Remy de Gourmont |
Dans le livre infini, toujours à reprendre, qui pourrait s'intituler « Les poètes et l'amour », Remy de Gourmont n'offrirait pas le chapitre le moins déconcertant. Voilà un homme qui a acquis la renommée par des essais fins, pénétrants, intelligents, subtils. Dont les romans font une très large place aux idées. Dont l'ouvre entière apparaît placée sous le signe du doute et de l'examen critique. Volume après volume, de la Physique de l'amour à Une nuit au Luxembourg, il décortique les valeurs. Répète qu'il faut se défier du sentimentalisme ; des états d'âme élevés qui servent de masque à un besoin physiologique primitif. Que l'amour est avant tout une question d'épidermes. Cependant, il écrit des vers. Et le voici, à quarante ans passés, qui s'émerveille : Simone, il y a un grand mystère Dans la forêt de tes cheveux. Un grand mystère ? Dur aveu, pour un sceptique. Gourmont sent bien que ses effusions sentimentales risquent de surprendre. Elles le surprennent sans doute lui-même. Mais il a cette honnêteté si rare de savoir douter de son scepticisme. Il a beau analyser l'amour, cela ne l'empêche en rien d'y céder. Et jusqu'au bout il restera quelque peu cet adolescent qui notait dans son journal cette phrase charmante : « Quelle belle journée ! Que de folies ! J'ai dansé avec elle toute l'après-midi. » A l'âge de trente-trois ans il est atteint d'un lupus tuberculeux, qui le laissera défiguré. Il grossit, se met à bégayer. Mais il écrira encore de beaux poèmes d'amour, terrestres et éthérés, sensuels et sensibles. Le frisson des épidermes y est très présent ; mais aussi l'émotion amoureuse, qui l'amplifie et le redouble. Et dans Les jacynthes il passe sans heurts du contact des corps au pur élan du cour, aérien, merveilleux. Loin de s'opposer dans ses vers, sentimentalisme et sensualité se soutiennent, se fortifient mutuellement. Autre mystérieuse vérité, que Gourmoni accepte : à l'égard de l'amour, la seule attitude possible est d'y succomber totalement, corps et âme. Défaite absolue de l'intelligence. Il n'y a pas d'amour intelligent. On peut certes essayer de le comprendre dans des essais ; à condition de ne pas être amoureux, pas pour le moment. Il reste une lacune dans la compréhension, que seule la poésie peut venir remplir. Elle seule, en particulier, peut rendre compte de ce phénomène surprenant : l'amour offre une voie de passage direct entre chair et âme, court-circuitant l'intelligence et le monde des représentations. Se jouant avec aisance (avec la souveraine aisance des phénomènes naturelS) de toute tentative d'explication. Il est bien des choses dans la vie que l'on peut réduire à leur représentation dans le cerveau ; dans un deuxième temps, cette représentation elle-même en viendra à être préférée : inutilité de la vie vécue, qui coûte tant d'efforts pour aboutir à des images mentales tellement plus pauvres, monotones, tellement inférieures à ce que l'imagination peut concevoir. C'est en tout cas la lecture que les symbolistes (et d'abord HuysmanS) feront de Schopenhauer. Ce sera aussi la lecture de Gourmont, dans un premier temps. Mais, il en prendra vite conscience : l'amour résiste à cette tentative de réduction. Il se retrouvera ainsi plus proche de la véritable pensée de Schopenhauer, qui voyait dans l'attraction sexuelle un des phénomènes les plus intimes, les plus proches de la Volonté ; qui, en ce sens, voyait dans l'amour une expérience métaphysique cruciale. C'est avant tout dans sa poésie que se manifeste cette évolution, ce retour en force de la partie sombre et vivante de l'homme, au détriment de son intellect. Ses poèmes d'amour, encore plus tactiles que visuels, témoignent d'une présence obsédante de la chair ; mais les sophistications de l'érotisme y jouent un rôle à peu près nul (ce qui produit un effet presque curieux, en pleine période symbolistE). Ce qu'il y a de plus erotique, pour lui, cela semble encore être le sentiment amoureux ; ce n'est certainement pas l'attitude d'un cérébral. Tout ceci, évidemment, risque de déplaire. On préfère les ouvres