Paul Valéry |
Fontaine, ma fontaine, eau froidement présente, Douce aux purs animaux, aux humains complaisante Qui d'eux-mêmes tentés suivent au fond la mort, Tout est songe pour toi, Sour tranquilleldu Sort! A peine en souvenir change-t-il un prqsage, Que pareille sans cesse à son fuyant visage, Sitôt de ton sommeil les cieux te sont ravis ! Mais si pure tu sois des êtres que tu vis, Onde, sur qui les ans passent comme les nues, Que de choses pourtant doivent t'être connues, Astres, roses, saisons, les corps et leurs amours! Claire, mais si profonde, une nymphe toujours Effleurée, et vivant de tout ce qui l'approche, Nourrit quelque sagesse à l'abri de sa roche, A l'ombre de ce jour qu'elle peint sous les bois. Elle sait à jamais les choses d'une fois... O présence pensive, eau calme qui recueilles Tout un sombre trésor de fables et de feuilles, L'oiseau mort, le fruit mûr, lentement descendus, Et les rares lueurs des clairs anneaux perdus. Tu consommes en toi leur perte solennelle; Mais, sur la pureté de ta face éternelle, L'amour passe et périt... Quand le feuillage épars Tremble, commence à fuir, pleure de toutes parts, Tu vois du sombre amour s'y mêler la tourmente, L'amant brûlant et. dur ceindre la blanche amante, Vaincre l'âme... Et tu sais selon quelle douceur Sa main puissante passe à travers l'épaisseur Des tresses que répand la nuque précieuse, S'y repose, et se sent forte et mystérieuse; Elle parle à l'épaule et règne sur la chair. Alors les yeux fermés à l'éternel éther Ne voient plus que le sang qui dore leurs paupières; Sa pourpre redoutable obscurcit les lumières D'un couple aux pieds confus qui se mêle, et se ment. Ils gémissent... La Terre appelle doucement [bouche, Ces grands corps chancelants, qui lûttent^bouche à Et qui, du vierge sable osant battre la couche, Composeront d'amour un monstre qui se meurt... Leurs souffles ne font plus qu'une heureuse rumeur, L'âme croit respirer l'âme toute prochaine, Mais tu sais mieux que moi, vénérable fontaine, Quels fruits forment toujours ces moments enchantés! Car, à peine les cours calmes et contentés D'une ardente alliance expirée en délices, Des amants détachés tu mires les malices, Tu vois poindre des jours de mensonges tissus, Et naître mille maux trop tendrement conçus! Bientôt, mon onde sage, infidèle et la même, Le Temps mène ces fous qui crurent que l'on aime Redire à tes roseaux de plus profonds soupirs! Vers toi, leurs tristes pas suivent leurs souvenirs... Sur tes bords, accablés d'ombres et de faiblesse, Tout éblouis d'un ciel dont la beauté les blesse Tant il garde l'éclat de leurs jours les plus beaux, Us vont des biens perdus trouver tous les tombeaux... « Cette place dans l'ombre était tranquille et nôtre! » « L'autre aimait ce cyprès, se dit le cour de l'autre, » « Et d'ici, nous goûtions le souffle de la mer! » Hélas! la rose même est amère dans l'air... Moins amers les parfums des suprêmes fumées Qu'abandonnent au vent les feuilles consumées!... Ils respirent ce vent, marchent sans le savoir, Foulent aux pieds le temps d'un jour de désespoir... O marche lente, prompte, et pareille aux pensées Qui parlent tour à tour aux têtes insensées! La caresse et le meurtre hésitent dans leurs mains, Leur cour, qui croit se rompre au détour des chemins Lutte, et retient à soi son espérance étreinte. Mais leurs esprits perdus courent ce labyrinthe Où s'égare celui qui maudit le soleil! Leur folle solitude, à l'égal du sommeil, Peuple et trompe l'absence; et leur secrète oreille Partout place une voix qui n'a point de pareille. Rien ne peut dissiper leurs songes absolus; Le soleil ne peut rien contre ce qui n'est plus! Mais s'ils traînent dans l'or leurs yeux secs et funèbres, Ils se sentent des pleurs défendre leurs ténèbres Plus chères à jamais que tous les feux du jour! Et dans ce corps caché tout marqué de l'amour Que porte amèrement l'âme qui fut heureuse, Brûle un secret baiser qui la rend furieuse... |
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Paul Valéry (1871 - 1945) |
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