Pierre Emmanuel |
1 Depuis toujours la terre est divisée contre elle-même Depuis toujours l'homme est divisé contre lui-même Moi-même bien avant le germe je le suis Moi qui écris ceci. Plus je veux me réconcilier plus je m'éloigne De l'origine comme Adam chassé sans fin Par la mémoire de l'épée que brandit l'Ange. D'autres se hâtent me croisant me dépassant En de grandes foulées guerrières : seuls devant Les masses ralliées derrière eux qui conquièrent (Croient-ils) tout l'avenir de l'homme pour leur dieu Leur race, leur Idée. Et toujours ils se heurtent A leurs frères rivaux dans la folie qu'il faut Détruire avant de l'être eux-mêmes. Et je vis Leur guerre en moi redoublant celle que je mène Contre mon plus mortel ennemi mon esprit. L'univers n'est qu'un champ de morts où j'erre en quête D'une source qui resterait impolluée De mes cadavres qui par millions pourrissent Dans mon âme par ses batailles dévastée. Une source affleurant des charniers, vive et claire Comme les eaux sous les rayons du jour premier. A force de marcher j'ai fini par atteindre Ce lieu même où je craignais tant de me risquer : Cette brûlure en moi est tout ce qui demeure De l'Éden où la foudre est tombée à mes pieds. Là de l'entassement de ses os l'homme rêve Depuis Adam de se bâtir un monument Qui glorifie sa longue marche dans l'Histoire : Mais la brûlure originelle agit toujours Réduit les ossements en poudre puis en cendres La plaie de feu n'est pas le lieu du Grand Retour. Comment cicatriser l'origine, l'éteindre Cette mémoire que j'invente chaque jour Pour attiser mon mal secret qui à son tour Au fond de l'homme en moi la rallume et l'é Je ne le pourrai point avant que n'ait jailli Justement d'elle! cette source de mon être Par elle se cherchant depuis toujours l'accès Par elle, la brûlure inguérissable et sainte Qui peut-être a tari mon âme tout exprès... 2 La source est ce visage d'enfant Allant à la rencontre de l'aube La source est le matin naissant Qui luit dans les yeux de l'enfant La source est le mirage du temps Qui voile l'immuable Distance La source est l'horloge du sang Qui régit homme et firmament La source est la prière montant Aux lèvres mais que les dents retiennent La source est le souffle louant Son essence même le Vent La source est le regard du couchant Qui fait luire les pleurs du vieil homme La source est en lui effaçant De son âme tout sauf l'enfant 3 Le vieil homme veut retrouver en lui Abel Qu'il s'était immolé comme l'on fend un arbre En retranchant de soi ce moi jumeau sans qui Tout son être du côté droit n'est plus qu'un gouffre Au bord duquel saisi de vertige le coeur Sape à grands coups la moitié d'âme dont l'angoisse Coupable est le détonateur qu'il amorça Dans toutes les parties de l'être où il la loge Entrailles, reins, cerveau, sexe, poitrine, esprit. Le vieil homme se sait par son cour assailli Dans ses organes ses fonctions ses prières Il sent sa propre mort s'activer, ouvrière Infatigable des phantasmes qui lui font Sonder en vain l'un après l'autre ces cratères Remords anciens qu'il prend pour autant de jalons. Ce passé défoncé qui lui paraît la route Du Grand Retour le ramenant à l'unité Le renvoie chaque fois à lui-même, à l'abîme Infernal qui sans fin lui rongera le flanc Tant que le nom d'Abel ne lui viendra aux lèvres Même closes, collées au gouffre et l'appelant. 