René Char |
Publiés en 1950, après la parution de ses pièces de théâtre Sur les hauteurs et Claire, et avant la mise en scène de cette dernière à Lyon, les poèmes rassembles dans Les Matinaux ne quittent pas complètement le registre théâtral de l'(autO)représentation. Morceaux dialogiques, précédés parfois de passages presque didascaliques qui configurent une mise en scène de l'élocution poétique et du moi, les poèmes matinaux oscillent entre la clarté monumentale, la verticalité du poème classicisant et la fragmentation, la pulvérisation de la voix qui s'entend plus tard dans La Parole en archipel. Désormais, dans Les Matinaux des dissensions élémentaires sont décelables au niveau de l'espace poétique sans cesse rongé par ses propres pulsions. On ressent ici une surface textuelle marquée par des tensions entre la structure figée, proche de la fixité formelle, du poème et l'éclatement du sens, l'hermétisme et l'indicible qui le travaille. Chaque poème intériorise à son tour l'image de cette contradiction sous les figures cuisantes de la plaie, de la déchirure, de l'espacement, qui deviennent autant de signes d'une désagrégation du poème et d'une rupture qui s'instaure entre le langage et sa figuration. Ces propos ne se constituent pas comme une manière de placer la création charienne sous l'incidence contraignante de la poétique de la forme fixe. Pourtant un recueil comme Les Matinaux nous oblige à prendre néanmoins en considération l'hypothèse d'une influence qu'un tel dispositif poétique pourrait avoir sur la présentification du sens. Une fois établi le pacte entre parole poétique et forme fixe on considère comme implicite une « altération » prolifique du niveau imaginaire, linguistique et sémiotique du poème. Consacrée historiquement et souvent identifiée uniquement à un corpus de règles métriques et de contraintes formelles, la forme fixe ressuscite aussi ce qu'on pourrait nommer « l'irréductible » d'un poème, son ineffable. Une telle architecture introduit une tension qui surgit entre les deux niveaux- le formel et le linguistique- qui détiennent chacun ses propres moyens d'accès à la signification, mais qui peut constituer, en soi, le sens. La superposition de ces deux niveaux, à la fois éclairante et obscurcissante (et le titre du volume ne manque pas de suggérer cette dualité) remonte à la tentation abyssale du poème, celle d'accéder à ses propres origines et de ressusciter les puissances primaires du langage. Giorgio Agamben voit la tension comme une sorte d'immanence de la poésie : « chaque poème est un organisme fondé sur la perception des limites et des finalités qui définissent les unités sonores (ou graphiqueS) et sémantiques - sans jamais coïncider complètement, presque toujours dans une dispute intermittente, avec ceux-ci. »'. Toutefois, René Char n'est pas un pratiquant persuadé de la forme fixe mais lorsqu'il utilise ses paradigmes il le fait afin de subvertir les codes de la communication poétique. Même si l'occurrence de ces formes n'est pas déterminante pour son parcours poétique, Les Matinaux nous apparaît comme une étape d'érosion des « cérémonials » poétiques de la tradition. Cela est rendu visible par la persistance de certaines figures qui font partie du même régime métaphorique, celui de la dislocation {la plaie, la brisure, la désunioN) et qui sont des représentations de l'élémentaire, cette force de rupture qui traverse le souterrain du poème charien. Le recueil, dont le titre suggère le passage vers un régime ambigu, sur la ligne entre les ténèbres et l'éclair de la communication poétique, est, de plus, mis sous le signe d'une triple détermination. Ainsi, le renvoi à Timon of Athens de Shakespeare: « APEMANTUS: Where liest o'nights, Timon ? TIMON : Under that's above me » - vient d'abord renforcer ce statut incertain et oscillant des images dans l'espace vespéral d'un morcellement, pour faire allusion par l'interpellation de Shakespeare aux contraintes du poème de forme fixe et finalement pour avouer le « dialogue » (l'acception théâtrale du terme revêt une importance particulièrE) qui s'établit entre les poèmes du recueil à travers les thèmes et les récurrences de l'imaginaire charien, dialogue qui paradoxalement empêche la