Philippe Delaveau |
Vous savez bien ces nuits très douces; les abeilles Conspirent en silence dans la ruche du ciel Au miel des blondes paix. La lune Est immobile. Qui chuchote dans l'orme attentif? L éternité jette a travers le siècle sa mésange Qui nous tient éveillés. Pendant un court instant, Le cerf qui a sailli lève sa tête couronnée parmi Les branches; l'étang laiteux ausculte le vestige Sur le sang de l'argile où le renard a bu. Mais vainement, Icare tente de rassembler sur l'aile son plumage, Et de pétrir la cire déchirée par le soleil jaloux; Il darde de si haut cette colère. Pour qui l'ordre Sur la campagne plate cousue de bout en bout, avec les murs Coupant le vent qui secoue l'or de ce qui meurt; Les intrépides sont heureux de ce larcin, levant dans la Ciélée leurs branches; d'autres, le bras trop court Crachent dans l'eau qui réfléchit le ciel; Septentrion lèche les pans Des toitures arides de sa bile, qui ne se plaignent pas. L'absolu ne se contente pas d'un rapiéçage; l'emblavure D'hiver seule parle du pays sous l'armure des neiges; Il faut oser plus loin et haut, comme l'aigle céleste, Plutôt qu'aux profondeurs du puits sur lequel l'arbre veille, Où l'ingrate poulie jette sa voix geignarde, obéissant Aux bras de la servante, ignorante du nombre, soumise aux lois De la maison carrée dans le vent fort. Et les fenêtres grimaçant dans la douleur des bois Que la pluie gonfle, aimée du sol qui draine les vivants Dans l'ombre où se défont les morts, mêlant les ongles Et les vers, je les défie! Et la bouche tordue, les jambes vaines, Il tombe au bas du gouffre où les villages Éteignent leurs fenêtres l'une après l'autre, cessant D'attendre le retour du prodigue, fils oublié, fils Ingrat, banni trois fois depuis les Ides de novembre; et sa photo jaunie Se gonfle dans l'enclos des porcs qui le reniflent. Le prophète Annonce avec les premiers froids le retour imminent De ce frère à demi voyageur, aimant l'horizontale des rivières, Les carrefours baignant dans la lumière orange des banlieues. Les mauvais coups, la fièvre dans les bouges; pleurant Sur les ordures le nom de son village, son père avec un aiguillon De sauge hâtant les boufs sur le sol gras, avant La pluie près d'assiéger, au loin, l'orangeraie grise de Zabulon. Sur la grand-route les peupliers alignent leur carrure Pieuse, au chapeau bosselé, qu'agrémente l'épingle d'un corbeau noir Moquant l'aurore aux pieuses liturgies. Le maire Et ses notables ne veulent plus de désordres Qui heurtent la sobriété des bourgs paisibles. Rien ne doit dissiper le pacifique agencement de l'heure, Rythmée par les horloges, enregistrée dans les archives Par l'employé qui tire en s'appliquant la langue sur le livre. Il ne reviendra plus. Le prophète se moque, disent les vieilles, Debout sur le seuil obscurci, en fichu noir et rouge, de leur bouche Qui siffle : et que nous sert d'entendre l'oracle du Puissant? La soupe fume dans les salles, nous ne désirons rien. La guerre A fini par mourir comme le feu de branches, sous la petite pluie. Le vent se lève, mais les foins sont rentrés. Nous avons fait nos comptes; les affaires vont bien. Une banque S'installe à l'entrée du village. A quoi sert aux grenouilles de la douve, aux crapauds de guetter La route blanche qui se perd dans les complications de l'ombre? Et si dans l'enclos l'étalon roux lève des yeux craintifs, Il oubliera l'herbe à ses pieds, sans notable profit. Seul le prodigue a vu dans le ciel une étoile qui hurle Muette, tombant depuis des millénaires, suspendue Entre les voies lactées, ténébreuses et froides, et l'arc Des pluies tambourinant sur la vitre des mers; ne cessant de lancer L'invective que vomit son ventre, il a compris lorsque le soir L'appelle en sortant de la ville, quel remords le poursuit; Et lève en vain ses bras, que la cendre des nuits Cache