Lucien Becker |
I Le toit des villages est posé sur la terre et les prés fuient de toutes parts autour des murs blancs qui avancent d'une maison par siècle. Je pense à la hauteur de l'été sur la poussière des routes, je pense à l'étonnement de ton ventre qui se dénude pour mon désir. Je pense à toutes les moissons que le paysan pousse devant lui comme un troupeau. Je pense au ruisseau où les herbes se penchent lourdes comme des ruches. Je pense à la précision du regard dont tes yeux couvent nos étreintes. Je pense à toutes les forêts qui s'abattent autour de nous quand ma chair mûrit dans la tienne comme un épi. A rester debout dans ce pays démesuré par la clarté, je sens que je n'ai pas assez de poumons pour retenir la vie qui vient vers moi à la façon dont ton corps vient vers le mien. Le soleil se couche dans les flaques pour rester plus longuement sur la terre. Tu ne peux plus t'en aller de ma chambre parce que je suis debout sur tes derniers pas. J'essaie de retenir sur ta bouche l'insecte que tu respires. Mais il part au fond de toi du vol sourd des oiseaux dans la nuit. Le chemin qui me mène vers tes yeux passe au-dessus du monde. Tu es au centre de l'étoile de mes pas, tu es l'unique réponse de ma vie. D'un seul battement de narines, tu reconquiers la liberté bleue du monde et je n'ai qu'à peser sur toi de toute mon ombre pour que ta chair lève, haute et pleine. Enlacés par les herbes que l'air fait monter jusqu'à nos lèvres, nous oublions dans notre chambre tous les paysages qui venaient vers nous au pas de la terre les beaux paysages qui nous prenaient pour des statues. Lourds colliers de vagues, nos corps n'ont que la flaque des draps pour apprendre que l'amour est une montagne qui s'élève à chaque coup de reins. Nous n'avons que nos bras et nos jambes pour serrer un instant les forêts qu'un éclat de soleil enfonce dans notre chair et que notre sang reprend, arbre par arbre, pour ses incendies volontaires. Nos dernières paroles se sont arrêtées loin de nous, enfin coupées de leur tronc de sang. Nous entrons seuls dans un monde ouvert sur nos visages comme sur son propre noyau. A nos visages pris dans la même pierre de présence le monde vient par une seule fenêtre à laquelle nous nous penchons parfois de nos corps hauts comme des promontoires. La ville est au pied de la chambre à l'avant de laquelle tu te tiens avec pour tout horizon celui de tes épaules et dans nos baisers nous touchons jusqu'en son fond le vivier de feu qui donne sa largeur à l'été. Sous mes doigts, ton cour bat, chaud comme un caillou sous le soleil. D'un seul baiser, je brise le dur épi de tes dents et ta langue n'est plus qu'une algue docile. Tu te refermes sans cesse sur moi comme deux vagues sur un roc et nous n'avons qu'à nous laisser porter par la mer qui s'étend très loin autour de nos visages. Enfermés dans un pays de chair et de caresses, nous vivons les quelques millions d'années dont notre amour a besoin pour qu'une étreinte naisse de chaque goutte de notre sang. Nous savons tout l'un de l'autre puisque nous pensons sans cesse à notre amour. Les mots ne restent pas entre nous comme des bornes entre deux champs. De ton cour au mien, juste la distance de tes seins. De toi à moi, à peine le temps d'un désir. Quand je remonte du sommeil vers le jour, tu es la première bouée qui vient vers moi et de très loin dans les hauteurs encore grises de la nuit, je la vois faire au-dessus de moi des cercles de plus en plus proches. Tu es plus nue sous mes mains que la pluie sur les toits, qu'un feuillage dans le matin, que les dents au bord des lèvres. Tu es l'impasse vers laquelle j'accours avec la force des marées, avec la liberté des moissons qu'un coup de faux sépare du soleil. Les baisers que tu me donnes brillent dans ma chair comme des cailloux. Je te retiens aux bords de ma bouche et tu passes en moi, légère de ta seule nudité. Dans ma mémoire il y a des montagnes qui portent ton nom. C'est toujours la même plaine de caresses que ma main retrouve de tes épaules à tes jambes. A nos pieds, les horizons naissent, vite écrasés par un monde de verdure et de villes. Dans tes cuisses disjointes, le soleil plonge comme au fond d'un vivier. Le jour mûrit dans tes yeux, versant par versant. Tu es la plaque tournante où je me retrouve, les yeux vides d'un monde auquel je n'appartiens que par mes pas. u ouvres la nuit la plus pleine de la pointe de tes seins. Tu viens vers moi dans le tournoiement d'un monde qui ne s'éclaire plus qu'à la clarté du désir. Je ne saurai jamais la distance à parcourir entre la lampe sourde de ton ventre et mon corps. Je sais que je te rejoins dans un baiser qui ne laisse pas passer le jour. Sous ma main enfin ensablée dans les caresses il reste les hauteurs de ta gorge, il reste la nébuleuse vers laquelle ta chair converge dans le long jaillissement de nos jambes. A force d'avoir mon visage contre ton visage, je surplombe de grandes étendues de vertige, à jeter l'un dans l'autre nos plus sûrs filets, nous ramenons tous les poissons de la joie. JDeiuuère tes dents, ta chair commence avec ses aubépines de fièvre et de sang. Tu sais qu'elle est une prison dont mon désir te délivre. La caresse fait son bruit de poumon en cherchant dans tes cuisses le papillon qui s'y est posé, à peine refermé en toi de ses ailes. La caresse remonte toutes tes veines de son écorce toujours nouvelle. Elle te pourchasse pour retrouver, enfouie sous ta peau, la plante nue que tu es. Avec l'aveuglement d'une taupe, tu creuses l'air de tes seins. Autour d'eux mes mains s'élèvent comme une montagne coupée en deux. Soudain tu n'as plus besoin de nom pour respirer, tu n'es plus que le sommet d'une terre d'où la chair enfin vivante tombe en se brisant comme un sceau. Au-delà de mes mains refermées sur toi, au-delà de ce baiser qui nous dénude, au-delà du dernier mot que tu viens de dire, il y a le désir que nous capturons vivant. Il y a la vie des autres qui remonte de la ville sans pouvoir aller plus loin que la porte derrière laquelle les murs écoutent à notre place le bruit que le cour des hommes fait dans la rue. Je ne te vois plus puisque je suis déjà très loin au fond de l'ombre qui rentre dans ton corps. Je te sens à peine parce que je suis sur toi comme sur la pointe la plus aiguë d'une montagne. Tu es entière contre chacune de mes mains, tu es entière sous mes paupières, tu es entière de mes pieds à ma tête, tu es seule entre le monde et moi. |
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Lucien Becker (1911 - 1984) |
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Portrait de Lucien Becker | |||||||||
BiographieLucien Becker est un poète rare et sa voix unique fut saluée par Camus, Paulhan, Bousquet, Cadou, Char. Né à Béchy (Moselle), en 1911, mort à Nancy en 1984, il a composé, en marge de la vie littéraire et de ses mouvements, une ouvre brûlante autour du corps de la femme, seul rempart contre le néant. Résistant pendant la guerre, il ne cessera de résister à la poésie et à ses entours illusoir L'oeuvre de lucien beckerLucien Becker n'est peut-être pas le plus grand poète lyrique de son époque; mais il est, sans nul doute, celui qui se sera tenu au plus près du réel, tout en restant farouchement à l'écart de tout artifice. En cela, il aura prolongé la leçon de Reverdy, sa tension nouée, cette écoute des pas, des heures, alors que le silence même est fait de minéral. |
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