parole d'adhérer complètement au cérémonial imposé par sa forme. On trouve relevant donc d'analyser dans la perspective de cette tension élémentaire trois poèmes qui ouvrent le recueil--« Fête des arbres et du chasseur », « Divergence » (dans La Sieste blanchE) et « Les Transparents » pour voir comment on arrive à surprendre cette figure ambiguë d'une blessure essentielle et comment dans l'espace de cette tension se configure cette esthétique (de 1') intermédiaire chez René Char. Les trois poèmes en question sont chacun précédés par une sorte de paratexte poétique qui les double, les résume, l'expliquent ou leur profilent un décor. Difficilement classables, hésitants, entre la fadeur d'une didascalie (« Abrégé ») ou le poème en prose (« Mise en garde »), ces morceaux en trompe l'oil sont une sorte de miroir tendu au poème proprement dit ainsi que son revers. Ils s'opposent par leur fluidité et leur « univocité » (de même par le fait qu'elles sont l'expression d'une seule voix, presque extérieure au poèmE) à la tabularité de la poésie et à sa polyphonie, à l'extrême concentration de la parole poétique voire à son hermétisme. Ainsi, la poésie ne se réduit pas strictement au texte écrit mais elle acquiert par sa forme double (poème et pièce de théâtre ; didascalie et morceau poétiquE) une dimension qu'on pourrait nommer « performative », en mouvement, et qui voile en quelque sorte l'immobilité de la forme. De plus, ces poèmes laissent entendre une vois dédoublée - celle de la partie qui escorte la poésie et celle qui survient à l'intérieur du poème même. Dans « Fête des arbres et du chasseur » et son « Abrégé », les deux couches textuelles-le poème et les didascalies- impliquent la présence de quatre voix, symétriques avec la structure du quatrain, forme dominante. Cette mise en scène dialoguée du drame lyrique du chasseur qui voulant tuer les oiseaux enflamme et détruit la foret, n'est pas innocente car les répliques sont purement descriptives : Première guitare La panacée de l'incendie Mantes, sur vos tiges cassantes, Porte l'éclair dans votre nuit. En vue de vos amours violentes. Deuxième guitare Dors dans le creux de ma main, Olivier, en terre nouvelle ; C'est sur, la journée sera belle Malgré l'entame du matin. Ce dialogue feint est, en effet, la mise en scène d'un antagonisme constitutif entre « représentation » et « événement » et se replie à tous les niveaux du texte : la représentation est dans l'apanage de la forme fixe (le quatraiN) tandis que ces figures qu'on appelle élémentaires constituent l'événementiel du langage. Devant la rigueur de la forme le dialogue n'est qu'une oscillation perpétuelle de ce qui ne peut pas se fixer, se solidifier, acquérir une forme définitive. Dans « l'Abrégé » on retrouve encore une des premières formes de cette tension élémentaire par l'insertion véhémente du silence dans le corps même du poème. Premier signe de la rupture, le silence - l'espace blanc - qui scande le flux ordonné du langage poétique, a la même valeur créatrice que la parole elle-même. Les deux joueurs de guitare sont assis sur des chaises de fer dans un décor de plein air méditerranéen [...]. Arrive le chasseur. Il est vêtu de toile. Il porte un fusil et une gibecière. Il dit avec lenteur, la voix triste, les premiers vers du poème, accompagné très doucement par des guitares, puis va chasser. Chaque guitariste, à tour de rôle, module la part du poème qui lui revient, en observant un silence après chaque quatrain, silence ventilé par les guitares.[...] Enfin les deux guitaristes chantent haut ensemble le final, le chasseur muet, tête basse, entre eux. Dans le lointain les arbres brûlent. Avatar du je poétique, le chasseur est aussi une des représentations du silence. Sa parole est sur le point de s'éteindre ou, aussi bien, sur le point d'émerger, mais encore indécise, comme le suggèrent les vocables « sédentaires », « morne patience », « ennui de vous », « grande disparue ». Elle est proche aussi des métaphores aquatiques de « Ma feuille vineuse » où opposée à la clarté fluide du mot poétique se situe la viscosité du silence ou d'une parole asséchée : Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux. Un moment nous serons l'équipage de cette flotte