Pierre Emmanuel |
1 L'homme pétri de terre arrachée à la terre De cet arrachement garde le creux en lui. C'est de ce même creux que la femme est extraite Dont la chair se souvient que l'homme en fut pétri. Eve tirée d'Adam comme Adam de la terre Est cette terre même avant qu'il soit formé. Elle est la terre intacte et la poignée de terre La blessure utérine au flanc dont elle est née. La plaie dont elle est née est toujours vierge en elle Comme alors que les eaux n'étaient point séparées. Virginité pareille au gris de tourterelle Quand l'aube sur sa peau commence à s'éveiller. Sa peau ! premier regard que Dieu module en rêve Les yeux mi-clos encore à l'orée de sa nuit. Matin primordial filtré par les cils d'Eve Pour prévenir qu'il soit de lui-même ébloui. Les yeux d'Eve dont l'horizon est leur paupière Ne voient qu'Adam, lequel n'y voit que l'infini. S'il met d'avance entre Eve et lui la terre entière Eve peau contre peau n'a pour monde que lui. Ainsi de monde en monde il échoue à connaître Infatigablement ce vide qu'il emplit. Sur leur beau contresens ces deux moitiés de l'Être Se divisent sans fin sans cesser d'être unies. 2 Que l'indivision de leur double regard Ne leur voile qu'elle est l'avers de leur distance Quand les yeux dans les yeux se creuse leur écart D'onde en onde, à perte de bleu, halo immense De ce point nul en tout diffus, l'Identité... Couple duel ! Pôles de l'être, humanité ! S'aimant des yeux - à la différence des bêtes Toute proportion dans l'univers reflète L'effusion sans fin de leur intimité. Elle, c'est l'Ame. Lente, étale, sans rivages Rêvant écarquillée qu'elle dort. Cécité Solaire, toute image d'elle est un mirage : Pourquoi être, tant se suffit l'ubiquité? Lui, c'est l'astre. Il ne luit que pour percer. Et passe Outre, mourant à soi pour en ressusciter Plus loin dans l'Ame, lui frayant ses noirs espaces. Ainsi des profils droit et gauche de la face Tournés l'un insondablement vers le Dedans L'autre vers ce qu'a vu d'avance l'oil rapace Qui saisit l'être dans son gîte le Néant. Suspens sans borne ! Eve en miroir du ciel béant Fascine en songe à son zénith cet immobile Aigle tout oil qui en oublie que son cour bat... Le vide est une seule gemme. L'oil ne cille Pas. Mais l'Ame respire en abîme, tout bas. Quand tu souris en toi-même c'est la mer les yeux mi-clos Qui de l'un à l'autre bord frémit parcourue par l'onde Faisant miroiter l'étoile qui clignote entre tes cils Et se réfléchit là-haut en scintillements sans nombre Nuit d'autant plus semée d'astres que t'engouffre ta noirceur Par-delà tant d'univers s'éteignant dès qu'ils l'atteignent Toi dont l'immuable centre semble s'éloigner sans fin Tête spirale des temps qui pointe vers l'origine Eve la Déité pure est ton plus profond sommeil Où l'esquisse d'aucuns traits s'efface avec ton sourire Où la dune de tes seins lissée par le vent marin S'oublie avec tout ton corps étalé vers l'invisible _ Le regard qui te contemple la vague te caressant Sont plus intimes en toi que ton existence même Ce Vide qui t'investit veille et te maintient rêvant Tant que tout en les créant il n'aura mangé les siècl Avant d'être manifeste tout en toi est consommé Tout se manifeste en toi pour que le temps le consomme O sourire! éternité enfuie à peine ébauchée Qui croit t'avoir vue un jour meurt de te guetter sans cesse Qui te voit sourire il sait qu'il assiste à l'origine Et son émerveillement est celui dont s'éblouit A l'aube du jour natal Dieu lorsque se met à poindre Le rayon initial au ras de l'éternité Rayon qui dans les deux sens pénètre l'espace et l'âme Symétriques épaisseurs dont l'osmose noir sur noir Est l'ultime nostalgie d'un Avant sans forme aucune Vertige d'opacité dur à s'y briser l'esprit En toi ce double désir d'un point nul où tout revienne Et d'une onde illimitée qui parte