ma nuit rebelle, ma tête si coupable, mes mains Qu'ébrèchent les écales des assiettes sur la décharge, Où je ronge à genoux l'os rouillé du poulet, les épluchures Liquoreuses, le fruit pourri, tombé de la table des riches. J'accourrai, m'agenouillant de loin sur la terre vétusté; Il ne saura pas même qui je suis, et je dirai quand les chiens Pourchasseront le puant : ce jouet de bois qui traîne Sur le sol du grenier, ce fut le mien, cheval qui m'emportait déjà Sur les foudres obliques des chemins. Pitié pour moi, engen-dreur De ma mort, ô père! Et peut-être en pleurant la servante ânonnant Dans l'arrière-cuisine, aveugle, sur mon crâne Reconnaîtra la chute, son effroi, en ces temps éloignés de nos rires. II L'illustre maître de la moisson, Qui pose une main large sur le flanc de l'épouse, Et promène ses doigts vigoureux sur les brebis, est taciturne Et triste en traversant les sillons parallèles; sous l'arbre, La lumière pénètre dans la cave de l'ombre, violette sur les feuilles Accumulées. Midi est l'heure des olives, du vin Vieux qu'on boit la tête chavirée, les yeux clos en songeant Aux bonheurs que l'été entremêle dans l'herbe, Avec les crottes noires des lièvres bruns, les lents insectes Qui aiguisent la chaleur sur le cuir des cailloux. Il songe A la splendeur du ciel, aux noms des rois et des étoiles, A sa génération qui dort le ventre pénétré de racines, De cailloux blancs qui se confondent dans le rêve De la mer proche et bleue, agitée de courants, de tourbillons. Pourquoi le brusque saut dans l'inconnu, cette part que l'on ôte Aux communes splendeurs que l'on se passe de toujours, de fils En fils, sur le lit rude au moment de figer son regard Sur les abîmes? Pourquoi, sans prévenir, pendant l'aigreur de l'aube Qui sent le lait de chèvre, s'en aller, bousculant la servante Qui balaie le dallage du corridor, et s'arrête soudain, surprise Tenant de ses deux mains blanchies et crevassées par les lessives Le bâton sur lequel sont arrimées les branches du fagot; Par la porte le jour pénètre avec le cri des poules, L'orgueil du coq sur le sommet du mur, et dans le ciel, L'étrange signe d'une gloire, comme ces barbes qu'octobre Arrache aux plantes d'or, semées de graines, expirant. Plus que l'aile grandiose et morte des galaxies, le chemin Arrêté dans les gouffres de la comète, il navigue Entre la mort et la lumière, le gouffre et le froissement bleu De la mer froide, présage illuminant le monde pacifique, L'ordre des blés qui penchent leurs têtes victimales Consacrées, même au petit matin, quand l'alouette s'envole Après les premiers coups de l'aube sur l'horloge De l'arbre, frémissant et disert. Pourquoi? Même en poussant La porte qui racle les dalles, plus haut qu'elle, portant Sa fortune sonnante dans un sac, sur une épaule, et lourd De tous les songes qu'il n'a cessé d'assembler dans sa chambre À l'étage; elle sait bien qui écoute la nuit, le silence Peset sur les toitures; connaît au loin les bruits réguliers Des fontaines; l'ordre qui règne dans la pesanteur de l'étable, Le chuintement des poulaillers, barrières closes; même le cri Dans le vieux marronnier de la chouette ergotante, aux yeux Fouailleurs; et la saveur très verte de la nuit, habillée de Grenouilles que la lune très tard, loue doucement de sa lumière Blanche et fait sortir des républiques de la boue. Il allonge le pas et de la cour contemple dans le ciel Alourdi du passage des oiseaux qui hantent les semailles, L'autre qui tombe depuis des millénaires de défi, Suspendu à la voûte du ciel comme la plume Au roc, parmi la cendre, après que l'aigle A fracassé sur le granit sa proie. III Il tombe infiniment, et voit Son crime dans le chant bleu des gouffres qui l'aspirent, Continue néanmoins de se moquer, dieu pour lui-même, s'ado-rant Sur le miroir exubérant des abîmes déserts, seul, procréant La