composée d'unités retirés, et le temps d'un grain, son amiral. Puis le large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés . Au delà de la poésie, le langage se trouve sous l'incidence d'une claustration essentielle et insurmontable et à la pureté élémentaire du mot poétique répond le mélange, le brouillage. La poésie n'est jamais donnée et présente mais à venir, elle se situe toujours dans un amont où « les mots vont surgir ». La voix qui se fait entendre dans « l'Abrégé » se morcelle, se divise dans ce poème dans lequel certains critiques °nt vu une pièce de théâtre aux trois personnages (la première guitare, la deuxième guitare et le chasseuR), et elle met en scène son propre écho. Le silence est donc l'espace de passage d'une voix à l'autre, la marque d'une métamorphose élocutoire qui, même en respectant la fixité formelle des quatrains qui composent « Fête des arbres et du chasseur», disloque la cohésion de l'aveu poétique. Chez Char, donc, la parole et le silence se trouvent dans un rapport renversé à celui de la cosmogonie : le silence n'est pas interrompu ni remplacé par la coagulation d'un logos qui fonde le monde, mais il vient seconder la création, rendre visible les formes et interrompre ce que Barthes nomme « le bruissement de la langue »6. Même dans Lettera Âmorosa, le silence s'oppose à la fusion, à l'accomplissement de la parole et il devient ici une des représentations du désir (comme jeu de présence- absencE) ce qui rend impossible l'achèvement du langage. Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour rester closes tout un hiver ; ou mieux comme si à chaque extrémité de la silencieuse distance, se mettant en rue, il leur était interdit de s'élancer et de se joindre. Revenant à la « Fête des arbres et du chasseur » on retrouve dans ce poème de multiples marques ou hypostases d'une harmonie presque classique qui devait être le résultat de la soumission du poème à la forme régulière du quatrain. Ainsi, les guitaristes figurent la musicalité du poème, leurs « répliques » se suivent l'une l'autre dans un algorithme que seul le retour du chasseur arrive à saccader, et les rimes de type abab (« Le chien que le grelot harcèle/ Gémit aboie et lâche pied/ La magie sèche l'ensorcèle/ Qui joue de son habileté.») ou abba (Dors dans le creux de ma main, / Olivier, en terre nouvelle; / C'est sur, la journée sera belle/ Malgré l'entame du matin.») confirment encore une fois l'unité du poème et sa fermeture formelle. Mais, malgré les signes d'une harmonie recherchée, dès le passage didascalique Char inflige au poème un type de violence qui contraste vivement avec l'enjeu de la régularité. Celui-ci est coupé en deux par le coup de fusil du chasseur et les images qui suivent suggèrent la déstabilisation, la disharmonie : « on brise son chemin », « Entre la lumière et la mer/ Tombent vos chaudes silhouettes », « Douleur et temps flânent ensemble », «Aimez, lorsque volent les pierres/ sous la foulée de votre pas »8. Ensuite, les joueurs de guitare, eux-mêmes des figures d'une eurythmie fondatrice monopolisent l'espace discursif du poème, harcèlent le chasseur, et l'« exécutent » « d'une contradiction conforme à l'exigence de la création » . L'ambiguïté du terme -qui peut signifier soit la mise à mort du chasseur-poète soit l'accomplissement de l'acte poétique- place le poème, simultanément, sous l'incidence de l'autoréférentialité et d'une mort mise en suspense : LES GUITARES Merci, et la Mort s'étonne ; Merci, et la Mort n'insiste pas ; Merci, c'est le jour qui s'en va ; Merci simplement à un homme S'il tient en échec le glas. La poésie se situe donc entre la représentation exécutée par le langage et l'cloignement de soi dans « un au-delà nuptial, qui se trouve bien dans cette vie [...] et cependant à la proximité des urnes de la mort »". La chasse sera donc la figuration d'un acte violent de la création, l'intériorisation de cette dislocation entre la régularité de la forme et la violence qui fonde la relation poétique : « La moindre clarté naît d'un acte violent. La Poésie aime cette violence écumante et sa double saveur qui s'écoute aux portes du langage. » Comme accumulation des images et des correspondances métaphoriques afin de