4 Sans fin serait la malignité de l'homme contre soi Si Dieu n'était venu lui rappeler leur autre image Pour se faire homme revêtant les traits d'Abel. Leur autre image : car l'homme a pris modèle Sur le Dieu à sa ressemblance qu'il s'est fait Un Dieu férocement injuste qui lui donne De louer sans remords son labeur de bourreau. Si au cour même de la malignité de l'homme Abel en celui-ci n'avait pas subsisté Dieu n'eût été alors dans les siècles des siècles Que l'absolu du Mal en tout homme incarné. En cette espèce qui ne vit que de la haine d'elle-même Tout innocent sacrifié est un annonciateur d'Abel Qui étant l'Innocent parfait fera la preuve Du poids d'enfer de cette haine sans fléchir. Chacun le sentira cloué sur lui l'heure venue Se sentira cloué sur soi-même avec lui Leur sang mêlé lavant du Caïn qu'il croit être Même Caïn ! tandis que du pied de la croix Il se voit en Abel expirant sur le bois Mourir à soi sans le savoir dans sa victime. 5 Le soleil qui meurt en croix Son reflet est la face de l'homme Ses derniers rayons sanglants Mettent à feu cour et sang Le sépulcre à l'horizon S'ouvre juste sous les pieds de l'homme Ils vont vivre homme et soleil Un même enfer sans sommeil Abel voit l'enfer sans fond C'est celui de tout homme son frère Le soleil sombre avec lui Dans l'homme au fort de la nuit L'enfer s'y attise en vain Pour n'être éteint par cette autre flamme Qui se nourrit cependant De ce feu qu'elle lui prend Elle prend ce feu mauvais Puis en ayant brûlé la ténèbre Tire du noir infernal Le rayonnement pascal La femme au jardin s'entend Nommer comme en un flot de lumière Cet instant éblouissant Cache Abel à l'Orient Si Abel et le soleil Ne faisaient désormais qu'un seul être Et que la face de Dieu Fût visible à tous les yeux Mais Abel transfiguré Aux quatre vents soulève le Souffle Parole sainte homme fort Portant partout guerre et mort Car ce Verbe est une épée Et qui ne le met en pratique S'est déjà donné la mort L'épée au travers du corps Reste le matin sauveur De Pâques se levant sur l'histoire Reste en tout homme Celui Qu'il ne peut tuer en lui 6 Pourquoi, me dis-je chaque jour de ma vie Cet Abel dont je sais qu'il est moi tarde-t-il tant à me changer en lui? Ou faudrait-il que je me demande : Pourquoi Ne puis-je devenir de moi-même cet Abel dont je sais pourtant qu'il est moi? Puisque les temps sont à jamais accomplis pourquoi l'histoire n'est-elle jamais achevée Abel n'est-il descendu aux enfers non point seulement pour rendre son être à tout homme Mais pour rendre à l'Etre l'humanité tout entière, réunir en elle son origine et sa fin? N'en fut-elle donc pas soufflée par l'Esprit, la nouvelle Sur terre, aux enfers et au ciel Vers le haut de la croix et le bas et à tout l'horizon que son ombre étreint de ses bras? Pourquoi, dès lors, tout va-t-il comme avant ? Si chacun comme moi Étant mort est rené en Abel, notre essence même, pourquoi Et d'abord entre moi et moi, toi et toi-même, la guerre? Pourquoi ne cesser de détruire cette essence chez nos ennemis Ou prétendre pour les lier au bûcher que c'est eux sacrilègement qui auraient Détruit en eux-mêmes leur essence indestructible Comme si Caîn une deuxième fois eût tenté de tuer Abel ? En Cain autant et plus qu'en Abel nous restons tous frères et la haine est le lait Sucé par nous aux mamelles d'Eve qui pour Abel de ce même lait sont stériles. Abel se nourrit de la douceur de la mère Caïn de l'aigreur qu'il transmet à ses seins C'est ainsi qu'enfants une méchanceté nous habite déjà sans mesure comparée à nos poings... Qu'a donc changé le nouvel Abel? Rien hormis qu'en son nom l'homme égorge l'homme. Nul ne voit Abel sous les traits de son frère, mais le seul reflet de sa propre envie de tuer. Cest pourquoi le monde est toujours en danger sous le signe sanglant de la paix fraternelle. Reste que chacun chaque jour de sa vie peut s'interroger : Que ne me changes-tu? N'es-tu pas moi-même infiniment plus que moi ? N'as-tu pas refermé et l'enfer de mon être Et celui de tout autre en scellant mon enfer, car tout autre est moi comme moi je suis lui ? 