cohérentes, c'est-à-dire uniformes ; sans doute parce qu'elles permettent un cataloguage plus aisé. Gourmont, essayiste subtil ; point final. S'il le faut, on retranchera les ouvrages déviants, jusqu'à obtention de la cohérence recherchée. Un peu comme on pratiquerait des lobotomies successives sur un individu à la personnalité trop riche, trop difficile à cerner. Pourtant, les poèmes réunis dans ce recueil ne sont pas spécialement des « poèmes de jeunesse », comme on dit assez bassement. Le Sonnet énigmatique date de 1913, deux ans avant sa mort. Remy de Gourmont, essayiste ? On pourrait dire poète, aussi bien. Essayiste, poète : les deux mots, accolés, jurent un peu ; Gourmont s'en rend bien compte. Présentant ses poèmes au public, il note qu'il pourrait être curieux d'apprendre comment aucun genre d'études « les plus opposées, selon le commun jugement, à l'exercice de la poésie » n'a tué en lui cette faculté de se livrer à « ces jeux jugés incompatibles avec la raison ». Sa seule réponse tient d'ailleurs en cette phrase d'une belle franchise : « A vrai dire, je n'en sais rien. » Mais il en vient à regretter (un regret léger, fugitif, touchanT) de ne pas avoir donné davantage de temps à la poésie. Le lecteur pourra en juger, maintenant que cette partie de son ouvre est à nouveau rendue accessible. Il pourra de toute façon se faire une image plus juste de cet auteur complexe et un peu secret. Gourmont n'est pas de ces personnalités tranchées qui s'engagent dans une ouvre gigantesque et d'un seul tenant ; chez lui, il y a des sentiers, et qui bifurquent. C'est sans doute dans le domaine religieux que son attitude est la plus difficile à suivre. Cènes, il ne peut guère apparaître comme un pilier de la foi ; il serait plutôt ce qu'on appelait à l'époque un voltairien. Mais ceci mérite d'être sérieusement nuancé ; d'abord en raison de son admiration pour le Moyen-Age. Les philosophes du xvtu' siècle pouvaient considérer les productions de cette époque comme autant de monstruosités gothiques ; Gourmont, en conscience, ne le peut pas. C'est il est vrai une admiration plus esthétique que morale ; mais entre les deux le pas n'est pas difficile à franchir. On en trouvera une illustration dans les Saintes du Paradis, qui font penser à une suite de petits vitraux, savants et naïfs. Ces femmes perdues pour la chair, vouées à Dieu, le fascinent tellement qu'il en arrive à les comprendre, à admirer leur chasteté (cette chasteté qu'il qualifie par ailleurs, dans la Physique de l'amour, de « la plus singulière des aberrations sexuelles »). On pense à Verlaine : Je ne veux plus aimer que ma mère Marie Tous les autres amours sont de commandement. Cher Verlaine, qui s'est constamment contredit, avec une sincérité sans faille, jusqu'à cet ultime aveu : La femme m'a repris tout entier. Gourmont nage dans les mêmes eaux, troubles et fécondes. Le corps de l'amante, le corps de la vierge. Constamment mis en parallèle, mis en opposition, rehaussés l'un par l'autre. C'est déjà vrai dans Sixtine, son premier roman : « Il y a un secret, Valérien, que je veux te dire : j'ai pour amant un ange de Dieu, qui, avec une extrême jalousie, veille sur mon corps. » Il ne se lassera pas d'y revenir, parfois avec une obstination malsaine. Ce sont un peu, il est vrai, des thèmes d'époque ; des éléments du bric-à-brac symboliste. Mais les rapports entre catholicisme et érotisme n'ont jamais été simples ; et chez Gourmont ces thèmes n'ont rien de plaqué ni d'artificiel. Il est frappant de voir à quel point l'ambiance particulière aux églises, cette pénombre, cette odeur d'encens, cette richesse des ornements liturgiques, semblent exacerber sa sensualité. S'il a écrit un conte (Le FantômE) où l'on fait l'amour dans une église, c'est peut-être un peu par provocation ; mais pas uniquement. Seules les églises catholiques, il faut le noter, lui font cet effet ; pour les autres cultes, il ne s'y intéresse pas du tout. Mais cette religion de l'Incarnation, qui offre tant de ponts entre l'humanité et la divinité (les saintes et les saints, la Vierge...), qui paradoxalement