de ce point nul Aux extrêmes conjugués de sa jouissance même Crée en rêve l'univers qu'il défait sitôt rêvé Chaque souffle issu de toi module la vague immense Que le Vent dont tout provient continue de soulever Ainsi ton sein respirant permet-il que recommence A jamais à chaque instant l'Unique en totalité 4 Toi, plus vaste que tous tes Noms! Toute qualifiée ! Toute non qualifiable ! En deçà, au-delà Irréductible à toute image de Toi Qui toutes les contiens! Je Te nomme aussitôt Tu m'échappes Je Te nomme c'est pour que Tu m'échappes Je ne Te qualifie Que pour perdre de vue toute image Que je puis me faire de Toi. Impérissable, Toi qui portes les mondes! Océan de leur gestation Abîme de leur fondation Toi qui soutiens qui engouffres Qui nourris et manges sans fin, Créatrice de ce que Tu dévores Dévoratrice de ce que Tu crées Par Toi, claire sapience, s'ordonnent Par Toi, sombre démence, s'effondrent Les éléments. Si je dis Tu es la Très Noire Tu es celle-là Et je cesse de Te voir et par là D'être devant Toi Je deviens l'indivis l'invisible Le fragment où s'inscrit Le Tout en Toi Si je dis Tu es la Très Vive Tu es celle-là Et je cesse de Te voir et par là D'être devant Toi Je deviens cet oil fixe ébloui D'être l'éblouissement même De ton éclat Si je dis Tu es la Très Grande Tu es celle-là Et je cesse de Te voir et par là D'être devant Toi Je deviens moins qu'un grain de poussière Centre nul autant que nécessaire De l'Être en Toi Et toujours tout en cessant d'être Je Te nomme pour être Etre c'est Te nommer. C'est oser inlassablement tous les sons Qui sans cesse émergent de l'Être. Bulles sans nombre ils ne crèvent jamais Et peuplent les confins de l'espace Attendant redoutant D'être proférés. O Redoutée! Refoulée! Ineffable! Innommable! Inaudible essence du son Vide qui désires le vide Vide où résonne et se répercute le Vide ! Tambour du Néant! Tympan de l'abîme! Hymen de l'Ame, Eve, scellée! Moi le Dieu, moi l'Homme, que suis-Je? Germe qui jamais n'en finis de mûrir Dans la matrice de ton Nom sans limite L'Unique, l'Ultime LTnnomé à jamais. Toi, ô Toi ! Pourtant aussi Tu es femme Voici : je m'étends sur Toi. Mes lèvres sur les tiennes Mon ventre au creux de ton ventre Mon bras soulevant tes reins Je Te pénètre. L'homme ainsi qui monte et descend A l'ancre dans la femme Pénètre-t-il la mer? Oui, c'est elle, c'est Toi Que je pénètre! Aucun des actes qui m'unissent à Toi Ne s'achève en lui-même : C'est la force en Toi qui décide Accélère, ralentit Roule ensemble notre double vague à la crête Entrechoque nos corps dont le double plaisir S'exalte en un ressac qui le brise! Tu creuses, roules, fracasses, échoues Tu jettes aux récifs, Tu ensables Tu marnes, Te retires, morte-eau Tu bouillonnes, brasilles, Te figes Tu es l'eau avant qu'elle ne soit divisée Tu es l'abyssale qu'épouse le Souffle Et moi dans tes yeux je me sens qui dérive La face béante tournée vers le fond Premier naufragé entre deux eaux du Grand Rêve Toi toujours ! que déploie en Soi-même le Soi Si vaste que puisse être ma science de Toi Et mon ignorance combien davantage Si loin que me porte avec elles l'effort De jamais n'en finir de Te perdre En m'ouvrant tes profondeurs plus avant Aucun de ces actes qui m'unissent à Toi Aucun de ces actes qui me divisent de Toi Éternellement ne s'achève Aucune qualité, aucun Nom Pensés, proférés, restés tus Tremblant retenus sur les lèvres Non formés, non existants, non conçus En deçà de l'expiration sidérale Origine devenant étendue. Aucun de toute éternité ne saurait Commencer de poser de résoudre L'énigme Te faisant Qui Tu es Qui Tu es en moi hors de moi Si proche et d'autant plus étrangère Plus sourde qu'est plus vif ton éclat Plus cruelle que ta caresse m'est douce Sommeilleuse si parfaitement éveillée Qui me guettes l'oil rond me fascines Et