Paul Claudel |
LAETA - FAUSTA - BEATA LAETA Cette heure qui est entre le printemps et l'été... FAUSTA Entre ce soir et demain l'heure seule qui est laissée... BEATA Sommeil sans aucun sommeil avant que ne renaisse le soleil... LAETA Nuit sans aucune nuit... FAUSTA Pleine d'oiseaux mystérieux sans cesse et du chant qu'on entend quand il est fini... LAETA ... De feuilles et d'un faible cri, et de mots tout bas, et du bruit... FAUSTA De l'eau lointaine qui tombe et du vent qui fuit! BEATA / Ciel tout pur sans nulle souillure, Azur que la large lune emplit! LAETA Heure sereine! FAUSTA Tristesse et peine... LAETA Larmes vaines! tristesse et peine qui est vaine... FAUSTA Larmes en vain, peine vaine... BEATA De ce jour qui est accompli ! LAETA Le printemps est déjà fini. BEATA Demain c'est le grand Eté qui commence ! FAUSTA Le jour immense ! LAETA Le fruit de la terre immense ! FAUSTA Le jour qui dure ! BEATA Le ciel tout pur et le soleil par excellence ! LAETA Maintenant c"est la nuit encore ! FAUSTA Maintenant pour un peu de temps, encore... LAETA ... Que tardive et que menacée... BEATA C'est la dernière nuit avant l'Été! FAUSTA Qu'elle est belle! LAETA Le signe continuel de ce sapin sur le ciel... FAUSTA Qu'il est sombre et solennel ! LAETA Chante, raconte, appelle, oiseau, Philomèle! BEATA Jupiter... FAUSTA ... Luit sur nous, triomphal et vert. BEATA Vénus... FAUSTA ... N'est plus, et déjà, portant nos présents avec elle, aurum et tkus. LAETA ... Ayant passé de l'autre côté... FAUSTA ... Future, laissant ce qui est éteint... LAETA ... Nous précède dans le matin! BEATA Ah, sans nous donner le bonheur, notre droit, La laisserons-nous tarir encore, sans rien saisir, Cette heure qui n'est qu'une fois? FAUSTA Le moment d'où tout dépend. LAETA Le mot suprême de l'année De la terre qui désire encore et qui veut parler ! FAUSTA / Et de ce ciel autour de nous omniprésent Qui palpite, qui sait tout, et qui attend? LAETA Quand le matin est une seule chose avec le soir. FAUSTA Et qu'au sein du jour illusoire Qui s'assoupit, s'affranchit peu à peu la mémoire. BEATA Le regret s'est éteint avec l'espoir. LAETA Et qu'est-ce qui demeure? BEATA Le seul bonheur. LAETA Je n'entends que le vent tout bas et l'eau qui pleure! FAUSTA ... Le battement à peine de mon cour... LAETA Et le long météore tout à coup qui éclate et qui tombe en cendres ! BEATA C'est que vous ne savez pas entendre - LAETA Le ciel un instant épanoui... FAUSTA Ne nous montre que la nuit. LAETA Argus de toutes parts dans sa gloire... FAUSTA Cerne Iô qui est aveugle et noire. BEATA C'est que vous ne savez pas voir. FAUSTA Parle, toi, Beata, nous sommes là, celle-ci et moi. BEATA Toutes trois parées... LAETA Les bras et le sein dévoilés... FAUSTA Assises... BEATA La face levée au ciel... FAUSTA Nulle de l'autre regardée... LAETA ... Assises et demi-renversées En robes solennelles D'où dépasse la pointe d'un pied doré! FAUSTA Celui que j'aime... LAETA ... Celui que j'épouse demain M'aimera-t-il toujours de même? FAUSTA Celui que j'aime, Celui qui m'a quittée et qui est au loin Va-t-il revenu- demain? BEATA Celui que j'aime N'est plus, demain vers moi ne le ramènera ja LAETA Mort, dis-tu? FAUSTA Jamais il ne te sera rendu! BEATA Jamais il ne m'échappera plus. LAETA Et c'est toi qui nous parles de bonheur? BËATA Tout est fini pour moi de ce qui meurt. FAUSTA Que reste-t-il alors que tout est fini? BEATA Cette heure-ci qui n'est ni le jour, ni la nuit. FAUSTA Tout passe qui a commencé. BEATA Excepté Cette heure même qui est entre le Printemps et l'Été. LAETA Quoi, cet instant de l'année extrême et le plus aigu... FAUSTA Quand tout atteint le sommet et demande à n'être plus... LAETA Quelle demeure y trouveras-tu, et leurre de quelle vertu? FAUSTA Demain nous ne serons plus belles. LAETA Nous ne sommes que de pauvres femmes un moment, faibles et frêles. BEATA Mais invitées en ce jour parmi les choses éternelles. FAUSTA Parle pour nous trois, Beata. BEATA Et que faut-il que je dise? FAUSTA Chante, explique. Ce qu'au fond de mon cour je comprends déjà Obscurément, comment ce moment unique, Suprême et le plus aigu, Pour un moment est déjà ce qui ne passera plus. BEATA Et toi, que dis-tu, Laeta? LAETA Laisse-moi et chante! Que j'entende seulement dans le clair de lune une voix de femme éclatante, Puissante