Paul Neuhuys |
Il est indéniable que la jeune poésie française traverse en ce moment une période importante de son évolution. L'époque incohérente que nous vivons n'est pas favorable à l'harmonie des mouvements littéraires. Toutefois l'état de guerre a eu sa répercussion sur notre sensibilité. Les conditions de la vie ont subi des modifications profondes, et loin de se tarir, les sources du lyrisme se sont, peut-on dire, multipliées. Le tempérament moderne du poète ne correspond plus à l'idée qu'on s'en est formée jusqu'à présent. La poésie nouvelle, lasse d'étreindre des chimères, cherche de plus en plus à se développer sous le contact immédiat de la réalité. Le monde a changé de face et la canonnade de ces dernières années, qui a ébranlé les bases de l'édifice social, a atteint du même coup les monuments de l'esprit humain. La conscience humaine ne s'est pas encore ressaisie. Tous les principes sont en conflit. Cependant une riche floraison de poètes a surgi du chaos. Ils nous apportent le témoignage supérieur de notre état d'esprit moderne et il n'y a dans l'évolution du lyrisme rien de comparable à leur vision du monde. La vieille critique conservatrice a coutume d'appeler cela une période de formation. Cette formule lui permet de ne pas prêter attention à l'art vivant. Est-ce à dire que notre époque ne produit pas d'ouvres définitives? Ce serait une erreur regrettable de le croire. En réalité, la littérature a toujours été en formation. Les phases d'unité sont rares dans l'histoire des lettres et ce sont généralement des époques où la conception de la poésie est circonscrite par une personnalité prédominante. La nouvelle génération se meut plus librement et elle poursuit une interprétation de plus en plus vaste de la vie d'aujourd'hui. Il serait cependant puéril de croire que cette transformation se soit opérée du jour au lendemain. Les courants les plus révolutionnaires ont des origines lointaines. On est même parfois tenté de remonter très loin en arrière pour découvrir des précurseurs. Le dadaïsme descend peut-être de Pythagore. Cela semble paradoxal; pourtant des «Vers dorés» comme celui-ci: «Ne pissez pas contre le soleil», ne font-ils pas songer aux ésotériques notations de nos plus invétérés dadaïstes? (...) Tout est sujet de poésie. Les poètes veulent vivre dans leur temps - selon les besoins, les joies et les intérêts du moment. Foin des «arts de la paix» qui résultent de laborieuses parturitions cérébrales. Le poète se livre à l'élan primesautier de sa plume et à la vision simultanée de toutes les choses qui frappent sa sensualité, son intelligence et sa mémoire. C'est un art purement intégral et comme qui dirait synoptique. Le poète devant sa table ne se sentira plus, comme dit Musset, «tel un enfant sous ses habits de fête». Il rira comme un moteur d'avion et ne craindra pas de se salir aux flaques de la route. La vie est plate mais il y a d'ardents plaisirs pour racheter la platitude de la vie. Le vertige des idées chasse la mélancolie comme la sensation de la vitesse. Les poètes créent des joies nouvelles et leur santé morale s'en est accrue. Un jour un loustic de mes amis avait sous l'action de quelques bocks parodié ainsi un vers célèbre: «Les plus désespérés sont les chants les plus faux, et j'en sais d'immortels qui sont de purs bateaux». Tous nous nous étions récriés. Néanmoins combien nombreux sont les poètes qui autrefois ont suscité notre enthousiasme et qui, aujourd'hui, nous laissent indifférents. Car le rôle du poète s'est singulièrement développé. La poésie ne connaît plus de bornes. Toutes les tentatives antérieures sont mises à contribution. Les poètes ont fait le tour de toutes les idées. Ils ne sont plus les serviteurs d'un art hautain comme autrefois Vigny ou Mallarmé. Ils ne cherchent plus comme René Ghil une poésie scientifique. Us ne veulent pas «dire du mieux». Il veulent tout dire sans se plier à