jouis d'être par moi fascinée Je Te fixe regard immuable Soleil zénithal sur la mer. Tu ne cilles pas Tu ne me vois pas Tu me rêves. A peine je crois Te donner ton vrai nom Tu Te modifies. Tu réponds à ce Nom que je t'ai donné Par une apparence qui lui ressemblant Me dérobe ton être. Toi-même Tu ne sais qui Tu es Et m'entendant qui le nomme Aussitôt Tu deviens l'opposé De ce que j'ai nommé. Pourtant ce n'est pas Toi qui disposes De ton être c'est moi Mais à l'envers de ce que j'imagine. Quand bien même nommément je voudrais Que Tu fusses la circonférence et le centre Et quand même Tu serais devant moi Centre et cercle de mon extase incessante Tu m'échapperais. Car si Tu ne sais rien de Toi-même Tu sais tout de moi Étant le miroir attentif de ma mort Que réfléchit ta ténèbre. Femme? Nature? Ame? Matière? Tu es tout ce que je ne suis pas Qui s'ouvre sous chaque regard, chaque idée Chaque mot que je dis, chaque pas Chaque chose vers quoi je m'avance Pour m'en assurer. Plus que béante : la Béance même Et pourtant le mur. Que je me heurte contre le gouffre A chacun de mes mouvements Puisque c'est vers Toi qu'il me porte C'est mon épreuve insensée du Réel Ma vérité, ma folie. Ton abîme m'impose sa borne Mais c'est pour que je commence au-delà. L'homme définit, mesure, compassé Mais s'il plonge en Toi son regard Il y perd toute proportion et mesure En oublie le lieu et le sens. L'espace l'entoure le ventouse le masse Muqueuse collant toute à sa peau. Vulve humide ou salive à tes lèvres Tes humeurs ont même goût d'infini Tes lèvres tes prunelles ton ventre Font une seule fondrière sans bords Tu es l'Informe. Tu es l'argile qui attire et étreint Qui tente l'homme à la pétrir de ses mains Pour qu'en elle tout entier il se perde. Pétrir, se perdre. Synonymes. Contraires. Moi l'homme, moi le Dieu modeleur Plus j'enfonce les mains dans ton sein Puis j'en tire de formes nouvelles Et plus semble me presser de partout Ta substance exigeant de moi l'existence. Je crée d'elle pour ne pas m'engloutir Dans le vide que j'y crée plus grand qu'elle Invisible membrane au-dedans De ce Rêve en expansion sans limite Dont l'étroite matrice est en Toi. Le ciel même ainsi n'est-il pas Un reste de limon amniotique Déposé en Toi chaque fois Qu'en songe Tu accouches d'un monde? Peut-être... Mais qui donc me dira Si je suis déjà né de ce rêve Où ton ventre me tient à l'étroit? 5 Quel grand vent misogyne se lève Insufflateur du Sens? De tout son corps indivis L'Ame somnambule en tressaille. Ce vent insomniaque sans lieu Qui fomente les raz de marée Affouille le désir de la femme Au ventre de la mer. Sexe de l'homme ou Verbe de Dieu La Puissance qui l'anime est la même C'est l'Un inlassablement géniteur De sa seule image innombrable Mais ni femme ni mer ne sont-rien Qu'un miroir que nulle image ne trouble Nulle tempête qui ne s'y estompe en buée Sans dépolir la transparence du Soi Miroir de rien ! Évanescence d'un seul Instant toujours insaisissable et peut-être A jamais non encore advenu Orgasme que guette l'eau immensément nue... Comme l'homme épie la femme sous lui Dieu en Soi S'interroge sans cesse Tous deux veillent déchiffrant en commun Ce Rêve dont ils sont l'objet l'un pour l'autre Rêve s'engendrant pour les siècles des siècles Et d'avance éternellement oublié Bien qu'en lui le vent ne s'interrompe jamais Lui, l'Impérissable, l'Unique! Toute chose remonte ainsi vers sa fin Toute chose s'écoule ainsi vers sa source La femme la mer est l'anneau immuable Où S'enchante de Soi-Même le vent |
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Pierre Emmanuel (1916 - 1984) |
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Portrait de Pierre Emmanuel | |||||||||
Biographie / OuvresNé à Gan (Basses-Pyrénées), le 3 mai 1916. |
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