Marceline Desbordes-Valmore |
L'enfance a été heureuse dans la petite ville entourée de blés et de bois, animée d'enseignes, égayée ou troublée par le son des cloches, - ou tout au moins elle a laissé assez de signes vibrants et clairs dam la mémoire de Marceline pour que celle-ci puisse préserver, toute son existence ultérieure, l'idée du bonheur qui s'attache à des choses simples, à des travaux sans surprise, à des vies sans événements. Ce qu'il y a eu d'excellent, en ce xvuf siècle qui s'achève, c'est bien ce goût, qui n'était pas seulement des riches, pour l'agrément des jardins, la compagnie de l'arbre ou de la rivière, et la treille au soleil mais aussi la cruche ou le meuble qui brillent dans la pénombre : et la campagne «flamande » et les ruelles de Douai qui vont hanter Sol natal ou le Rêve d'une nuit triste apportaient donc aussi leur lumière à cette écoute précise de la nature par diverses classes sociales qui aurait pu - Goethe en rêva, Nerval encore en témoigne - donner une autre couleur à l'avenir de l'Europe. Mais il y avait eu la Révolution, puis, même à Douai, la Terreur, un père de quatre enfants qui était peintre d'armoiries, fabricant d'ornements d'églises, avait perdu ses pratiques, la gêne s'était installée dans une petite maison aux vitres étincelantes, et survint d'un coup le premier de ces grands orages qui ont frappé si souvent dans la destinée de la plus jeune des filles. Pour des raisons mal connues, mais qui durent bien être aussi de diffcultes conjugales1, avec le surcroît d'alarme que celles-ci causent à des enfants, MT Desbordes décide de s'en aller, apparemment sans retour, à la recherche de l'aide d'un cousin de plus de fortune, qui est planteur aux Antilles. Sa fdle dernière-née ne veut pas se séparer d'elle. Et ce furent d'abord plusieurs longues saisons passées à chercher le prix du voyage dans diverses villes de France - les premières de ces errances que Marceline n'allait plus cesser de connaître -, après quoi vint la traversée, qui fut longue et rude, puis, à l'arrivée, le désastre. ë Car à la Guadeloupe, à ce moment-là, c'est la révolte des esclaves en même temps qu'une épidémie de fièvre jaune ; et le riche parent vient de mourir. Trop d'épreuves, que Catherine Desbordes finit par ne plus supporter. Elle contracte le mal, elle en meurt; et sa fille, qui n'a alors que quinze ans, doit vivre d'aides diverses, sept ou huit mois, sur cette terre inconnue qui la séduit mais l'effraye, avant de repartir seule. - Pour Marceline, cette équipée, après l'enfance où le temps dormait, ce fut sûrement un grand choc. Mais qui l'aguerrit, tout aussi bien, et aiguisa sa sensibilité, et étendit sa conscience. Pendant la traversée de retour, où il y eut une violente tempête, il semble qu'elle se fit attacher dans les haubans, en ces heures d'incertitude, pour mieux contempler les vagues. Évidemment, ces mois de tant de périls, c'était aussi, pour une jeune fille si éprouvée, une situation qu'elle pouvait sentir digne de ces romans anglais qu'elle avait un peu lus peut-être, ou de Bernardin de Saint-Pierre : sauf qu'il n'y avait pas encore de Paul, à l'horizon de sa vie, pour renouveler sa confiance. Et l'on conçoit aisément que grâce à tant d'aventures et parmi tant de spectacles ait pu commencer à mûrir cette vocation poétique qui se justifie de l'excès de l'expérience vécue sur la parole commune. Rentrée à Douai chez son père, dans l'aimable maison qu'elle n'avait quittée qu'à regret, Marceline, renouant avec de premiers essais d'avant son départ de France, se fait engager au théâtre local, puis à celui de Rouen ; et, le succès venant vite, elle joue bientôt à Paris, sur diverses scènes. Mais déjà sans doute elle s'adonne en secret à ce que son oncle va appeler ses « éternelles rêveries », déjà elle appartient corps et âme, pour reprendre un exemple qu'elle a donné, à la goutte d'eau qui pend d'une feuille puis s'en détache, déjà elle attend des mots qu'ils taisent leur bruit pour accueillir ce silence. Ses premiers poèmes, souvent destinés au chant, n'ont guère commencé à paraître qu'à partir de 1813 : il reste que L'Atelier d'un peintre - son roman pour une bonne part autobiographique - révèle que dès son second séjour à Paris, en 1808, chez cet oncle, le peintre Constant Desbordes qui habite près d'autres peintres, certains célèbres, le couvent des Capucines désaffecté, elle est attentive à la création des artistes et fort désireuse d'une recherche qui ressemblerait à la leur. Encore qu'elle est aussi tout à fait consciente, ce livre le