attache tant d'importance au péché charnel, le fascine. C'est décidément son univers mental. Et on voit bien ce que Léautaud voulait dire quand il comparait sa sensualité à celle d'un « moine ardent et claustré ». Il se sent bien dans cette ambiance compliquée, étouffante, sacerdotale, où Dieu, comme la femme, s'approchent dans la pénombre. Parfois, la femme semble définitivement l'emporter. Dans un poème daté du 1" mai 1887, il a cette effusion romanesque et athée : L'univers est à moi quand sa bouche a souri, Et Dieu n'est qu'un fantôme, il n'est pas d'infini, Sans elle. Mais le 28 juin de la même année il avoue attendre, rechercher, exiger de la vie : Des plaisirs où les sens vibrent sans compromis, Et la communion sous les doubles espèces. Ce qui est un véritable sensualisme catholique. Non seulement Gourmont ne peut pas choisir entre ces attitudes contradictoires, mais il n'a pas très envie, non plus. Il a besoin de rites ; il a besoin de la présence réelle. Quand on a de telles dispositions, on est naturellement tenté par la profanation. Gourmont s'y livrera parfois. Et les poèmes des Oraisons mauvaises, où il traite conjointement du corps lascif de la femme impudique et du corps supplicié du Christ, laissent l'impression déplaisante d'un blasphème réussi. Parfois aussi, il est emporté par un mouvement d'une vraie fraîcheur, qui lui fait retrouver l'esprit de son cher Moyen-Age. Et son hommage à Jeanne d'Arc a l'accent de la vérité. Il a eu, il faut s'en souvenir, une enfance campagnarde auprès d'une mère très pieuse. Troisième attitude, plus apaisée, dans l'Eglise. Pendant que Simone prie dans une petite église de village, et qu'il l'attend, il est envahi d'une émotion très douce, très respectueuse, en songeant à ces siècles de foi simple et robuste, à ces générations de paysans qui ont bâti l'église, forgé la croix... Il songe à tout ce travail des hommes, A ceux qui ont lissé la tunique de lin Pendue sous un rideau à gauche de l'autel ; A ceux qui ont chanté au livre du lutrin ; A ceux qui ont doré les fermoirs du missel. De toute évidence, cet homme n'a pas de position religieuse cohérente ; pas dans ses poèmes, tout du moins. Et même si en pratique il en est arrivé à manifester une incrédulité modérée, sa poésie porte témoignage de bien d'autres tentations. Dès qu'il écrit des vers, Gourmont renonce à être ce qu'il est si brillamment par ailleurs : un intellectuel. Il en éprouve sans doute un secret soulagement. Car, déjà à l'époque, il était pratiquement obligatoire de se ranger dans l'un ou l'autre camp ; ce qui répugnait à un esprit si subtil. Si les catholiques l'agacent fréquemment, les anticléricaux l'indisposent encore bien davantage, eux qui méconnaissent grossièrement les beautés de la foi. La religion moderne du progrès, de l'hygiène et de la raison n'a pas de critique plus acerbe. Entre un bourgeois de la Troisième République et un moine du xtn' siècle, il préfère décidément le moine. Et il n'a que dégoût pour ce plat matérialisme qui se répandait à son époque. Il n'est par contre pas insensible aux séductions de l'antique paganisme. Entre tous les anciens dieux, c'est à Éros qu'il vouerait le plus volontiers un culte. I.e sourire d'Éros, le petit dieu malicieux mais tout-puissant, qui met en mouvement la nature entière, traverse toute son ouvre. C'est sans doute dans Simone qu'il apparaît le plus ouvertement. On y voit se manifester une veine bucolique et païenne, absolument préchrétienne. L'amour y apparaît comme une joie toute simple, toute fraîche, printanière : Simone, la rivière chante un air ingénu, Viens, nous irons parmi les joncs et la ciguë ; Il est midi : les hommes ont quitté leur charrue, Et moi, je verrai dans l'eau claire ton pied nu. Il y rend hommage au soleil, aux fleurs, à la rivière : La rivière est une mère très puissante et très pure, La rivière est la mère de toute la nature. Pourtant, depuis vingt ans, il mène à Paris une existence presque recluse. Mais les images de son enfance dans le bocage normand lui reviennent naturellement en mémoire. Il y a dans ces poèmes