Pierre Emmanuel |
Sortir, forcer! L'endormissement de la terre Le suffoque depuis l'enfance chaque soir. Si bas, le seuil velu des tentes ! Il y rentre A l'aveugle, comme rampe vers le téton Le nouveau-né du bas du ventre de la mère. Une muqueuse de vent flasque sur ses reins Alourdit la touffeur d'intimités femelles Grasses et moites dans les plis. Pas d'autre issue Que ces cuisses pour l'homme envasé dans la femme Et qui s'endort sans sortir d'elle, avant qu'il ait Joui parfois! L'argile ainsi baise l'argile Pétrie de suint qui s'épaissit peau contre peau. Nuit et sommeil alors également immenses De nouveau régnent sur l'Informe. Horreur sacrée Du sexe de la terre à ciel ouvert, lunaire Qui bée d'angoisse d'avorter du premier Jour. 2 Forcer la mère pour s'ouvrir l'accès du Vide, Pour se frayer vers soi un chemin sans retour! Que lui, Caïn, et tout partant de lui, commence ! Que le temps soit! Qu'il ait l'Ailleurs pour horizon Et non, centré autour du nombril de la terre, Tracé par cour d'un oil absent, ce même rond ! Pourquoi la mère chaque nuit se refait-elle Grosse de ces jumeaux nés d'elle le matin? C'est que l'autre, qui tout le jour rêva du ventre Y retourne le soir ne l'ayant pas quitté... Caïn, Caïn ! si peu ménager de ta peine Que ton cour est le fer labourant le sillon, Quand tu lèves les yeux vers l'étoile, à quoi bon Aux couleurs du couchant joncher l'autel de gerbes Si chaque soir la seule offrande est agréée Qu'enfante la brebis avec l'aube naissante Comme la mère chaque jour enfante Abel ? Pourquoi ce même effort de ravaler ton fiel Et de rejoindre à contrecour les mêmes tentes Où l'autre dort déjà dans les plis maternels? Mais ce soir tu pressens déjà contre tes tempes L'énorme battement du Vide ! jamais plus Tu ne respireras le poil tiède des tentes Ni Abel ce relent de sang, ce flanc béant. Jamais plus ? Mais la Mère entre eux reste ce ventre Ce gouffre avide de s'emplir du même enfant. Le rite veut que tout s'anéantisse en elle Qu'Abel y soit conçu chaque jour du néant. Lui, Abel, est l'agneau de son culte, le prêtre Qui s'immole au néant dans l'agneau sur l'autel. Voici que pour l'ultime fois brille la lame Du sacrifice entre ses doigts : Caïn, à toi ! Il n'a pas retiré le couteau de la bête Que ton poing l'a saisi en elle, retourné Vers ton frère et fiché en son cour, et encore Une fois dans l'agneau dont bouillonne le sang... Plus qu'aucun des agneaux qu'il a offerts, ton frère N'est-il pas agréable à Dieu ? Son sang sur toi Te lave enfin des eaux maternelles, t'ondoie Né deux fois ! car le sein d'Abel est ta vraie mère. Tuant Abel il a tué la Mère Ainsi hors de la morte il s'est forcé Il a poussé en avant de la tête Aveugle qui le guide vers Tailleurs Les cuisses d'Eve au couchant sont des collines Entre elles vers l'horizon il a jailli Soudainement il s'est trouvé en face De Cela qui désormais n'est que par lui Face à la gueule dont les mâchoires inlassables Ciel et terre broient autophage toute vie La Vie toute avalant sans cesse ce qui vit Jusqu'à finir par se dévorer tout entière Caln avide de Caïn commence donc A se manger à peine s'est-il mis au monde Il naît pour assouvir cette gueule la mort A moins d'oser - comment? - défoncer passer outre Forer son trou sans fond l'appétit du néant Et d'avance y briser les dents cariées du temps L'intérieur est scellé c'est le lieu de la mort L'accès de la matrice maternelle Est interdit au fils. Dorénavant La loi stipule : après l'enfantement on recoudra Le sexe encore meurtri des femmes. Car tout homme Qui voudrait y rentrer comme l'enfant qu'il fut Passerait sans retour en deçà de ce monde Dans son inverse point par point qu'est la folie. Qui, étant né, retourne à la femme, il s'avance A la rencontre de la mort dont tout ce corps Ces bras, ce ventre, ce regard lui sont la porte Au seuil de quoi l'atteint la foudre ! C'est pourquoi Caïn, premier législateur, fixe la loi De séparation des femmes. Chose bonne Pense-t-il. Désormais tout l'espace sera Le vrai Dedans et la matrice universelle Et le vrai mâle l'univers l'enfantera. 