montre bien, d'une difficulté qui va être la sienne en propre sur cette voie inusuelle. Cette difficulté, c'est qu'elle n'est qu'une femme, ce qui lui vaut d'être jugée, d'entrée de jeu, seulement capable d'amvres d'imitation ou mineures, et fait qu'on lui suggère ou même prescrit de n'avoir que peu d'ambition. Dans /'Atelier, où Marceline s'est déguisée en étudiante de la peinture, l'oncle qui l'aime beaucoup et veut l'éduquer se propose bien de faire jaillir l'a étincelle » qu'il suppose enfermée en elle, il a même le désir de faire d'elle une fois ou l'autre un * artiste un peu célèbre », il ne l'en accable pas moins de railleries où le préjugé se marque, - et d'ailleurs: «Tendez votre tablier, mon enfant!» lui dit-il sans détour dès la première page du livre, « les femmes ne seront jamais que des glaneuses ; mais leurs bras faibles ont de la grâce, et on leur pardonne parce qu'ils ont l'air de prier. Songez bien... Vous m'écoutez toujours, n'est-ce pas ?» Marceline écoutait, à sa façon. On n'allait pas lui proposer l'étude de Raphaël, ni d'être Proudhon, qu'elle aimait, ou ce Girodet qui, à l'étage au-dessus dans le couvent délabré, visait tranquillement au sublime. Le modèle ne pouvait être que cette Mlle Lescot qui avait été danseuse et peignait maintenant des tableaux charmants ». Et se prouver autre, et davantage, ne serait guère facile. Il est vrai que Marceline Desbordes, distincte en cela de son héroïne, n'entendait pas être peintre. Mais se destiner à écrire ne rendait pas plus aisée sa tâche, puisque ce lui serait rencontrer plus directement encore le grand obstacle des femmes qui est, tout simplement, le langage. Dans notre société, les hommes n'échangent plus tout à fait les femmes comme on ferait de biens matériels, ils n'en ont pas moins décidé entre eux des valeurs, des idées, des perceptions, des projets qui donnent structure à la langue ; et sans même y penser ils sont donc les seuls sujets libres d'un acte de la parole où la femme n'est qu'un objet. Or, ce qui est vrai aujourd'hui encore, combien l'était-ce plus au début du siècle dernier, dans cette culture bourgeoise qui s'affirmait sous l'Empire ! Ce monopole masculin se marquait au plus haut niveau de la réflexion morale : car le christianisme qui se rétablissait si rapidement alors, c'est tout de même la religion qui accuse la femme dès son récit de la Chute, et qu'est-ce d'autre que la charité dont il rêve sinon la tentative désespérée pour brider cette violence accablante qui caractérise l'homme surtout ? Et tout autant il se vérifiait en littérature. La poésie, je ne l'oublie pas, est plus complexe et quelquefois plus lucide que la simple littérature. Que la langue comme elle existe, avec ses préjugés, ses contraintes, y soit considérée bien souvent comme la valeur suprême, cela n'empêche pas que ceux des poètes qui sont attentifs au monde sensible, à ses aspects non verbalisables, à une impression d'unité qui par instants s'en dégage, s'impatientent de ce système des mots qui voile l'univers autant qu'il le fait paraître, et veulent le transgresser, visant alors aussi bien les catégories, les façons de sentir ou d'être qui privent les femmes d'être libres. Les poètes pourraient ainsi être les alliés de ces dernières, et ils croient souvent qu'ils le sont. Mais cette conviction n'est le plus souvent qu'illusoire, du fait de dialectiques précises. Privés qu'ils sont d'un rapport intime avec l'être par l'interposition des vocables, ceux qui se rebellent contre la langue vont s'imaginer que les femmes, qui ne sont pas prises comme eux dans le piège de la parole, bénéficient en retour de l'immédiateté qu'ils désirent. L'attrait qu'ils éprouvent à leur égard semble s'expliquer par ce privilège. Mais ils entreprennent du coup de les célébrer sous ce signe, et c'est déjà sacrifier la communication qu'ils recherchent, car cette jouissance de l'immédiat qu'Us leur prêtent, ils l'imaginent en hommes : ce qui demande à la femme de s'effacer dans un rêve d'homme. Tantôt ils font de l'intimité supposée quelque chose de spécifiquement sensoriel, une intériorité, par exemple, de l'erotique à soi-même, et ils voient la femme absorbée dans cet infini, somnambule, sans intérêt réel pour quoi que ce soit sauf la sensation, lointaine donc, capricieuse, - mais effrayante aussi bien, de toute cette distance. Et d'autres fois ils comprennent cet immédiat féminin comme une sorte de transcendance, de nature spirituelle, mais incapable aussi bien de l'existence en ce monde, - la femme est la châtelaine mais de ce