une vraie joie, celle de la pureté charnelle retrouvée. C'est un sentiment qui peut surprendre chez l'auteur des Litanies de la rose. Ceux qui avaient apprécié les Litanies (et ils étaient nombreux ; c'est un livre qui a eu de l'impacT) ont dû être bien déroutés par Simone. On passe de la perversité à l'innocence, de la sophistication à la fraîcheur, d'une construction verbale très travaillée à des rythmes rustiques, tantôt gais, tantôt nostalgiques. Certains morceaux pourraient presque être chantés. Ce n'est pas que Gourmont, effectuant un retour à la simplicité, renonce à ses thèmes de prédilection ; mais il les voit sous un jour nouveau. Et il est beau que ces poèmes de Simone, où éclate une joie sensuelle si franche, s'achèvent par l'Eglise, où même l'opposition entre Dieu et la chair semble résolue, dans une atmosphère d'une grande tendresse. En tout cela, il est question d'amour. L'amour est au centre. Chaque fois qu'il sera soumis à un nouvel éclairage, il donnera naissance à des poèmes nouveaux. Aucune préméditation dans cette démarche ; aucune volonté discursive. Résignons-nous : Remy de Gourmont n'est pas un poète intelligent. Il n'y a pas de poète intelligent. Même s'il est, par ailleurs, essayiste. Et la traditionnelle incohérence des poètes n'a, au fond, rien de plus surprenant que la vieille incohérence de l'être humain. Gourmont n'hésite d'ailleurs pas à écrire que « la vie est discontinue et ne se compose que d'instants reliés par l'inconscience ». Parmi ces instants, certains seront d'une grande densité poétique. La mission du poète consiste simplement à recréer, du mieux qu'il peut, ce qui a été perçu dans un mouvement de pure intuition. Il serait bien vain, alors, de lui reprocher son incohérence, puisque « la nature essentielle de chaque poésie change selon le caractère de ces instants où le poète a pu prendre conscience de lui-même ». Entre-temps, bien-sûr, Gourmont réfléchit (un individu aussi doué pour les idées ne peut guère empêcher le fonctionnement de son intellecT) ; il essaie de relier ces instants, de les confondre dans une réflexion commune ; il pourra ainsi en arriver à formuler des théories, même une théorie de l'amour. Mais ces théories pourront à leur tour être bousculées par un nouveau mouvement d'intuition pure. La poésie garde toujours une longueur d'avance. L'intelligence ne vient qu'en second lieu, et elle reste au second plan. Elle peut mentir, car la nature même de son fonctionnement implique la cohérence et la causalité. Elle ne fait que relier des choses qui sont peut-être disjointes et incommensurables. L'idée même du moi est peut-être, si la vie est discontinue, une reconstruction douteuse (et là on sent que Gourmont a eu, probablement par l'intermédiaire de Schopenhauer, connaissance des grands textes bouddhisteS). La poésie, elle, ne ment jamais, car elle est au plus près de l'instant, elle est intuition pure de l'instant ; chaque poème est un coup de sonde vers le noyau central, inconnaissable, des choses. Pourtant, le paradoxe est que la poésie n'échappe pas, dans son élaboration, au fonctionnement de l'intelligence. La recréation de l'instant sous forme écrite ne va pas de soi ; Gourmont ne prétend aucunement être un poète naïf. Au contraire, plus qu'aucun autre, il est conscient des moyens de son art. C'est là qu'on retrouve cette finesse, cette vivacité d'esprit qui ont fait sa réputation. I-a préface qu'il donne à son recueil Divertissements est typique : tant qu'il s'agit du fond il reste discret, allusif ; mais dès qu'il aborde les questions de forme il s'anime, il devient démonstratif et pugnace. C'est pour lui un plaisir visible que de s'expliquer sur la technique, la versification. Lui-même a principalement utilisé deux rythmes : le vers libre, la litanie. Il est curieux de voir un procédé d'écriture religieuse employé à des fins si nettement profanes (et même sournoisement erotiques dans les Litanies de la rose et les Fleurs de jadiS). D'autant plus que, par un curieux retour, il s'est souvenu de ces textes pour composer les Saintes du Paradis. De ses