5 La plaine à l'aube est une femelle qui se peigne Sa chevelure fait onduler les blés Le vent a des reflets d'argent dans la prairie Caïn. l'homme! jouit de cette nudité Car la terre plus que la femme est son épouse Il ne distingue pas entre leurs seins Si la femme en juillet se dore c'est que l'heure Est proche à perte de vue de la moisson Il a semé et retourné ses fils sont blonds comme les gerbes Si vaste que soit sa terre elle est toute autour du nombril Sa forme est d'un ventre bombé son flanc est parallèle aux collines Que faut-il à Cain de plus que l'étendue femelle et nue Perdre pied une bonne fois pour éprouver la transparence Pour que la verticale en lui se mesure à la profondeur N'être plus soi passer outre son âme Cesser d'avoir les paumes plus calleuses chaque soir Car l'hiver vient la terre et la femme sont vieilles Rien donc ne fait obstacle entre l'espace et lui Il a toujours désiré cette fuite C'est lui-même chassé qui se jette en avant La malédiction le lance à la conquête D'un monde qui ne soit que l'expansion de sa pensée Jusqu'aux limites de laquelle l'horreur d'être maudit le pousse Et qui invente ses confins pour les contraindre à lui céder Caïn comme autant de bornes a écarté Les femmes. C'est avec la terre qu'il copule Cambrant le torse à la verticale des nuits Pour voir jaillir là-haut sa semence d'étoiles. D'avance sortent de son front comme d'une arche triomphale Les générations se bousculant vers le néant Les peuples convergeant jusqu'à s'entre-détruire Dans leur hâte de l'enfermer dans une Idée : Ainsi la Quête sans merci et sans espoir a commencé Dans l'âme de Caïn qui fuit sans cesse devant elle Et ne cesse de se creuser en tout homme de son sang Pour qu'au-delà de toute Idée la Quête soit l'ordre des mondes De ce qui le maudit Caïn a fait sa force : Qu'il aille! Il ne se veut fondé en rien. Ni terre Ni femme. Ni cet homme en lui nommé Caïn. Il lui suffit que le dévore sa distance L'avide ubiquité sans feu ni lieu que lui Ce Vide, n'être nulle part! c'est tout son être. Ignorant de son propre nom comme de ceux derrière lui Dont grossit sans mesure le nombre Se piétinant s'escaladant s'entassant se précipitant Montagne d'où l'homme se voit en abîme Amas de morts matériau de Babel sur le corps d'Abel Où Caïn tour centrale s'érige O bâtisseur, te voici l'axe de la foudre ! Quand tu la vis dédaigner ton oblation Pour les prémisses de ton frère, tu compris Que c'est le feu qu'il faut voler l'assaut de Fempyrée tenter En l'embrasant aux plus hautes flammes des villes Ruées d'hommes qu'une hâte ardente a cimentées. L'humanité bouillant comme au creuset la fonte Tu la travailles par le feu et la pensée Son alliage avec les métaux de la terre Tu peux en faire toute chose absolument Tout inventer à partir d'elle temps histoire Idée de l'homme dont marquer tout homme au fer. Où est la femme dans ce règne ? Inaudible. Soumise. Rusée. Augmentant l'entropie du monde sa division sa cruauté. Bonne seulement à reproduire des mâles. Si l'homme s'attardait à la femme l'histoire ne serait pas Ni rien de ce qui fait l'ordre des choses. Les polices les tribunaux les armées le béton les prisons Tout cela bien trop mâle pour que femelle s'en mêle Bien trop roide pour les rondeurs de son corps. La nature elle aussi est ronde et plus encore que la femme Altérée par l'intellect et le fer Vouée à n'être rien par le genre humain pour lui faire place Au prix de génocides sans fin L'essentiel est que nul n'échappe à l'abstraite nomenclature Des mécanismes où chacun est emboîté bien qu'isolé Pièce qui s'use ou se disjoint qui se remplace ou se rajuste L'homme ingénieux forgeant de soi des