aucune discipline, et jamais la réalité de la poésie ne s'est affirmée davantage. La poésie actuelle se plaît aux brèves notations et a rompu avec toute espèce de rhétorique. Rédiger signifie réduire. Jamais la poésie n'a cependant été aussi expan-sive. Elle demeure supérieure à la prose non plus parce qu'elle constitue un travail plus savant. Mais au contraire parce que la prose est encore sujette à quelque élaboration, tandis que la poésie s'abandonne à tous les sursauts du hasard. Elle répond à l'angoisse philosophique de l'heure actuelle par la fulguration des idées et des couleurs, par l'explosion des sens et des sons. Les poètes, en suivant la voie que leur trace l'instinct, ont l'air de gaspiller leur talent, mais au fond ils l'exploitent plus richement que jamais. La terre est pleine de richesses qui se renouvellent perpétuellement et les poètes multiplient leurs efforts pour s'approprier l'innombrable trésor lyrique. Ils entraînent la poésie par les pires dissociations d'idées jusque dans le plasma de l'incompréhension universelle. Leur sincérité nue se porte indistinctement sur toutes choses. Ils ont secoué la malédiction qui pèse sur eux et renoncent à leur idéal ancien pour entrer dans l'esprit nouveau par lequel s'affirme plus largement leur conscience du monde. (...) La conscience humaine évolue. Elle n'accorde plus un aveugle crédit aux vieilles institutions. Elle acquiert le sens des relativités. La société arrive peu à peu à concevoir qu'il ne saurait y avoir de chose irréductiblement mauvaise en soi. Elle tend à distinguer le devoir personnel du devoir commun. Et l'épithète de révolutionnaire semble correspondre aujourd'hui à ce qu'on désignait au XVIIe siècle par «honnête homme». Cet état d'esprit n'est pas seulement issu du choc des événements extérieurs. Il semble, au contraire, que pour permettre à la conscience de l'homme de suivre sa marche ascendante, ce soient les vieilles institutions qui, de loin en loin, éclatent sous la pression d'exigences nouvelles. Tout progrès humain est nécessairement limité. Lorsqu'un progrès est arrivé à son maximum de développement, il importe de recommencer sur une nouvelle base. Il faut, comme déclarait Péguy, « tout remettre en cause ». «L'humanité, dit-il, n'est pas un capitaliste avare qui entasse et superpose monceau par monceau, strates sur strates, les trésors accumulés d'un savoir mort. On n'est pas un véritable artiste si l'on n'a pas remis en cause pour son compte les données antérieures. Mais plus profondément que dans la philosophie et plus profondément que dans l'art, on n'est pas un homme si dans la vie on n'a pas une fois tout remis en cause.» La poésie actuelle réalise cette intégrité d'esprit. Elle poursuit un art vivant oublieux d'un savoir mort. C'est ce qui la rend si peu accessible au premier abord. Le rôle de critique s'est nécessairement modifié depuis Théophile Gautier et Remy de Gourmont. Aujourd'hui, la poésie vise aux correspondances informulées plutôt qu'aux mélodieux développements. Elle est à la fois complexe et elliptique. Elle évite toute surcharge intellectuelle pour s'identifier à la réalité multiple. Apparemment l'équation personnelle y occupe une place de plus en plus importante aux dépens du lieu commun. (...) La poésie actuelle s'explique par les formes de notre civilisation. Les exigences morales de l'homme se sont développées dans la mesure de ses besoins matériels. La poésie d'aujourd'hui s'adapte au progrès pratique. Elle est prompte à se diriger vers toutes les latitudes. Son rôle est d'assumer toutes les péripéties de l'humaine aventure. C'est pourquoi Apollinaire réclamait pour le poète la liberté du journal qui «parle de tout sur une seule page». La poésie assimile le désarroi social. Elle n'est plus le développement lyrique d'un fait isolé. Elle restitue un aspect momentané de l'innombrable réalité. L'émotion esthétique repose sur la notion