essais en prose rythmique, le plus surprenant est sans doute « Elle a un corps... ». C'est qu'il s'y retrouve face à face avec ce thème du corps de la femme, qui le fascine par dessus tout. Le résultat est inclassable. Ce n'est plus du symbolisme ; encore moins du romantisme ou du Parnasse. On penserait presque à Artaud (pour la précision magiquE), ou aux sermons bouddhistes sur l'« établissement de l'attention ». Rien, de toute façon, qui renvoie directement à son époque. On trouvera certains poèmes où Gourmont a choisi de se plier à la rigidité du vers classique. Le plus souvent, cependant, il reste fidèle au vers libre, né du temps de sa jeunesse symboliste. Non seulement il y reste fidèle, mais il le défend avec persévérance dans ses ouvrages théoriques. Cette question, très débattue à son époque, le passionnait ; et il a développé une augmentation précise. D'abord, il relève l'absurdité qu'il y a à écrire des vers réguliers en fonction d'une prononciation datant du xiV siècle. L'effacement du e muet, souligne t-il, était conforme au génie de la langue. Et si la poésie, pour être appréciée, demande l'emploi d'une prononciation archaïque et désagréable, elle devient nécessairement un exercice assez artificiel. Qu'on essaie, par exemple, de prononcer comme un alexandrin ce vers de Verlaine : Sagesse d'un Louis Racine, je t'envie. On y parviendra, certes, mais au prix d'une cacophonie assez ridicule. Ce premier argument, basé sur la phonétique, n'est cependant pas suffisant ; on peut imaginer d'écrire des vers réguliers en fonction d'une prononciation moderne ; de compter les syllabes dans la poésie exactement comme on les compterait dans la vie de tous les jours. Ainsi, Gourmont note que lorsque Henri de Régnier écrit : Qu'ils portent en grappes aux pans de leur robe écarlate il s'agit d'un vers de quatorze syllabes selon les normes classiques, mais d'un alexandrin si l'on adopte une prononciation moderne. Ce que Gourmont critique, plus profondément, c'est cette poésie qui n'est qu'un récit en prose où l'on va à la ligne toutes les douze syllabes, en agrémentant le tout par des rimes. D'où sa grande idée, qu'il exprime dans l'Esthétique de la langue française par cette formule d'apparence paradoxale : le vers est un mot. Une « unité de sens ». Non le résultat d'une section artificielle du discours (car tout texte en prose peut, pour peu que l'on dispose de la technique suffisante, être réécrit en vers ; c'est là, selon Gourmont, le secret de la mauvaise poésiE). Un vers achevé, au contraire, bien qu'il se compose d'unités sémantiques plus petites (les mots au sens habitueL), formera cependant une unité nouvelle et « indéchirable ». Un peu comme ces caractères chinois composés de traits exprimant chacun une signification partielle, mais formant cependant un ensemble complet et suffisant, non décomposable, ayant sa beauté propre. Si les vers sont des mots d'ordre supérieur, si ce qui les justifie est leur unité interne, organique, alors peu importe leur nombre exact ; peu importe aussi qu'ils se répondent par des rimes, des assonances, ou rien du tout. Ce déplacement d'intérêt du rythme vers le sens, on peut le déplorer ou s'en réjouir ; reste que Gourmont exprime cette évolution, qui était dans l'air à son époque, avec une particulière clarté. Et de celte simple idée, « le vers est un mot », découle toute la poésie moderne. Qu'est-ce qui pousse les poètes modernes, tous les poètes modernes, à terminer un vers ? Et à passer au vers suivant, au lieu de simplement continuer, comme dans un texte en prose ? Rien d'autre que la sensation plus ou moins obscure qu'ils ont atteint une signification complète. Ces significations pourront être complexes et enchevêtrées, elles pourront être brèves et brutales ; affaire de tempérament. Le principe générateur reste le même. Appliquée rigoureusement, cette conception du « vers-unité de sens » rend impossible toute poésie narrative. Et on l'a bien vu : après avoir été durement mise à mal par les symbolistes, la poésie narrative a été achevée par les surréalistes ; rien ne permet