machines pour s'inventer Car ni lui tel qu'il fut créé ni le monde ne lui suffisent Plus de modèle! il fut détruit par Caîn poignardant Abel. L'homme et le monde désormais iront de prothèse en prothèse Nulle limite à leur expansion! La limite tranchée au couteau la liberté n'est plus personne C'est l'énorme machinerie en avant Caïn, l'Histoire. Et le progrès de la Raison Intriquant aux siècles des siècles l'engrenage de ses raisons. Ce même homme qui ne saura jamais rien de soi Parfois s'étonne de fabriquer de l'homme à sa guise Et qu'une substance lui échappe des mains Qui soit lui bien qu'infiniment distante de lui Or de tant d'artisans qui façonnent l'humain Lequel irait jusqu'à se prendre pour matière? Telle est bien cependant ta logique, Caïn Que celui qui conçoit le robot dans sa tête De lui-même robot accouche le premier. Certes : mais l'herbe force partout les joints de l'homme Le sang d'Abel engraisse le sol non les moteurs L'ultime pièce du robot, son cour! Quelqu'un y veille Et le forme comme il en fut au premier jour D'un peu de vent originel pétri de terre Le même cour qui bat dans tous les fils d'Adam. 6 Désormais dit Caïn Désormais les hommes ne se régleront plus au soleil Désormais ils ne ramperont plus la nuit venue sous les tentes utérines Ils ne sentiront plus la paille et le suint mais l'odeur uniforme du cuir Et les troupeaux qu'ils pousseront devant eux ne seront plus de moutons mais d'esclaves Et moi je marcherai seul à leur tête pour choisir où détruire et fonder Quand j'aurai fixé le lieu où bâtir chacun mille fois devra son poids de pierre S'il ne veut que son corps soit cimenté dans les murs Pour tracer des cercles et des carrés moi j'irai patiemment un pied contre l'autre Et ferai creuser sous mes empreintes le sol La terre est sensible plus que l'homme peut-être et autant que lui souffre d'être blessée Mais la plaie que j'y ouvre est la fondation de la ville et la cicatrice en sera la cité Bourrelet géant mesurant les jours à son ombre Désormais les jours ne seront plus un seui jour sempiternellement identique à soi-même J'apprendrai à l'homme à les computer selon les marées et les lunaisons Et tout vieillira s'en ira vers la mort et d'abord moi-même si pressé de construire Moi qui chaque matin me mire au fil de l'eau pour m'y voir dissembler davantage d'hier Et y supputer le délai qui me reste Je ne mourrai pas que je n'aie fait l'homme tout autre que Dieu l'avait cru modeler de ses mains Que je n'en aie fait un seul Etre innombrable une masse unique immunisant tout destin Contre son cancer toujours latent la personne Je guérirai l'homme de sa liberté virus par lequel Dieu en eux s'insinue j'exorciserai cet Esprit en eux qui se nomme Saint et les pousse en quête D'une Vérité qui ne serait pas ce que moi je veux que leur esprit soit Je les guérirai si entièrement que fût-ce une fois dans les siècles des siècles Dieu pour naître homme ne trouvera point de sein parmi eux Qui suis-je pourtant moi qui leur impose ce joug que je prends pour ma volonté L'ingénieur athée d'un anti-Dieu mécanique dont chaque élément ait pour joint la terreur Ou l'écho viscéral d'un instinct sans mémoire apparentant l'homme au rat migrateur Si je fonde ou détruis le sais-je moi-même Je vais en avant je ruine des peuples j'établis des villes et j'étends des réseaux Les masses d'hommes j'y noue ensemble des êtres Tel est dans le monde mon système nerveux qui déjà supplante celui de chacun Et depuis longtemps a supplanté le mien propre Me livrant sans frein à la démence logique de l'homme fait par moi qui me fait en retour Sous l'orbite là-haut dont l'Oil arraché laisse le ciel affreusement vide 7 Un langage qui désintègre la Parole Un esprit qui tel un virus pourrit l'Esprit Un dieu qui chasse Dieu jusque de son absence Telle est la trinité à laquelle obéit Dès ce qui se nommait jadis son âge