de rapidité, telle que nous la révèle le cinéma. Biaise Cendrars dira: «A l'accéléré, la vie des plantes est shakespearienne. Tout le classicisme est rendu par le développement d'un biceps au ralenti». La poésie, par son incursion dans toutes les sphères de l'activité humaine, a multiplié les états de conscience lyrique. Elle est proprement le don de réceptivité. Certes, la poésie n'a pas renoncé à toute espèce de rythme. Son souci mélodique est fondé sur un rythme nouveau. De même qu'il existe en musique entre les modes majeur et mineur une quantité de gammes intermédiaires, de même s'interpose entre la prose et les vers une foule de combinaisons susceptibles de rendre les plus savantes nuances d'un état poétique. La logique rationnelle sonne faux à l'oreille moderne. Le poète a adopté le seul mode d'exaltation qui soit conforme à l'esprit du siècle: l'absurde. La recherche de la vérité conduit infailliblement à l'absurde. C'est dans les vierges régions de l'absurde que surgissent les découvertes transcendantes. L'absurde apparaît lorsque l'intelligence, comme un avion arrivé à un maximum d'altitude, plafonne dans le ciel des abstractions. L'absurde n'est pas le scepticisme. Ce n'est pas une formule. C'est le résultat d'une vision complète. C'est une forme de la relativité. Elle se manifeste partout où il y a compénétration de deux énergies contraires: la haine et l'amour, la peine et la joie, le mensonge et la sincérité. Toute sincérité est relative. Un Charles-Louis Philippe en s'apitoyant sur la misère humaine a poussé la sincérité jusqu'aux confins du mensonge. Un Oscar Wilde, en se posant en doctrinaire de la pose, a pratiqué, par instant, le cynisme jusqu'à la vérité. La poésie moderne a mis à contribution les plus cruelles expériences de ses prédécesseurs. Aussi n'est-ce pas en désespoir, mais en connaissance de cause, qu'elle se plonge dans l'absurde comme dans un fleuve salutaire. La poésie est un mode supérieur de la morale à condition de ne pas confondre la morale avec une vulgaire mentalité que l'on décore de ce nom. Elle conserve des thèmes éternels comme une religion ses dogmes. La conception de la divinité, l'attrait de la femme, le sentiment de la mort acquièrent, dans l'éternel tournoiement des phénomènes, un sens nouveau. Les poètes d'aujourd'hui ne s'isolent plus devant un concept lyrique. Créer la beauté n'est pas écarter la laideur. La poésie forme une synthèse directe de la réalité intégrale. Elle est intro, rétro et circonspective. L'acceptation de l'absurde exige une constante activité. C'est ce mouvement qui entraîne la poésie dans le rythme d'une étemelle gaieté. Les poètes tâchent à coordonner les éléments épars d'une dyonisiaque sagesse. Car le monde n'évolue pas vers un idéal de «paix et de bonheur». La paix est dans l'action et le bonheur dans un équilibre, hors des règles communes. L'absurde rejoindra-t-il le sens commun? Sans doute, lorsque le sens commun ne sera plus celui d'hier. Cependant la poésie atteste que le niveau moral de l'homme, en dépit de dehors conventionnels, s'élève à des aspirations plus larges. Ainsi que l'a compris André Salmon, elle traduit 1' «âge de l'humanité». A tout bien considérer, nous vivons une époque non de décadence, mais de foi. Les poètes de cette génération ont foi dans les destinées de la conscience humaine. Ils ont renversé l'ordre des valeurs, mais si l'aspect du monde change, la loi d'amour demeure le fond permanent de l'homme. C'est sur cette suggestion féconde qu'est fondée la poésie. Les poètes s'adressent à toutes les cellules de notre cerveau et à toutes les pulsations de notre cour pour que s'épanouisse en nous l'inépuisable don de vivre. Extraits de Poètes d'aujourd'hui. L'orientation actuelle de la conscience lyrique (1922). |
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Paul Neuhuys (1897 - 1984) |
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