7 II est écrit : «Il était dans le monde Et le monde ne Ta pas connu. Il est venu chez soi Et les siens ne l'ont pas reçu. » Parole qui tombait autrefois Chaque jour de chaque bouche de prêtre Et que l'on n'entend plus. Pourquoi? C'est qu'elle nous juge A présent plus qu'il y a deux mille ans Plus le temps va plus est dur à entendre Le jugement. Ou serait-ce, bien qu'annoncé à tous vents Jusqu'au terme de l'histoire et du monde Que le Verbe demeure enfoui Comme l'hôte clandestin d'une grange Qu'on en chasse pour n'être pas compromis? Tous pourtant chacun pour soi nous savons Que notre cour est moins encore qu'une étable Dont lui seul en l'habitant il se fait Une maison. Moi le scribe de cette histoire qui m'entre Dedans par toutes les parties de mon corps Je commence par l'épouvante à comprendre Ce que je ne comprends pas : Que Cain est l'unique évidence de l'homme Dont Abel est la ressemblance cachée. Abel dit : «Je suis venu allumer un feu sur la terre Et comme je voudrais qu'il fût déjà allumé ! » Il dit encore : « Ne croyez pas que j'apporte la paix sur la terre Je suis venu apporter non la paix mais l'épée. » Moi le scribe méditant ces paroles Je saisis pourquoi tout est déjà accompli Bien que l'histoire jamais ne s'achève. Cest que Cain pour se détruire lui-même Doit en tout autre détruire Cain. Ainsi l'homme doit se déchirer fibre à fibre Se rompre se décharner jusqu'à l'os Broyer ses ossements en poussière Les brûler une fois broyés, les jeter Aux vents arides qui calcinent la terre. Alors peut-être quand il ne restera de Caîn Que son creux devant l'Absence infinie Abel confondant creux et ciel montera De leur commun tréfonds d'où le monde Par lui de son chaos sortira. 8 Alors oui je le crois contre toute L'horreur du monde dont rien ne me peut détacher Alors oui contre l'horreur de moi-même Dont celle du monde n'est qu'un pâle reflet Alors de toute cette horreur qui m'étrangle De crier en moi contre elle-même : Pitié ! Une autre voix me jaillira de la gorge Rompant les strates de mon vide sans fond Voix méconnaissable et pourtant bien mienne Miroir de ces bleuités célestes que l'oil Nuance en hauteurs d'abîme où sans cesse Crêtes et creux rythment l'aspiration Alors oui fasse du ciel cette voix autre Que je l'entende dans ma bouche comme un hôte Nommer l'homme souffler dans son souffle son nom Rendre ainsi même au plus scellé des muets la Parole Au dernier soir du monde le matin premier ébloui Et à moi la source inouïe des quatre fleuves du Paradis Vous tous, dont chacun n'est en soi Qu'un atome d'être dans l'Être Un bref instant éternel Dans une éternité sans limite Une étincelle tout juste jaillie Pour y retourner de l'Esprit, Depuis que le premier homme étonné A lancé vers la voûte céleste Le Nom ineffable et le sien Que faites-vous ici ? Un million d'années ont passé Des millions et des millions de batailles Des billions et billions de morts. L'homme ne sait toujours rien de lui-même Sauf qu'il doit mourir et qu'il tue. Ce livre qui commence avant l'homme Dans le rêve indéchiffrable de Dieu S'achève sur la plus grande guerre de l'homme Où Dieu est enrôlé malgré lui. Dieu l'a été dans toutes les guerres Mais dans celle-ci Il l'a été sous sa propre bannière Celle de l'Amour. Bannière levée à tous les vents de la terre Trempée dans le sang de toutes les nations. Cette guerre qui touche à sa fin Cest peut-être une fin de ce monde Un retour au songe non né Où l'Etre au plus secret de soi-même S'est tant et tant de fois replié. Ou peut-être est-ce enfin l'origine Le sixième jour au matin Adam et Eve innombrables sous l'arbre Aux mains nues sur l'univers étendues. |
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Pierre Emmanuel (1916 - 1984) |
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Portrait de Pierre Emmanuel | |||||||||
Biographie / OuvresNé à Gan (Basses-Pyrénées), le 3 mai 1916. |
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