tendre Tout homme en ce qu'on voit entend pressent de lui. Il en apprend le code à l'école, grammaire D'un mensonge dont la logique se convainc Car il le faut. La moindre faille ou moins encore Le soupçon que le moindre trait pourrait bouger Sur le visage du menteur que tous ils guettent Avec l'acuité de leur mensonge à eux Le perdrait et eux tous avec lui si d'avance Ses amis ne le dénonçaient ne le vouaient Au bourreau qu'ils avaient subi ou subiraient. Où règne la terreur il n'est d'autre pensée Que d'échapper à la torture, étant certain D'être marqué un jour de cette loi d'airain. Vidé de l'âme l'homme ainsi n'est que viscères Sa vie longe le mur d'une prison derrière Lequel le précèdent sans fin ses propres cris. 8 L'arrachement du moi secret est cet accouchement inverse Où le bourreau tient lieu de mère et le supplicié d'enfant Chacun sait ce que l'autre sait leurs rôles sont interchangeables Sans que leur zèle en diminue de torturer et de souffrir C'est même là ce qui les fait solidaires de cette masse Que sans que rien leur soit commun tous forment en coexistant Masse qui pèse en chacun d'eux et les recuit dans l'odeur rance D'une haine dont leur contact fait une froide intimité Haine ouverte bien contrôlée mais dont la feinte est un langage Où tous perçoivent leur sentence immédiate ou différée La masse entière n'est qu'un être un agrégat de haine pure Dont je ne sais qui me transmet le don de la communiquer Je ne puis concevoir le nom de la force qui me possède Sinon le mien mais du tréfonds d'un abîme où je perds mon nom Ce gouffre est ce qui reste en moi de ce qui fut naguère un homme Dont je me fis avorter seul par la blessure au flanc d'Abel De même suis-je devant Dieu le Seul et contre Lui le maître D'un Jeu cosmique point par point contraire et destructeur du sien Satan n'est donc autre que moi me haïssant jusqu'au martyre En tout homme que la terreur force d'être son propre mur Déformant ses cris dont il rit comme s'ils lui venaient d'un autre 9 Dieu est Silence. Il faut que le bruit insensé Envahisse donc l'âme en écho de la foule Sans laisser intervalle aucun à la pensée Même s'il mime sur les lèvres des paroles. Non seulement s'interroger d'où vient le Nom (Fût-ce l'esprit vacant qu'il piégerait en rêve) Sera passible de la Loi : mais rester seul Et se taire un peu trop longtemps devant ces choses Réputées belles autrefois quand tout aimait. Les amoureux de la lumière vespérale Louange de l'automne au ciel immense et pur Seront flairés de loin par les chiens de police Comme autant d'évadés du vacarme intégral. Ramenée par leurs crocs au devoir d'être aphone Leur âme s'interdira d'être désormais Oubliant jusqu'au premier mot de la prière Jusqu'au regard levé vers la nuit bleue du sens. Mais moi Caïn foule hurlante les yeux vides Je veux qu'ils n'aient de sens que de hurler avec L'homme sans bords masse aveuglante assourdissante Qui pour moi et pour eux sera l'unique dieu. 10 Naître n'est rien. Mourir n'est rien. Double décharge. Quand on met un enfant au monde, on le condamne A mourir à revivre à re-mourir sans cesse Un nombre illimité de fois qui n'en font pas A elles toutes une seule, un être unique : Être un, c'est transgresser absolument ma Loi. Mon anti-monde où l'Un et l'univers s'inversent Je l'ai conçu pour que l'homme s'annule en soi, Qu'il s'y égare en un dédale sans substance D'images dont l'incohérence est le vrai lien Éveillant un vague besoin dans sa cervelle D'objets pour lui inaccessibles, néant bleu. Qu'il vive protégé par cet écran de songes De l'intime douleur d'être homme qui pourrait L'instruire sur ce que j'ordonne qu'il ignore : Une origine, un sens, une fin - ce dessein Qui du moindre d'entre eux peut faire une personne. Mais s'il accède ainsi à l'être, s'il devient Libre ! je n'aurai pas de rigueurs assez noires Pour le punir de refuser de n'être rien Quand moi j'extirpe pour son bien l'homme de l'homme. 