et grave, persuasive et suave, Avec la mienne en même temps en silence qui la devance et qui invente Et tout bas lui donne l'octave! FAUSTA Et ces deux voix de tes sours prêtes à se lever Sous la tienne, explique-leur pourquoi Le bonheur Est de cette heure même , Où celui que notre cour aime nous manque. LAETA Dis seulement la rose! BEATA Quelle rose? LAETA ... Du monde entier en cette fleur suprême éclose! (Gallimard, éditeur.) Cantique de l'ombre BEATA Avant qu'une fois encore Us deux moitiés -de l'univers se divisent, Et que la nuit se rompe par le milieu qui est commune aux morts et aux vivants/ Avant que la nuit de nouveau nous abandonne, pleine de ceux qui nous sont chers, Et que cessant de remplir nos demeures, elle reflue de nouveau et nous quitte comme une terre dont l'eau s'exprime! Et toi qui m'as quittée, adieu une fois encore! Avant que tu reviennes de nouveau te présenter sur le miroir de mon âme, , Comme les dieux sous le diaphragmé au plus profond de la bête ont placé le foie poli et brillant que les sacrificateurs interrogent! A présent c'est le moment de la lutte entre la lumière et l'ombre et ce monde solide tressaille et semble saisi d'ivresse! Tout remue et chancelle et se transforme et semble danser, Et sur les plaines chatoyantes se peignent des images démesurées. Voici le monde plus rouge que la caverne des Cabires Et le torrent des ombres descend le long de la paroi. Tout se meut! c'est la Création qui reprend contact avec elle-même et le mot d'ordre à l'infini se propage et se multiplie! C'est l'immense procession autour de nous qui se remet en ordre avant qu'à pleins bords elle recommence à passer! Et je vois de mes yeux autour de moi ma prison qui coule et qui s'en va! Je suis l'hôte de ce fleuve ininterrompu. (Et dirai-je que tout s'en va ou que tout revient vers nous?) Et qu'il est facile en plein courant d'être détaché et de ne tenir à rien! Avant que le temps recommence, Avant que l'ombre de nouveau, cherchant sa place, revienne se poser sur notre corps comme la flamme sur le flambeau! Que le soleil de ce monde triomphe, nous refusons d'être pénétrés, Et refoulés, acculés, nous lui opposons cette invincible paroi, Afin que, nous-mêmes d'un côté et de l'autre les flammes de la Forge, Toutes choses dessus se peignent et l'image de ce qui nous regarde. Jusqu'à ce que nos ténèbres et celles qui grandissent à l'Orient de nouveau Courent au-devant l'une de l'autre et que la première vague de cette sombre marée ébranle de nouveau la barque! Jusqu'à ce que la mer de nouveau fasse défaut sous ma quille! Ah! pas plus moelleusement une vieille nef au piège de quelque Célèbe n'épousera la borne occulte sous la mer Qjte toute mon âme d'avance ne se prête à ce choc ténébreux! Ah! il est plus malaisé pour l'âme que pour le corps de mourir et de trouver sa fin! Où finit le corps sinon où l'autre corps à lui se fait sentir? Où finit le son sinon à l'oreille qui lui est accordée? où le parfum, ailleurs que dans le cour qui l'aspire? Et où finit ma voix, sinon A ces deux voix fondues que le jour va disjoindre, Les vôtres, mes sours? Et où finit la femme sinon dans l'âme prédestinée et ce port qui la contient de tous côtés De l'époux qui d'être ailleurs ne lui laisse aucune liberté? Salut de nouveau, ô toi qui m'as quittée! Jadis au bord de ce fleuve d'Egypte, en ce temps de nos noces, En ces jours d'un temps étrange et plus long que les dieux nous ont comptés et mesurés, Tu me disais : « visage dans les ténèbres! double et funèbre iris! Laisse-moi regarder tes yeux! Laisse-moi lire ces choses qui se peignent sur le mur de ton âme et que toi-même ne connais pas! Est-il vrai que je vais mourir? dis, ne suis-je donc autre chose que cette présence précaire et misérable? est-ce dans le temps que je t'ai épousée? Trois fois le papillon blanc n'aura pas jpalpité dans le rayon de cette lune Sarrazine Que déjà je me suis dispersé! Ne suis-je pas autre chose que cette main que tu veux saisir et ce poids un instant sur ta couche? La nuit passe, le jour revient; Beata! » Et je répondais : « Qu'importe le jour? Éteins cette lumière! Éteins promptement cette lumière qui ne me permet de voir que ton visage! » |
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Paul Claudel (1868 - 1955) |
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