Paul Claudel |
SCÈNE PREMIÈRE Le Père Jésuite. - Seigneur, je vous remercie de m'avoir ainsi attaché! Et parfois il m'est arrivé de trouver vos commandements pénibles Et ma volonté en présence de votre règle Perplexe, rétive. Mais aujourd'hui il n'y a pas moyen d'être plus serré à Vous que je ne le suis et j'ai beau vérifier chacun de mes membres, il n'y en a plus un seul qui de Vous soit capable de s'écarter si peu. Et c'est vrai que je suis attaché à la croix, mais la croix où je suis n'est plus attachée à rien. Elle flotte sur la mer. La mer libre à ce point où la limite du ciel connu s'efface Et qui est à égale distance de ce monde ancien que j'ai quitté Et de l'autre nouveau. Tout a expiré autour de moi, tout a été consommé sur cet étroit autel qu'encombrent les corps de mes soeurs l'une sur l'autre, la vendange sans doute ne pouvait se faire sans désordre, Mais tout, après un peu de mouvement, est rentré dans la grande paix paternelle. Et si je me croyais abandonné, je n'ai qu'à attendre le retour de cette puissance immanquable sous moi qui me reprend et me remonte avec elle comme si pour un moment je ne faisais plus qu'un avec le réjouissement de l'abîme, Cette vague, voici bientôt la dernière pour m'em-porter. Je prends, je me sers de toute cette ouvre indivisible que Dieu a faite toute à la fois et à laquelle je suis étroitement amalgamé à l'intérieur de Sa sainte volonté, ayant renoncé la mienne, De ce passé dont avec l'avenir est faite une seule étoffe indéchirable, De cette mer qui a été mise à ma disposition, Du souffle que je ressens tour à tour avec sa cessation sur ma face, de ces deux mondes amis, et là-haut dans le ciel de ces grandes constellations incontestables, Pour bénir cette terre que mon cour devinait là-bas dans la nuit, tant désirée! Que la bénédiction sur elle soit celle d'Abel le pasteur au milieu de ses fleuves et de ses forêts ! Que la guerre et la dissension l'épargnent! Que l'Islam ne souille point ses rives, et cette peste encore pire qu'est l'hérésie! Je me suis donné à Dieu et maintenant le jour du repos et de la détente est venu et je puis me confier à ces liens qui m'attachent. On parle d'un sacrifice quand à chaque choix à faire il ne s'agit que de ce mouvement presque imperceptible comme de la main. C'est le mal seul à dire vrai qui exige un effort, puisqu'il est contre la réalité, se disjoindre à ces grandes forces continues qui de toutes parts nous adoptent et nous engagent. Et maintenant voici la dernière oraison de cette messe que mêlé déjà à la mort je célèbre par le moyen de moi-même : Mon Dieu, je Vous prie pour mon frère Rodrigue! Mon Dieu, je Vous supplie pour mon fils Rodrigue! Je n'ai pas d'autre enfant, ô mon Dieu, et lui sait bien qu'il n'aura pas d'autre frère. Vous le voyez qui d'abord s'était engagé sur mes pas sous l'étendard qui porte Votre monogramme, et maintenant sans doute parce qu'il a quitté Votre noviciat il se figure qu'il Vous tourne le dos, Son affaire à ce qu'il imagine n'étant pas d'attendre, mais de conquérir et de posséder Ce qu'il peut, comme s'il y avait rien qui ne Vous appartînt et comme s'il pouvait être ailleurs que là où Vous êtes. Mais, Seigneur, il n'est pas si facile de Vous échapper, et s'il ne va pas à Vous par ce qu'il a de clair, qu'il y aille par ce qu'il a d'obscur; et par ce qu'il a de direct, qu'il y aille par ce qu'il a d'indirect; et par ce qu'il a de simple, Qu'il y aille par ce qu'il a en lui de nombreux, et de laborieux et d'entremêlé, Et s'il désire le mal, que ce soit un tel mal qu'il ne soit compatible qu'avec le bien, Et s'il désire le désordre, un tel désordre qu'il implique l'ébranlement et la fissure de ces murailles autour de lui qui lui barraient le salut, Je dis à lui et à cette multitude avec lui qu'il implique obscurément. Car il est de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu'en sauvant toute cette masse qui prend leur forme derrière eux. Et déjà Vous lui avez appris le désir, mais il ne se doute pas encore ce que c'est que d'être désiré. Apprenez-lui que Vous n^tes pas le seul à pouvoir être absent! Liez-le par le poids de cet autre être sans lui si beau qui l'appelle à travers l'intervalle ! Faites de lui un homme blessé parce qu'une fois en cette vie il a vu la figure d'un ange ! Remplissez ces amants d'un tel désir qu'il implique à l'exclusion de leur présence dans le hasard journalier L'intégrité primitive et leur essence même telle que Dieu les a conçus autrefois dans un rapport inextinguible ! Et ce qu'il essayera de dire misérablement sur la terre, je suis là pour le traduire-dans le Ciel. |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Paul Claudel (1868 - 1955) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Paul Claudel | |||||||||