11 Toute cause de pollution spirituelle Sera détruite avant qu'elle ait eu le moindre effet Décelée jusqu'au tréfonds de l'âme sous le masque Uniforme qu'elle s'imagine la cacher Dans l'océan brassant son écume de visages Où mon oil distingue d'en haut chaque goutte d'eau. Je leur ai voilé le soleil pour qu'elles ne brillent J'aplatis l'âme sous la brume rase des mots Si épais qu'ils en ont étouffé le bruit des vagues Issu de lèvres cousues par moi, rumeur sans voix. Bien au-dessus de la masse humaine qui vers moi Regarde, non vers le ciel obtus front bas unique De la foule dont il efface en lui tous les fronts, Sur une immense estrade à distance se tiendront Autour de moi sinistrement vêtus en symbole De la solennité carcérale du jour gris Ceux que je jugerai les plus aptes à réduire Tout ce qui pense au pas de l'oie de mes liturgies A moi, Pontife de mon omnipotence en armes ! Sacrilège seront réputés même l'idée D'une prière, même un élan, un simple geste Qui ne monteraient pas vers l'Étoile ensanglantée. 12 Hurlant de joie comme la Loi le leur prescrit Pour que le cour en soit abîmé de détresse Ils profanent pillent détruisent incendient Jusqu'à ce qu'il ne reste plus pierre sur pierre De lieux naguère vénérés. Que rien ainsi Pas même l'ombre sur le sol d'une brûlure Ne rappelle qu'ici fléchirent le genou Ces mêmes hommes qui vertigineux osèrent Lancer la flèche de leur âme vers le ciel. Je les ai étêtés, ces hommes ! Sur leurs crânes Écrasés par les roues de mes chars j'ai fondé Des temples à mon nom où s'engouffrent les foules Comme au moulin le grain pour y être broyé. Ou même laissant subsister les anciens temples J'en ai fait des musées de ma gloire où parfois Feignant de ne pas voir là-haut l'Étoile rouge Des vieilles viennent adorer le dieu chassé, Tas de loques, dont l'ordre est qu'on les brûle. J'ai Rendu enfin si dérisoire la prière Que je n'ai plus besoin de la croix ni du pal Mais le savoir suffit qui fait honte de croire. 13 Empaler de grands vergers d'hommes dans les plaines Porte les fruits que j'attendais de la terreur. J'aime humer l'odeur sucrée des pestilences A la saison où les cadavres sont en fleur, Dit Caîn. J'ai cerné des nations entières Après leur avoir pris le bétail et le grain Pour que devenant fous de faim hommes et femmes S'entre-déchirent et dévorent leurs enfants : Puis j'ai fait des bûchers plus hauts que des volcans Où brûler ces charniers de peuples dont la cendre Me sert d'engrais pour mes moissons de morts vivants. Parfois j'ordonne de cruelles transhumances Troupeaux humains auxquels n'est laissée que la peau Vers des terres glacées où s'ils veulent survivre Ils devront dégeler de leur piètre chaleur Un sol presque aussi dur que ma toute-puissance Depuis que j'ai ravi la sienne à Dieu sur eux. Cependant les enfants chantent dans les écoles En vue de défilés joyeux le poing levé Et les plus gais dans cette joie sous surveillance Sont ceux dont les parents furent exécutés. 14 Les enfants de ceux que je fis exterminer Je crée pour les rééduquer des camps modèles Ce seront de vrais fils et filles de Caïn Les plus obtus les plus zélés de mes fidèles. Ils apprendront de moi comment fouler aux pieds Sous leurs bottes cloutées la face de leur père Ils traqueront l'aïeul et l'aïeule, la sour Et le frère, que leur sang même crie coupables De cette haute trahison : porter leur nom. Cette pédagogie que j'invente est la seule Qui puisse muer l'homme en cela que je veux : Un bourreau qui enseigne à son tour ma méthode En s'aidant de travaux pratiques pour lesquels Ne lui feront défaut les sujets d'expérience Ce matériau inexhaustible de tourment Où l'élève choisit sa victime, étudie Comment varient ses cris qu'il devra savamment Doser pour être un jour son rival en martyre... Qu'oubliée, renfoncée dans sa gorge à jamais Sa souffrance il l'entende enfin qui sans mesure Fasse de lui la chose humaine qu'il torture. 