mon qu'il se donne, libre (ou se croyant tel), grevé de haine, Plus solitaire que l'idolâtre Qui vénère une tragique idée pour combiner le monde Avec son rêve; son père, le tragique, en l'engendrant A détesté ce fils servile que la gloire a tenté, comme lui Qui s'est fait ange avec l'idée, la lumière et cette fausse neige Des oiseaux qui traversent dans le vent rouge l'étendue, Pour revenir aux terres antérieures. Ils auraient bien gagné Les terres oubliées, aimant l'ascèse; la matière, Ils l'ont proclamée vile et le soleil s'approche Comme un oil que l'on crève, alors, dans la nuit revenue... Mais le soleil n'a pas voulu de ce théâtre, la lumière N'a pu se résoudre à vivre désormais cachée. Il me reste, dit-il, À te haïr pour ce mensonge. Sur la terre, au petit jour, Le père est généreux dont on se remémore Des exemples sans fin de justice; il est un fils, ainsi, Regrettant peu son frère, irréprochable et pieux, qui n'hésite Jamais sur le devoir, et tient, le dimanche, à la grand-messe, L'harmonium, avec la femme du notaire (contralte) et la vieille Baronne aux cheveux teints (soprane). Il n'a jamais omis de faire Ce qu'il doit faire, et sur les prés, pour empêcher les vaches De s'enfuir, il plante des piquets et des clôtures : c'est un très bon Garçon. Nous nous passerons donc de celui qui s'exclut; Chacun est libre, il a choisi. Même il enlève Sur la table dressée l'assiette de l'absent, nous aurons davantage; Il épluche les noix entre ses sèches mains; s'essuie L'extrémité des lèvres du coin de la serviette Pour ne pas la salir; on le dit économe et le père a raison D'en être satisfait : la servante, les boufs, le cheval roux L'ont adopté pour maître. IV Les routes ne furent jamais si longues; l'horizon Jamais n'attiédit tant les terres aimées que l'on retrouve Après les longs exils ; et des boules de gui décorent les trembles Qui encadrent la route. J'avais si faim mais je ne mangerai pas; Le ciel est bleu au-dessus de ma tête. Pourquoi te résoudre à rentrer, Crie de sa prison transparente, de son enfer de feuilles, Icare? Il marche sur la douleur de son ombre effilée, tente D'apprivoiser la douleur de sa tête, ses ongles douloureux. Solitude, Tel est le nom de l'ombre; il n'y a plus d'image dans mon cour; D'eux je serai l'esclave puisque je les aime. Avec les porcs, Ils me tiendront dans la cabane aux auges débordantes ; comme la truie J'aurai une génération de soupirs pour me plaindre et peut-être Ils me diront : prends une place dans la boue, Sur le fumier tiens-toi; les épluchures seront Mon royaume de pénitent; l'aube froide Sera mon seul toit; la nuit Le dieu que je vénère, bras Croisés sur mes os qui aspirent à rentrer Dans le ventre animal de la terre, Avec ma mère et ma lignée. Ce père Aux larges mains est ce que je connais de grand, De terrible, de beau; sa voix est une profusion De feuilles sur le vieil arbre. Je lui dirai Ce mot et peut-être ma nuit, il la réchauffera. Quel est le père Qui pardonne, a crié l'autre avec la grêle. Donne aux pourceaux Ton cour; saigne tes veines dans l'orage : il n'est pas de torrent Suffisant pour emporter les villes satisfaites. Je veux aimer Sans l'artifice de ton rire, ô malheureux et solitaire, Sans l'oil du juge habile : je serai simple et pauvre, j'aimerai. Avant même que ton frère approche, je l'ai vu; Avant même qu'il me prévienne, je sais son retour. Matin Nimbé de gloire, l'aurore est douce, que le jour Au chemin long et rude soit clément! Fais dire à la servante D'apprêter le veau gras; d'oindre de graisse la volaille Qu'elle a plumée sur le seuil des cuisines. La neige rousse tombe Sur le seuil de la cour; et les légumes chantent sur le feu. Ainsi Le laboureur pressent à l'odeur de la terre, à la couleur Du vent sur les bruyères, le retour du printemps Que guident à la proue de son vaisseau, les hirondelles. Fais