circonscrire une idée unique, l'allégorie de la création dans ce poème inaugural du volume Matinaux est le signe d'un échec de la figuration poétique. Le triple découpage de la voix peut établir dès le début du recueil une aphasie poétique, d'une fissure dans le régime orphique du langage poétique. L'allégorie devient par conséquant chez Char un instrument à double emploi : elle sert à saisir cet irreprésentable auquel le silence participe pleinement mais par l'accumulation des images, par la tissure des relations métaphoriques ayant un réfèrent unique, elle est un principe de la répétition d'une régularité encore proche de la symétrie angulaire du quatrain. Le drame qui se joue dans « Fête des arbres et du chasseur » n'est pas seulement celui inscrit dans la trame même du poème, mais il correspond à un premier « drame » de la représentation poétique où le langage perd son adhérence originale à un moi et par conséquent sa force de susciter l'image et de la rendre représentation et vision. Cette situation est d'autant plus intéressante que René Char impose ce « retour amont » du langage vers une violence originaire dans le paratexte suivant -Mise en garde- qui ouvre « La Sieste blanche ». Dans la continuité de « l'Abrégé » René Char nomme le poème « chanson» , mais celui-ci va porter dorénavant la trace d'une blessure : Nous avons sur notre versant tempéré une suite de chansons qui nous flanquent, ailes de communication entre notre souffle reposé et nos fièvres les plus fortes. Pièces presque banales, d'un coloris clément, d'un contour arriéré, dont le tissu cependant porte une minuscule plaie. Il est loisible à chacun de fixer une origine et un terme à cette rougeur contestable. En tant que chanson, le poème est une manière d'éluder de la parole, il vacille encore entre le logos et le silence, mais tout en demeurant comme harmonie qui n'appartient pas nécessairement au langage mais à la forme. Jusqu'ici le poème est une virtualité, un degré zéro de l'écriture poétique, il est terme neutre entre deux pôles- le silence («notre souffle reposé ») et le délire (« nos fièvres les plus fortes ») mais au moment même de sa création, le langage lui impose sa violence, son éclair. D'ici les figures de la plaie et de la rougeur, les images d'une désagrégation perpétuelle. Cette plaie, dont les oppositions sont décelables partout, est la répercussion proliférante et en même temps élémentaire du coup de feu initial du chasseur- poète. Ses apparitions constitueront donc (sur le même plan que le silence dans le premier textE) une deuxième figuration de la tension entre forme et cette fureur, source de la poétique charienne. Elle est la trace de ce conflit entre la forme solide et tabulaire du poème assez proche du sonnet et le surgissement de ce langage poétique qui rompt les liens de la syntaxe, qui éclate, qui impose sa verticalité et affirme son amnésie et son étrangeté « le mot donne une représentation tandis qu'une sorte de décor se creuse autour de lui »14 Même dans « Fête des arbres et du chasseur » la plaie apparaît dès le deuxième quatrain dans la partition de la Première guitare : Est-ce l'abord des libertés, L'espérance d'une plaie vive, Qu'à votre cime vous portez Peuplier à taille d'ogive ? On voit déjà la plaie associée à la liberté, au refus de la contrainte imposée au poème mais, paradoxalement, ce déchirement est à la fois porté par une « forme fixe » du poème-le quatrain, de l'architecture- l'ogive- qui la contient en même temps dans son contour cassé. Dans « Divergence » - où le titre même implique la discordance et la rupture de l'harmonie de la « chanson »- la brisure apparaît presque littéralement vers la fin de la première strophe : Le cheval à la tête étroite A condamné son ennemi. Le poète aux talons oisifs, A de plus sévères zéphyrs Que ceux qui courent dans sa voix. La terre ruinée se reprend Bien qu'un fer continu la blesse ' C'est à ce moment que la métaphore essentielle de la blessure rencontre cet autre élémentaire, dans le sens héraclitien du terme- la terre- qui « ruinée » ne peut pas dépasser les traces de la brisure et retourner à son stade initial d'élément cosmogonique. Comme métaphore d'une impossible harmonie, de cette divergence qui donne