15 Ceux dont les yeux restent fixés sur le Dedans Qui sans que bouge un cil de l'âme font silence Leur tourment ce sera le vacarme aveuglant Gesticulation du Dehors qui les cerne Les incarcère les oblige à la mimer Cadencés par les multitudes les machines. Rien ne m'inspire un tel courroux que leur regard Intime et vaste ainsi que ces beaux soirs d'automne Où le monde est en oraison, où des oiseaux Tracent vers la hauteur une pensée qui semble Issue du plus profond de moi qui ne veux pas ! Cest mon refus qui fait le crime de l'esclave Dont la prière suit le vol de ces oiseaux Même alors que mon joug cogne son front à terre : Car (je le sens) il prie pour moi, osant m'offrir A ce que j'ai le plus en haine, la divine Pitié dont le dégoût comme une âme m'emplit... D'où ce besoin pour chasser l'âme et guérir d'elle De lui substituer jusqu'à la frénésie La foule en moi qui m'applaudit d'être son Ombre Sur son vide où ma voix va s'enflant avec lui. 16 D'autres substituant leurs rêves au réel Prétendent exprimer cette chose visqueuse Que l'on sent viscérale en soi comme une humeur Et qui bien qu'elle soit insaisissable colle A l'esprit s'il n'est plus tout acte et qu'il s'épie. Que cela soit peinture ou musique ou poème C'est la sécrétion de l'Être inexistant La maladie honteuse, l'âme ! Elle déforme La vue en visions la limpide Raison En un halo de brume rose où l'on devine Où l'on croit deviner des spectres la peuplant... Tel est le crime : nos cinq sens nous donnant prise Sur les choses, il les corrompt pour altérer La norme en nous qui nous fait voir, toucher, entendre Et qui dicte à l'entendement ce qu'elles sont. Ce qui n'est pas copie conforme de la norme Est symptôme où flairer une atteinte à la Loi Atteinte dont ne peut guérir que la Loi seule Brûlant les anormaux qui le sont sans espoir Soignant les autres pour que jamais aucun rêve Ne trouble plus ce qu'il leur reste de mémoire. 17 Pour qu'ils subsistent ils devront substituer Le rêve de Caïn façonnant dieu dans l'homme Aux doigts divins par qui l'homme fut modelé. Cet homme que je rêve est ma toute-puissance Dont mes plus humbles instruments sont revêtus Leur uniforme vert n'en est que l'apparence Mais leur habit de gloire est la peur qu'il produit. Il n'a qu'un écusson pour symbole visible Où fait relief en lettres d'or l'unique MOI Écho sans nombre dont l'horizon est ma voix. Que l'art peigne en un Seul toute la masse amorphe Qu'il me donne à chacun pour centre et pour confins Qu'il me rende immortel d'éterniser sa crainte Du philtre qui requiert tout son sang pour le mien. Je veux me voir en effigie au fond des âmes Comme l'icône devant qui brûlait jadis La veilleuse de la présence universelle : De même l'art sera la flamme s'élevant Face à l'Omniprésent que je suis en tout homme Et que l'emphase obligatoire de ses chants Établit à jamais sur mon trône d'étoiles. 18 Oter toute autre idée que de ma force aux hommes Et pour en venir là m'ôter toute autre idée Telle est l'absence à la racine de laquelle J'assieds mon absolu pouvoir pétrifié. Bannir l'esprit! Ne tolérer que crainte vile Invitant par avance à la justifier A trahir l'autre, à jouir de se renier. Se renier mais oublier qu'on se renie Trahir autrui mais effacer de sa mémoire Tout souvenir qu'ait existé qui l'on trahit. L'énucléation de l'âme inconsciente Comme on enlève du cerveau une tumeur Laisse ce vide impénétrable, sombre masse Dont nul pas même moi ne peut se dégager. Son inertie est mon empire et ma contrainte Plus je suis dur plus ma puissance m'asservit Ma dureté n'est que la digue de la haine Qu'elle accumule et qui par elle m'envahit. Toute muraille que j'élève m'incarcère Quand c'est le bleu que j'y voudrais emprisonner Qui réduit en poussière à la longue les pierres. 