aujourd'hui de pronostiquer son retour. Ce qui est peut-être embêtant. Qu'on pense, par exemple, à la chanson de geste : il est difficile de la reléguer sans remords dans les ténèbres de la prose versifiée. La poésie est née, aussi, pour raconter des histoires ; ou, plus exactement, pour gueuler des histoires de manière bien scandée. Les symbolistes sont enfants de Baudelaire plus que de Victor Hugo, c'est vrai ; mais enfants illégitimes, quelque peu. Considérons le vers : Venez vous enivrer de la douceur étrange c'est presque un mot au sens du Gourmont ; pas tout à fait, mais presque. Quant au vers suivant : De cette après-midi qui n'a jamais de fin on peut difficilement rêver unité de sens plus magistrale. Et tout cela est parfaitement versifié. Preuve qu'il est possible de composer des vers dont chacun soit vraiment un mot, une unité de signification autonome et complète, mais qui cependant se répondent et s'organisent dans une structure musicale parfaite. Le débat ouvert par Gourmont n'est pas clos. Aujourd'hui, les plats exercices de versification qu'il raillait ont disparu, officiellement tout du moins. Les poètes se sont engagés depuis sa mort (il est mort en 1915, Dada est né en 1916) dans une sorte de quête désespérée du sens, insoucieuse de toute considération rythmique. Lui-même n'aurait certainement pas eu une position si tranchée ; il n'était pas insensible, loin de là, à la plénitude et à l'harmonie du vers classique ; mais il ressentait, très vivement, la nécessité de chercher autre chose. « A l'heure présente », écrit-il en 1912, « il semble que la technique poétique soit devenue aussi personnelle que la poésie elle-même, qui ne l'est pas peu. Les poètes l'ont enfin compris, que les autres l'admettent ou non : ils doivent se fabriquer, ou avoir l'air de se fabriquer eux-mêmes, leur instrument. C'était, paraît-il, une coquetterie des vieux artisans d'avant les machines, de façonner leurs outils de leurs propres mains, pour leurs propres mains, au lieu de les recevoir tout faits de l'industrie indifférente. C'est plus que jamais la coutume parmi les poètes de ne se servir que d'un vers dont ils aient ordonné, à leur mesure, le degré de flexibilité. » Attitude typique de l'anticonformiste : justifier une innovation par une coutume très ancienne. Compte tenu de sa position « moderne », il est curieux que Gourmont ail été aussi violemment dénigré par les surréalistes. L'explication tient en une phrase : il a exprimé des réserves sur Rimbaud. Ce qui est un péché inexpiable. Il lui reconnaît du génie, certes, mais cela ne compte pas ; il a exprimé des réserves, et cela suffit. Concernant Rimbaud, toute autre attitude que l'aplatissement suffit d'emblée à vous exclure du champ poétique. Nous vivons une époque bien simpliste. Si nécessaire, on peut classer Remy de Gourmont parmi les poètes symbolistes. Dans sa conception du vers, tout du moins, il est resté fidèle à l'esprit de cette époque. Mais il s'est assez vite fatigué des thèmes symbolistes ; lentement, sans violence, mais sans retour possible, il s'est dégagé de ce qui était devenu un impraticable bourbier de sensations fines. Il y avait en lui, quoiqu'il s'efforçât parfois de le dissimuler, l'étoffe d'un sentimental et d'un lyrique. A force d'éprouver la nostalgie de la pureté, peut-on finir par y accéder à nouveau ? Contre toute attente, il semblerait bien que oui. Remy de Gourmont a retrouvé dans Simone les simples sources de la pastorale. Il a écrit de vrais poèmes d'amour, sans éluder aucun aspect de cette intéressante passion (mise à part la jalousie, qu'il semble avoir peu connuE). Tout cela est assez étrange, mais d'un pouvoir de séduction certain. Etre complexe, et amoureux de la simplicité : c'est un mélange idéal, pour un poète. |
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Remy de Gourmont (1858 - 1915) |
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Portrait de Remy de Gourmont | |||||||||
BiographieRemy de Gourmonl est né le 4 avril 1858 à Bazoche-en-Houlmes (Orne). |
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