Lucien Becker |
A Jean Paulban. I Le vent se lève soudain d'une flaque où par places se heurtent et se traquent les meurtrissures de la nuit et celles plus profondes du soleil. La terre est froide et grande à son réveil comme une chambre sans feu. Je suis seul au bord de ma bouche lasse, une cigarette respire à ma place. Je me hâte vers un couloir sans fin où les portes font des taches de tunnel, où les ombres se cognent sans souffrance et où les murs sont sales et éternels. La lumière semble lourde et voûtée sur un monde sans miracle, ni gaieté. Dans la nudité du sang qui tourne en moi, je respire le même caillou froid. D'autres vivront ma vie à leur tour, solitaires entres les hauts murs du cour. Seule la tête change de regard, du cour part la même plante de douleur. II Au fond du couloir où rien ne luit, la porte s'ouvre sur la nuit, claque contre les murs de chaux. Je me retourne, d'elle encore chaud, vers la vie qui regagne et cerne sa plus belle clairière où la terre parle aux hommes par la voix facile des femmes où les fleuves courbent le monde de leurs mains si fraîches et si pleines, où le cour captif des forêts oscille sur son socle d'ombre où les chemins rejoignent le ciel à l'horizon marqués du pas de tous les paysans dont la tête dépasse les maisons comme l'épi le plus haut, le plus pesant. III Mêlé à tant de soirs, tant de nuits qui n'avaient même pas de l'air le poids, je n'existe plus que par quelques pas que je fais toujours dans le même circuit. Chaque matin, je secoue ma terre mais il m'en reste assez sous les pieds pour que croisse la douleur jusqu'au point où les yeux sont des tiges cassées. Le vent passe entre mes mains et peine sans pouvoir les délier de mes veines. Bientôt, il ne reste plus qu'un regard mal éclairé par le soir et l'or qui remonte du cour comme un feu déjà gris. Et je ressens mieux la coupure que mon corps fait avec le monde. IV Veines comme des rides sous la peau, j'élève mes tourments et mes maux à vos étages les plus hauts. Vous faites le tour de ma vie sans savoir le doute qu'en moi mûrit et mène votre attelage docile. Vous plongez dans ma chair et dans mon cour vos doigts pleins de sang, pleins de sueur. Vous ne voyez pas les chemins de la terre où les regards se renversent d'un trait sans s'ouvrir au passage d'un regret. Vous n'aimez pas ma voix qui va se taire vous êtes si loin dans vos mains qui fuient dans les grottes où je n'ai pas accès et haletantes vous dites au cour que le monde est plus clair, plus grand que lui. V Tu as des yeux qui font le tour de la tête comme si tu sortais du plus beau des bals. Paupières lourdes comme des céréales, ma bouche apaise vos craintes, vos fêtes et fond avec les racines qui puisent au plus obscur de mon tourment la force de m'entourer de ma nuit. C'était un grand regard pesant que j'obtins pour mes noces nocturnes comme une aube battante d'insomnie. Il est ma défense contre la mort, il est la détresse quotidienne qui souffle de mon cour. Trop de sentiers tournent avec aisance venant de moissons serrées comme la pluie. Trop de bois vivent dans le silence où parfois il n'y a de bruit que celui fait par une feuille se posant sur le vent, avant cette mort où toutes mers éteintes, tous passages fermés, toutes tempes inertes, nous serons quelques aveux intercalés dans le temps. VI Je monte des restes fumants du sang, dans les vitres reculent des regards. Les trains ralentissent à peine dans les gares et ma voix s'étonne d'être sans accents. Des pas béants marquent la douleur. Des ponts attendent la fin du monde au fond de leurs grands yeux sans chaleur et le cour inlassable fait sa ronde. Je ne suis qu'une tache de terre encerclée par la mort et la nuit. Je m'ouvre en regards que l'ennui dans sa fixité désespère. Ma vie tient en quelques pas égarés qui n'ont trouvé aucun chemin vers les fenêtres d'où l'on revient couvert de soleil et désemparé. Trop de couchants s'arrêtent à l'aise au haut de murs à jamais tranquilles. Des flaques tranchées par le ciel brillent dans l'herbe comme des blessures fraîches. VII Le vent n'a pas voulu mon haleine, l'oreiller s'est vidé de sommeil. Le monde regarde dans les fenêtres, inachevé, sans couleurs, ni fêtes. Les colchiques se renversent, las, et le matin les broie de son pas mouillé de tant de paupières pleines. Les sources sont grises comme le ciel. Un vent fumeux, un vent décapité déborde sans cesse des trottoirs s'enfuit avec les milliers de voix que la solitude attendait. Au-dessus des toits, tout est vide, la lumière ne peut pas remonter retenue dans les lampes livides et dans les bouteilles bues. VIII Mon cour bat dans sa toile de sang oubliant de mon corps le mal le plus récent et s'attarde à la plaie trop tendre et mal fermée que font les tempes. Que sait-il de moi, de ce regard, de cette tête dont la douleur se détache, dure, cernée comme une vitre, de cette peau qu'il éclaire de tous ses éclats captifs ? Veilleur de mon sommeil, veilleur de la nuit il ne retient aucun de mes rêves mais se rappelle que des étoiles naissent de lui à la place où les veines font des clairières. Dans les flaques où je souffre, où j'attends et où je ne suis entouré que de moi-même, il conduit le regard aveugle du sang pour mourir un jour comme un oiseau abattu. IX Derrière la fenêtre, le jour est superficiel, le miroir est encore profond de toute la nuit et la route est très loin dans le mur. Ma tête dépasse, coupée par le drap. Une mouche en fait le tour. Je me rappelle ou je rêve que ton front est comme ces belles journées où il n'y a pas un signe de mort et où la lumière se rassemble sur les sources. Le pont se lève de l'herbe et s'ouvre au-dessus de l'eau comme une blessure où la terre accourt. Le dormeur est toujours couvert de son front fisse et de ses paupières. Des ombres sortent et laissent longtemps leurs tempes contre les murs. LE plafond trop bas écoute s'il monte quelqu'un dans l'escalier. La même ombre s'approche avec le même tintement de cour. Dans la chambre sans lampe que celle qui vient de la rue, le feu fond dans ses cendres et ne réchauffe pas la nuit mes mains atteignent les choses qui m'aiment en silence comme des chiens trop doux. Plus proche de moi que la douleur la fenêtre m'éclaire de sa blessure. J'ai vu, la nuit, des vitres béantes qui suivent les gens comme des rails et ne les quittent qu'à la mort. |
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Lucien Becker (1911 - 1984) |
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Portrait de Lucien Becker | |||||||||
BiographieLucien Becker est un poète rare et sa voix unique fut saluée par Camus, Paulhan, Bousquet, Cadou, Char. Né à Béchy (Moselle), en 1911, mort à Nancy en 1984, il a composé, en marge de la vie littéraire et de ses mouvements, une ouvre brûlante autour du corps de la femme, seul rempart contre le néant. Résistant pendant la guerre, il ne cessera de résister à la poésie et à ses entours illusoir L'oeuvre de lucien beckerLucien Becker n'est peut-être pas le plus grand poète lyrique de son époque; mais il est, sans nul doute, celui qui se sera tenu au plus près du réel, tout en restant farouchement à l'écart de tout artifice. En cela, il aura prolongé la leçon de Reverdy, sa tension nouée, cette écoute des pas, des heures, alors que le silence même est fait de minéral. |
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