19 Caïn, désormais, fait ce qu'il veut de l'homme. «L'homme sans moi ne saurait ce qu'il est». Dit-il. Par lui, l'homme le sait moins encore Objet que travaille la Raison en folie. Elle intime : «Sois autre! Encore autre! Autre encore!» A la boue que triture sans trêve Caïn. Une boue molle, multiforme, coupable D'être soi-même et tant d'autres en soi Chacun ne sachant qu'il en loge tant d'autres Le tout, paraît-il, dans une âme et un corps... La boue prendrait-elle aurait-elle nom d'homme Si quelque système inflexible et sans bords Ne la forçait d'être identique à la somme Des poussières sans nombre en elle pétries? Caïn sait trop bien que la terreur ne suffit Pour faire des hommes en tout conformes, dociles A l'homme nouveau dont cette boue est l'ancien. Il y faut un moule où l'homme adhère à soi-même Où chacun pour autrui tienne lieu du système Chacun pris dans leur masse et leur masse en chacun. La masse tient ensemble, rassure, surveille La masse encadre elle met au pas marche droit Sa voix s'élève d'une gorge unanime Et s'enfle parallèlement à son pas. Pour qui la voit de tout contre et très loin Elle est une Tour aux cent mille fenêtres Aux cent mille regards sur celui de Caïn Dont le seul reflet leur donne un semblant d'être Lui l'Anti-Soleil éclipsant le soleil Et vers qui au zénith des têtes s'étagent Des hymnes, des cris, des drapeaux sanglants, des slogans. En quel moule te prendre toute, ô multitude! Caïn y a songé longtemps, s'est buté A ta vision impénétrable, anguleuse Démesure ! à perte de vue et de murs. Face à la foule à reculons il marchait Les bras écartés pour se remplir d'elle Jusqu'à la sentir battre dans son cour. Il levait le poing à l'aplomb du Ciel vide Pour ne faire de tous ces poings levés qu'un défi. Ainsi donnait-il à l'espace trois axes Lui aussi soumis à leur géométrie. Toute courbe il la proscrivait, même d'un fleuve Toute colline, fût-ce le moindre mamelon Et tout ventre de femme grosse, et toute enceinte : Ce qu'il rêvait c'était le plat le vertical La droite vue de part en part, cet emboîtage Géant! et concevait, ainsi rêvant Des trois dimensions que se traçait son geste Le Cube le bornant sans fin, l'incarcérant. L'essentiel : qu'il n'y eût que terre nue et nulle Autre vie que de l'homme seul. Ni un jardin Ni un arbre, pas même une herbe. L'horizontale Sans horizon sous la chaîne de l'arpenteur. De bêtes, point. Et point d'oiseaux dans le ciel blême. La surface bien cimentée de la Raison. Et la Chose fondée dessus, issue en rêve De l'utérus géométrique dont l'horreur L'aurait glacé s'il avait su que c'était celle De sa mortelle intelligence, ventre froid... La Chose resserrée sur soi et qui s'étale De partout hors de soi sans borne ! n'accordant Qu'avec parcimonie accès à la lumière Dans ses canyons vertigineux au bas desquels Cette pollution qu'est l'homme se respire A chaque souffle épaississant un reste d'air Qui, jusqu'à quand, suspend l'imminente asphyxie De l'espace étranglé par les abrupts de verre. Telle enfin que Caîn la construit, la compacte Chose humaine en béton vibré, regards murés! Chose criarde qui balaie de son mutisme Néon aveugle les étoiles hors du ciel : Prison-usine où l'homme-outil se suractive Dans l'inlassable effort athée de s'oublier. Ici prier est criminel et même en songe Les chiens sauraient flairer ce qu'ignorent les cours Même son rêve accuse d'être le rêveur C'est enfreindre la Loi que d'être sauf ensemble L'être étant le gravier et la Loi le mortier. Cette unanimité Caïn narguant le Vide Croit que de sa louange elle lui crée un ciel Qui n'est que son néant assourdissant, sa bouche Clamant ses ordres et pourtant d'où rien ne sort. L'homme au-dessus de soi ne voit que cette bouche Béante : il n'est que lui pour ouïr ce néant Dont le souffle saturant tout même les pierres Tout ce qui n'est pas lui en meurt ou devient lui L'homme, l'espace, les murailles de la Ville. Caïn peut être fier de l'ouvre de ses mains Ouvre qui l'est aussi de son souffle : il profère L'homme qui se cimente et monte, mur vivant. Face au Verbe de Dieu la Ville! c'est le verbe De Caîn et son fils face au Fils éternel Son fils qu'il a semé au ventre de sa femme Avec le premier-né de chair : frères jumeaux Ou bien le même en deux personnes, Ville et homme? Le Livre là-dessus se tait. Rien n'y est dit Qu'en énigme : Comme il bâtissait une ville Il lui donna le nom de son aîné, Hénoch. 