le titre du poème, la terre entre aussi dans le champ sémantique de la désagrégation. Les vers qui clôturent le poème « Et du brasier de la récolte/ [le poète] Tire sa torche et sa folie»16 mettent en scène le même renversement de l'élémentaire héraclitien dans les signes de la destruction. Le sens du feu qui brûle la récolte et qui devient le seul principe créateur est que la parole poétique ne surgit pas dans l'accomplissement d'une forme, au terme d'une maturation qui lui assure l'harmonie, mais, pour la convoquer in faut « mettre en liberté tous les instants dont nous disposons ». Comparable au sonnet par sa forme mais divergent de son modèle par le découpage strophique et l'ajout de deux vers supplémentaires, « Divergence » rappelle les contraintes d'une forme poétique classicisante dans laquelle s'insèrent les images de la fragmentation et où le moi poétique s'y représente comme altérité, sous l'emprise de la folie, d'un désordre qui génère la poésie. La plaie n'est pas ici seulement le signe de la rupture élémentaire d'une tradition à laquelle la forme poétique est redevable mais elle peut devenir la physionomie du style même : Entre les mots, entre le mot lui-même qui se divise en deux [...] faire passer la tige très fine, à peine visible, l'insensible d'un levier froid, d'un scalpel ou d'un style « Les Transparents » est le troisième poème doublé d'un fragment paratextuel qui, en expliquant le titre, ouvre déjà l'accès à la sémantique de ces vers. Les Transparents ou vagabonds luni-solaires ont de nos jours à peu près complètement disparu des bourgs et des forets où un avait coutume de les apercevoir Si jusqu'ici la plaie était une forme d'obscurité qui contrastait avec la luminosité feinte du poème classicisé par la forme, et qui en contenait les sens - d'où le symbolisme du nid dans « Complainte du lézard amoureux », les Transparents sont des figures de lumière et d'ombre « luni-solaires », transitant dans les deux registres de l'imaginaire charien marqué par le système d'oppositions, de contrastes. Homérides modernes, leur langage ne sort jamais du territoire de la poésie et dans le dialogue avec les habitants (figures de l'immobilité et de la limitE) ils vantent toujours le transitoire, le fuyant, l'incohérence comme dans « Jacques Aiguillée » : Jacques se peint. Quand tout le monde prie, Nous sommes incrédules. Quand personne n'a foi, Nous devenons croyants. Tel l'oil du chat nous varions. ou dans « Toquebiol » : L'HABITANT Travaille, une ville naîtra Où chaque logis sera ton logis TOQUEBIOL Innocence, ton vou finit Sur la faucille de mon pas. » Ces poèmes sont encore des constructions allégoriques qui semblent intensifier le thème de la dispersion et du fragmentaire et qui marquent d'une part l'impossibilité de moi de se poser au centre du poème autrement que sous la forme d'une interpellation, personnage d'une seule réplique «MOI: Les prodigues s'en vont ensemble »2 . Cette fois le moi poétique est un Transparent lui-même, car il est celui qui vit dans l'entrouvert, inclus dans « les prodigues », dans la constellation de ceux qui dissipent, disséminent. Même s'il est impossible de voir dans ce poème une figure proprement dite de la plaie, de la brèche dans le corps parfait du poème, les significations de « prodiges » couvrent l'aire sémantique du morcellement. Le jeu figuratif de cette allégorie se déroule dans l'opposition entre l'un et le multiple, il accumule les accords métaphoriques et les masques poétiques comme dans un menuet baroque. L'allégorie- celle de la « Fête des arbres et du chasseur » et de «Transparents» - intensifie l'autoréflexion inhérente aux formes fixes, mais place par cela le poème sur la voie de l'effondrement Si la représentation équivaut dans le système derridien à la mort, par l'entremise de l'allégorie le langage- forcé de dire d'une manière ou d'un autre l'indicible- se dérobe, ne fuit plus cette mort qui le menace, qui attend « en échec » mais l'assimile et la travaille comme un matériau élémentaire : « La mort sourit au bord du temps/ Qui lui donne quelque noblesse » (« Divergence »), « Nul ne croit qu'il meurt pour de bon/ S'il regarde la gerbe au soir de la moisson » (« Claude Palun » dans « Les Transparents ») ; « Dans le parc des Névons/ Mortel serait l'été/ Sans la voix d'un grillon » (« Jouvence des Névons ») À une distance de quelques recueils, Virtuose Sécheresse fait signe à la tension élémentaire des Matinaux par la régression symbolique qu'elle met en scène, et par le refus d'une forme donnée. La poésie doit trouver « l'étoile ophidienne » et ressusciter la tentation originaire afin d'atteindre des régions archétypales, encore latentes. La sécheresse a encore un double sens- elle marque l'aridité de l'essence poétique mais en même temps elle s'oppose au terme qui l'accompagne « virtuose » signifiant le manque de virtuosité, de charme dans l'exécution artistique et la maîtrise de s'opposer aux formes inhérentes au langage, à «nos torrents limoneux » et aux « barbelés givrés ». Ici, le moi ne s'y représente pas, Pélocution est incertaine, Le je est elliptique : Dans le baiser du vin, bois le corps du vinaigre Tard il se tut : science atteint sa cime Il cessa de rêver. Larmes et rires sont fossiles. Trois fois rien de changer beaucoup d'or en acier Autant de se mouvoir mensonge de fumée Dans « bois le corps du vinaigre » on peut sous-entendre un je absent ou une exhortation qui se continue par un il afin de finir dans le régime de l'impersonnel : Il reste à irriter l'étoile ophidienne Où l'archimage dort enroulé. Le poème s'organise ainsi comme une incantation alchimique renversée, comme une évaporation des essences vitales, et le retour vers les formes ultimes, altérées comme le vinaigre, vers ce silence qui dans Les Matinaux accompagnait la parole créatrice « tard il se tut » ; la fossilisation de l'univers annonce l'aphasie poétique et la disparition d'une intériorité qui n'était que suggérée dans les poèmes antérieurs. En plus, il est important de remarquer l'impossibilité de considérer l'aspect visuel, imaginaire du poème. L'abstraction des termes utilisés par Char, l'oxymore, les figures du néant- le chaos, « rien », de l'insaisissable- « fumée », comme le registre verbal de la négativité et de l'imprécis -« Il se tut », « cessa », « changer », « se mouvoir », « n'enseigne », font du poème un pur fait de langage, une représentation sans images, sèche mais d'une évidente virtuosité. La dimension esthétique (de I') intermédiaire de sa poétique se situe donc dans cet écart d'un visible/ lisible, dans la non-représentation instaurée par l'allégorie et le silence. Comme chez Baudelaire où la figure immobile, rigide de la Beauté (il s'agit d'un sonneT) est un principe de la mort- «les poètes devant mes grandes attitudes [...] consumeront leurs jours en d'austères études »26- le sens se situe dans le vide laissé par la représentation même, à l'écart. Un passage de Maurice Blanchot pourrait résumer cette sécheresse de la poétique charienne : Le langage aperçoit qu'il doit son sens, non à ce qui existe, mais à son recul devant l'existence, et il subit la tentation de s'en tenir à ce recul, de vouloir atteindre la négation en elle-même et de faire de rien tout ' . Travaillés par la contradiction entre une forme consacrée et le désir charien de se situer en recul, dans l'un « au-delà » du langage et de la poésie, les poèmes des Matinaux instaurent une esthétique du désaccord ou de la divergence, esthétique de passage et qui trouvera sa forme ultime dans les poèmes ultérieurs -La parole en archipel ou Aromates Chasseurs - comme si la plaie élémentaire, métaphorique, avait rongé les derniers cérémonials du poème, et avait entravé l'élocution de ce moi « prodigue ». Cette forme immobile, statique n'est qu'un moment d'aliénation du langage primaire, imperceptible, encore matinal, qui instaure le poème. La métaphore du chasseur est donc un retour vers la violence originaire de ce langage, vers la seule loi du poème charien -l'éclair, La poésie reste donc « ingouvernable », hors l'incurvé, ouverte, et le poète ne peut se retrouver que dans la figure éphémère du « verbe frileux ». |
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René Char (1907 - 1988) |
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Biographie / OuvresRené Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse. Principaux ouvrages |
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