château introuvable dont Le Grand Meaulnes révèle qu'on ne le quitte que pour mourir. En fait, l'immédiat est déjà comme tel un mythe, qui méconnaît que nul ne peut échapper aux structurations du langage, qu'on en jouisse ou qu'on le subisse, qu'on en soit le gestionnaire ou l'esclave. Pour rapprocher l'homme de la femme ce qui seulement aurait sens, c'est la langue encore, en un autre état, plus ouvert à des aspects simples de la réalité naturelle : et quelques-uns le savaient, même à l'époque de Marceline, c'étaient en Angleterre Wordsworth, en Allemagne Hôlderlin, en France Joubert et bientôt Nerval, mais ils n'avaient guère d'audience. Bien secondaire donc et tout de suite une aliénation la place que Marceline n'était pas sans comprendre qui lui serait consentie, si elle voulait vraiment, comme elle dit dans le roman de sa formation, « inscrire un nom de femme parmi les lauréats de l'École française ». Mais il est vrai aussi que les temps changeaient, et que des événements avaient lieu, dans les idées autant que les lettres, qui pouvaient lui donner un commencement d'espérance. Quand elle écrit ses premiers poèmes la poésie versifiée a beau être pour quelques années encore à son niveau le plus bas depuis ses débuts en France, ce n'est plus seulement Paul et Virginie qui est lu, Atala et René ont beaucoup ému, on connaît M"" de Staël, et le voisin Girodet n'en est plus à sa Scène du Déluge que vantait l'oncle à sa nièce, en s'étonnant qu'elle n'y fût pas outre mesure sensible, car il a peint en 1808 Les Funérailles d'Atala, un tableau qui est en puissance tout l'ébranlement romantique. Dans cet espace élargi, où le mot * âme » vibre de résonances jamais entendues encore, tout être qui a de l'ardeur et du sentiment ne sera-t-il pas reconnu, accueilli, serait-il femme, et même aidé en ce dernier cas à sa seconde naissance ? Et c'est ainsi que s'explique, me semble-t-il, non pas que Marceline ait aimé, à ce moment-là, Henri de Latouche, qui sera un des partisans de la poétique prochaine, mais qu'elle ait subi si profondément le choc, et gardé si durablement la mémoire - quand elle aima autrement -, de sa liaison avec lui, puis de leur rupture. Qu'était Latouche en effet, quand elle le rencontra en 1808 et se crut aimée de lui, sinon la preuve imprévue d'une reconnaissance profonde jusqu'à ce jour impensable ? Poète, il l'était d'abord, Marceline l'atteste, par une voix « saisissante », un rapport direct des mots et du souffle, qui ne pouvait signifier que la primauté de l'intelligence affective sur les réclamations des préjugés de la veille. En outre, il avait été marqué autant et même plus qu'elle par les enseignements formalistes du classicisme tardif et venait donc à la poésie nouvelle - qui le e ravit d'espérance », dira son amie bien plus tard - avec ce sérieux des heures de découverte qui peut sembler promettre toute rigueur dans l'exploration de tous les possibles. Latouche ne fut pas le miroir du narcissisme de Marceline - qui n'en eut à aucun degré - mais celui de son besoin d'accéder à la connaissance de soi grâce à des mots pénétrés d'une vérité plus complète. Il reste que Latouche n'aima pas vraiment Marceline, et ne sut guère la reconnaître en son désir de maturation poétique : c'est ce que montrent quelques poèmes où l'on voit bien qu'elle lui reproche moins de ne plus lui être fidèle - il y a dans certains d'entre eux d'émouvantes paroles d'abnégation amoureuse - que de s'être joué de son sentiment, c'est-à-dire d'être resté en deçà de toute relation tant soit peu profonde. Latouche se jouait tout autant de soi, d'ailleurs, il ne voulait pas se comprendre, il se prenait plutôt pour un autre Hamlet, et ce n'est pas un hasard si dans /'Atelier le jeune peintre allemand - ce mot signifie romantique - qui fait mourir de chagrin celle qui aimait mieux que lui se nomme Yorick. Yorick aura beau sauter dans la tombe encore ouverte, comme Hamlet le fit avec celle d'Ophélie, et s'y donner la mort, d'un coup de pistolet, ce qui trahit l'irréductible illusion de Marceline, il a le nom, qui l'accuse, de ce bouffon qui n'est que la contrepartie dérisoire du prince si la lucidité ne l'anime pas. Quant à la morte, elle s'appelait Ondine, d'après La Motte-Fouqué, ce qui signifie plus encore, quand on connaît l'ouvre de ce dernier, l'incompatibilité de destin qui peut se marquer entre homme et femme. En fait, et c'est un signe de plus que Latouche se déroba à l'échange, Marceline non plus ne l'a pas vraiment compris en ce qu'il était ou aurait pu être, et ne put donc lui