20 Malgré Caïn Dieu travaille le cour des hommes Comme à l'approche de l'hiver le laboureur. Ou bien dans leur esprit trace des signes! comme S'enfuit puis s'en revient un oiseau migrateur. Même ceux à qui l'on désapprend de se lire L'enfant qu'ils sont toujours sait épeler son nom. Même ceux dont la peur a voilé la pupille L'invisible parfois leur caresse les cils. Ces regards se sont-ils mêlés, imperceptibles? Ces deux forçats portant ensemble un même bois Voient-ils leur ombre au sol ne former qu'une croix ? Tu t'étonnes parfois d'avoir une âme, d'être Seul, de loger cet hôte encombrant qui est Toi... Pour dérober ce clandestin à la police Tu as tenté d'abord de te le dérober Mais peux-tu bien longtemps te cacher à toi-même Quand ce Quelqu'un se met une fois à parler Et qu'il décline au plus secret de ton silence Votre commune inavouable Identité? Il t'a fallu croupir au noir du mal, connaître Férocité et lâcheté nouant leur noud En Cela que tu croyais être, dans le maître Que pour te posséder tu t'étais imposé En l'inventant de cette Nuit originelle Où Caïn et Abel en toi furent semés. Là, comme l'ordonnait Caïn, tu choisis d'être Celui-ci et d'assassiner Abel en toi. Tu savais que tout homme a pour Caïn tout autre Et que nul n'est assez Caïn pour écarter La meute dont il est et qui déjà le flaire A l'instant où lui-même il égorge son frère En attendant sur lui son tour d'être égorgé. Et près de succomber sous les coups de ta haine D'être défiguré par ton dégoût de toi Piétiné par tes propres bottes innombrables Détruit par la terreur cimentant tes amis De devenir un jour cette chose innommable Qui les rend enragés et honteux d'être unis, Voici : de ton néant qui t'a presque ôté l'âme S'élève un tel amour qu'il te rend infini Toi le zek digne enfin d'être n'importe qui D'être le Dieu roué que l'homme cloue sur l'homme Et qui pleure de voir Caïn crucifié. Un amour qui est la substance de ton être Qui est Toi si intime et lointain que jamais Tu ne pourras évaluer quelle distance T'en sépare ou quelle absolue proximité : Cet enfer que tu vis est vers lui ta louange Ce Caïn que tu fus tu lui as pardonné Et en lui à tous les bourreaux, à Caïn même... Tes yeux ne quittent pas les yeux du meurtrier Pour qu'il sache de toi avec quelle tendresse Abel mourant ne cesse de le contempler. 21 Mais ce regard Caïn ne peut le supporter Il le redoute plus que l'oil béant du Vide Abîme viscéral qui bâille et pèse en lui. Lui faudra-t-il tuer sans fin, sans cesse éteindre Ces yeux qui s'il osait se faire face en eux Dessilleraient les siens sur l'être qu'il ignore Et lui restitueraient sa pure identité? Qu'il vienne, ce seul Jour entre les jours du monde Où Quelqu'un qui est lui l'attend depuis toujours Couvert de tout le sang dont il se rend coupable Et cependant immaculé comme l'Esprit ! Qu'Abel le premier-né des charniers de l'Histoire Ressuscite son Caïn mort qui lui survit Qu'il voie les yeux enfin innocents de son frère Se rouvrir sur son cour par la plaie qu'il lui fit... |
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Pierre Emmanuel (1916 - 1984) |
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Portrait de Pierre Emmanuel | |||||||||
Biographie / OuvresNé à Gan (Basses-Pyrénées), le 3 mai 1916. |
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