un certain M. Braun, consul général des Soviets à Paris, qui venait recueillir les impressions de l'écrivain à son retour de Russie. Céline le reçut avec une extrême courtoisie et une non moins extrême prudence.

C'est alors, raconte Pulicani, que « le Consul - qui n'avait rien de slave - encouragé, ne cacha pas à Ferdinand à quel point on était sensible à Moscou à tout ce qu'il écrivait. La publication du Voyage en russe, sa large diffusion, en étaient une preuve. Aussi Monsieur Braun était-il impatient de connaître les belles pages que Céline ne manquerait certainement pas d'écrire sur la Russie soviétique. Le diplomate n'oublia pas de faire une délicate allusion au nombre de lecteurs que représentait l'immense Russie. Le prochain ouvrage du grand écrivain, affirmait-il, serait traduit dès sa parution et donnerait lieu à de considérables droits d'auteur.

« Je m'amusais fort, sachant que Céline, homme fin et pur, sans besoins, sans vice, sans voiture, sans servante, ne buvant que de l'eau et ne fumant pas, était un des très rares êtres sur lesquels on n'avait pas de prise, un homme impossible à acheter22. »

Pour écrire Mea culpa, Céline abandonna les nouveaux livres qu'il songeait déjà à entreprendre, Casse-Pipe et Honny soit, et que l'on voit figurer sous le titre « en préparation » en page de garde de Mea culpa sorti chez Denoël le 28 décembre avec, en complément, Semmelweis, première édition commerciale de sa thèse de médecine.



Casse-Pipe, c'était l'évocation de ses années de cuirassier à Rambouillet de 1912 à 1914, Honny soit (qui paraîtra finalement sous le titre Guignols banD) les années londoniennes de 1915 et 1916, bref tout ce à quoi il songeait depuis fort longtemps, qu'il croyait d'abord pouvoir amalgamer à ses deux premiers romans et qui, en quelque sorte, bouchaient les trous narratifs dans la suite romancée de sa vie, telle qu'il l'avait entreprise. Sur Honny soit, il avait déjà recueilli, on l'a dit précédemment, une abondante documentation auprès de Joseph Garcin et des autres. Les premières pages de Casse-Pipe, il avait dû les écrire durant l'été ou l'automne 36. Mais le cour n'y était pas, comme on dit. La réception critique de Mort à crédit ne l'avait pas seulement ulcéré, elle l'avait peut-être, pour un temps, découragé. Tant de travail, tant d'efforts stylistiques et pour quoi ? Pour tant d'incompréhensions ? Son séjour à Leningrad acheva de le distraire-ou de l'éloigner d'un immédiat et nouveau projet romanesque. Lui le silencieux, le solitaire, à l'écart de toute prise de positions politique et publique, voulut pour la première fois sacrifier à une parole d'urgence. C'est qu'on l'avait trop attaqué. C'est que l'hypocrisie lui semblait trop insoutenable avec cette gauche qui se gargarisait selon lui d'une indécrottable bonne conscience. La Russie, il l'avait vue, il en était revenu. La faillite du système soviétique justifiait toutes ses craintes, toutes ses idées. Pour la première fois, il ne s'attarda pas à fignoler, des mois et des années durant, un texte savamment composé, respiré, avec ses cadences et ses emportements. Deux ou trois semaines lui suffirent pour venir à bout de son ouvrage. Il se sentait porteur d'un message. Il voulut le délivrer, s'en délivrer.

Sous l'effet de la colère, il nous semble que Céline, littéralement, suffoque, perd pied, perd sa respiration, perd parfois le fil de son discours. Ses images s'entrechoquent, se carambolent. Les points de suspension prolifèrent entre les phrases, les mots, comme autant de grands silences, de sifflements hostiles, d'essoufflements. Que tenait à nous dire en substance Céline ? D'abord, il n'est question ici ni d'antisémitisme, ni d'attaques personnelles, ni de danses, ni de ballets, ni de toutes ces excroissances de Bagatelles et la suite. Un seul sujet traité : le communisme, et pas même une description précise de son voyage (à la façon de GidE), peu d'informations, non, simplement une attaque sur les seuls principes du communisme. Ce qui donne à Céline l'occasion de revenir sur l'une de ses obsessions : la cruauté ou l'égoïsme ancré au cour de chaque individu.

S'il attaque les communistes, ce n'est pas pour rallier l'ordre bourgeois. Les conservateurs comme les commissaires du peuple, il tient à les jeter équitable-ment aux poubelles de l'Histoire - et de sa littérature. Pourquoi Céline n'est-il pas de gauche ?/Parce qu'il ne croit pas au progrès, à la bonté « naturelle » de l'homme, aux masses. Parce qu'il ne croit qu'à l'individu, un individu fantôme, misérable, violent, qui a besoin de s'appuyer sur une misère plus atroce que la sienne pour se persuader qu'il n'est pas tout à fait malheureux, pour jubiler. C'est tout le propos du Voyage et de Mort à crédit qu'il décline ici sous une forme plus abstraite. Dès l'instant où une société promet à l'homme un système parfaitement égalitaire au bonheur bien réparti, dès l'instant où l'homme, le voisin, le rival, ne représente plus le contrepoids de tous ses malheurs, dès l'instant, en un mot, où les « autres » disparaissent, alors chacun n'a d'autre issue que son propre enfer (pour reprendre la fameuse image de SartrE). Aucun doute, le communisme devient du même coup un cauchemar. Il va trop à rencontre des pulsions élémentaires de chacun. Et par conséquent, c'est aussi un échec. Un échec effroyable. Car il va de soi que l'individualisme foncier n'est pas réprimé en Union soviétique. « Un égoïsme rageur, fielleux, marmotteux, imbattable, imbibe, pénètre, corrompt déjà cette atroce misère, suinte à travers, la rend bien plus puante encore. » Mais il faut mentir, mais il faut défendre le système. Ce que Céline résume en une formule : « Le nettoyage par l'Idée. » Un nettoyage au nom du progrès, des lendemains qui chantent, de l'optimisme résolu. « Massacres par myriades, toutes les guerres depuis le Déluge ont eu pour musique l'Optimisme... Tous les assassins voient l'avenir en rose, ça fait partie du métier. Ainsi soit-il23. » Qui oserait contredire Céline aujourd'hui, dans la grande débâcle des illusions et des idéologies ? Mais fin 1936, les idéologies triomphaient, à gauche, à droite. On se battait à coups de « isme », fascisme, communisme, socialisme, on fourbissait ses armes pour la grande explication de la guerre, chacun arborait l'Optimisme pour bannière, Céline ne pouvait pas être compris. Mea culpa n'eut guère d'écho à sa sortie. Ce livre aujourd'hui mériterait d'être lu et relu - mais c'est une autre histoire.

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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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