dire à la servante de hâter son pas. Nous irons convoquer Les voisins, les notables. Que le curé sur son échelle aille atteindre Au clocher les bourdons qui entonnent De quoi émerveiller le bleu de la campagne, et toute une journée. Que le maire abandonne l'inspection des fossés, le tour de la commune; Il mariera plus tard. Va dire à la servante De mettre sur la table une nappe si blanche Que l'aube hésitera même à nous réveiller. Je veux des fleurs, des feuilles, du houx vert, le gui Des peupliers; enlevons le fumier où se vautrent les porcs. Qui donc me balaiera la cour, les marches du perron? Bouchonnez le cheval que j'aille sur la route, Je veux être celui, malgré mes pauvres yeux, qui le voit Le premier. Les cailloux du chemin éreintent ses sandales. Va dire à la servante d'étendre les tapis sur les cailloux aigus, De préparer le bain, les huiles odorantes. Qu'elle ouvre les armoires, Les fasse joyeusement grincer; je veux du linge neuf, des sachets De lavande; une serviette onctueuse où le vent a rôdé. Va dire à la Servante d'ôter son tablier : il n'y a plus, demain, de maître, De servante; je crains les seules larmes sur mes yeux fatigués. Saurai-je à sa venue m'agenouiller assez, le voir De mes tremblantes mains, caresser sous mes doigts Le grain de sa peau; sur ses cheveux trop longs. Perdre sans fin mes lèvres? Va dire à la servante... Pourquoi cet oil si dur, ces lèvres serrées, ce pli sévère Sur le front? Vi L'amour traduit l'épuisement des faibles; c'est leur arme. Pardonner engage aux fautes plus terribles, rejoins-moi. Les mâles Ne sauraient nullement s'abaisser à des pensées coupables : Courber le front devant celui qui t'a craché aux morts amères. Rejoins-moi; la hauteur où je me tiens, je l'affirme sublime. Le jugement impitoyable, de mon domaine sans pitié, je le jette En châtiment aux sols qui ont cru pardonner, quand ils abandonnaient La vieille loi. Aime ce que tu édictés; comme la foudre Aie la parole sans merci; défie le vieux faussaire Qui parcourt en rôdant les campagnes honnies, l'exubérant, L'aimé des houles et des pailles : soleil, je t'apprendrai ma loi: Je crèverai sans fin ton seul oil qui repère La prière du juste et l'ennui du menteur. Unissons la splendeur De nos stérilités. Laisse aux faibles le seul amour, Source connue des désordres, feu qui ne réchauffe pas Le froid où je grandis, yeux et cour révulsés. Mais tu N'écoutes pas! et tu t'éloignes. VII Je ne lui ferai pas de reproches; ne dirai pas : je t'avais Prévenu. Je ne hausserai ni la voix, ni le sourcil. Même saurai-je dire : fils? m'abstraire, Etre infime, montrer que tout lui appartient - mon royaume, Le nom, le temps et toutes les douceurs; l'implorerai. Je me tiendrai mendiant dans l'ombre, à peine Osant lever mes yeux faibles du côté qu'il se tient : Je lui tendrai ma main calleuse, car il est riche. Vois, Si je possède ceci que tu désires, je suis ton pauvre qui mendie; Je veux être le roi couvert de cendre, celui qui piétine la boue Sans gémir, et pose sur la plaie sa main pour la guérir; et tu Me guériras. Mes vêtements ne sont pas douloureux Pour ta douleur, ni assez beaux pour t'honorer, lorsque tu paraîtras Dans la fraîcheur du soir, vêtu de blanc et l'âme parfumée. Pénètre en ta maison, et je courbe la tête. Unis les cicatrices de tes joues À mon visage vieux. Viens t'endormir sur mon épaule, Et sois l'enfant que je chéris. Mais toi qui t'en reviens, Pourquoi demeurer sur le seuil? J'étais triste Et tu m'as consolé; mais c'est lui qui m'a fait renaître. Père j'étais, comme l'arbre impuissant pour ses feuilles qui tombent; Désormais, par sa grâce à mes mains l'appelant, je viens De naître au plus profond, père éternel. |
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Philippe Delaveau (1950 - ?) |
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