venir en aide. Ecrivant à Sainte-Beuve, en 1851, après la mort de l'ancien amant: tje n'ai pas défini», lui dit-elle, je n'ai pas deviné cette énigme obscure et brillante. J'en ai subi l'éblouisse-ment et la crainte. » Et elle ajoute, avec autant de générosité que de génie poétique : * C'était tantôt sombre comme un feu de forge dans une forêt, tantôt léger, clair, comme une fête d'enfants. » Latouche, en vérité, n'avait été en son égocentrisme évident et son idéalisme illusoire que déjà l'image, bien que sans assez de substance, de la poésie romantique, et en cela était révélé, dès avant les Olympia et Rolla de la prochaine génération, que cette sensibilité encore, si évidemment prisonnière des contradictions du moi qui s'adonne au rêve, restait incapable de se défaire des représentations convenues, et de rapprocher authen-tiquement l'homme et la femme. Marceline Desbordes eût-elle suivi Latouche dans ses suggestions littéraires, qui l'auraient sans doute rendue plus nécessaire à ses yeux à lui, plus importante dans l'évolution de sa vie, elle aurait pu se croire l'inspiratrice, et écrire du coup dans le goût d'époque, mais nous ne lui trouverions pas cette vérité, cette force qui font ses meilleurs poèmes. - Or, à ne pas être reconnue et aidée comme elle avait rêvé qu'elle pourrait l'être, à aimer toujours plus que l'autre et bientôt sans rien en retour, à rencontrer, en bref, la souffrance sans l'illusion, l'expérience de l'existence sans les dif fèrements de lucidité du bonheur, il se trouve qu'elle a mûri, comme peu savent le faire, et accédé, c'est un fait, à une poésie originale et intense qui l'emporte, parmi ceux qui avaient son âge, sur toute voix masculine. De 1830 à sa fin ou presque - bien qu'en ses dernières années ses poèmes se fassent rares -, celle qui avait commencé par des élégies et des fables dans le goût d'un classicisme exténué a élaboré, de façon irrégulière mais de livre en livre toujours plus dense, une parole certes moins ambitieuse que l'éloquence des grands poètes de la génération romantique, moins vouée aussi à l'idée d'une ceuvre, distraite comme elle en fut par tant de tâches et de traverses, mais tout aussi émouvante, en ses grands moments, qu'Hugo ou Vigny ne le furent, et tout aussi infinie, en ses vibrations, et souvent même plus véridique. Et nous qui l'avons négligée, parce que nous confondons la poésie avec l'art, la vérité avec l'invention, la qualité avec la surprise, nous avons grand intérêt à comprendre par quel mouvement de l'esprit s'est conquise, sur une aliénation qu'elle a ressentie et dite - sur le malheur d'être femme » -, la première voix authentique de la poésie féminine des Temps modernes dans notre langue. Et pour cela distinguons de ses vers où elle pense à Latouche ceux qu'elle adresse à Prosper Valmore. On dit volontiers aujourd'hui que la poésie est intransitive, et ne parle de rien parce qu'elle est essentiellement une relation entre mots, où les allusions à ce qui est ou qui fut ne sont jamais qu'un prétexte, - on perdrait beaucoup, cependant, à ne pas suivre chez Marceline les voies qui mènent vers d'autres êtres. Et, par exemple, les poèmes où il est question du premier amant peuvent nous émouvoir par la passion qui s'y dit à nu, ils n'indiquent pas avec évidence jusqu'où va se porter la poésie qui s'y cherche. Il y a là bien des larmes, ce qu'on n'a pas manqué de leur tenir à reproche, plus d'attention à de menus faits que de vision qui transperce les apparences, et sans doute, si on ne disposait que de ces élégies, n'y remarquerait-on pas ce qui est pourtant le début de la transformation qui va suivre, ce fait qu'il n'y a guère de récrimination dans ces plaintes, et que celle qui les exprime est prête à prendre sa part de responsabilité dans le drame, par un effort de tout l'être qui atténue les tensions, qui musicalise le désaccord. À celui qui lui «a tout repris jusqu'au bonheur d'attendre » - et c'est évidemment de Latouche qu'il s'agit là, malgré l'opinion de quelques critiques -, Marceline dit par exemple que le ciel qui l'avait fait lui, rpour la rendre sensible », |
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Marceline Desbordes-Valmore (1786 - 1859) |
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Portrait de Marceline Desbordes-Valmore | |||||||||
Biographie / OuvresNée à Douai en 1786, elle devient chanteuse puis comédienne et elle épouse en 1817 un certain Valmore, acteur dont elle fera passer le nom à la postérité. Chronologie |
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