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LA PATAPHYSIQUE ET LA RÉVÉLATION DU RIRE


Poésie / Poémes d'René Daumal





(extraiT)



Car je soutiens et je sais que la pataphysique n'est pas une simple plaisanterie. Et si à nous autres pata-physiciens le rire souvent secoue les membres, c'est le rire terrible devant cette évidence que chaque chose est précisément (et selon quel arbitraire!) telle qu'elle est et non autrement, que je suis sans être tout, que c'est grotesque et que toute existence définie est un scandale.



Le secouement de ce rire, c'est corporellement la bousculade des os et des muscles désagrégés par la grande vague d'angoisse et d'amour panique pénétrant l'intime intérieur du dernier atome, et alors ! sous cette gifle d'absolu les morceaux de pataphysicien de sauter dans la peau du bonhomme et de s'élancer sur les désespérants mensonges des routes indéfinies de l'espace, vers le chaos enfin ; l'individu qui s'est connu dans le tout peut croire un moment qu'il va s'éparpiller en une poussière si homogène qu'elle ne sera plus qu'une poussière emplissant exactement une absence de poussière, nulle part, en nul temps : il fait explosion, l'heureux sublunaire, mais la peau trop solide, le sac élastique le retient, se plisse seulement aux endroits les plus souples du visage, fait se relever les coins de la bouche, se bride aux paupières, et distendu à l'extrême soudain se contracte et se ramasse sur lui-même en un sursaut en même temps que les poumons s'emplissent d'air et successivement se vident; ainsi naît le rythme du rire, pensé et senti en soi-même, observé aussi bien par la vue d'autrui riant. À chaque fois qu'il croit éclater pour de bon, l'homme est retenu par sa peau, je veux dire sa forme, par le lien de sa loi particulière dont la forme est l'expression extérieure, par la formule absurde, l'équation irrationnelle de son existence, qu'il n'a pas encore résolue. Il rebondit sans cesse sur cet astre absolu qui l'attire, sans jamais parvenir au point mort et, s'échauffant sous les chocs répétés, il rougit sombre, puis cerise, puis blanc et lance des globules bouillants et éclate à nouveau plus violemment, et son rire devient la fureur des planètes folles, et il casse quelque chose, ce monsieur qui rigolait.



Le rire pataphysique, c'est la conscience vive d'une dualité absurde et qui crève les yeux ; en ce sens il est la seule expression humaine de l'identité des contraires (et, chose remarquable, il en est l'expression dans une langue universellE) ; ou plutôt il signifie l'élan tête baissée du sujet vers l'objet opposé et en même temps la soumission de cet acte d'amour à une loi inconcevable et durement sentie, qui m'empêche de me réaliser total immédiatement, à cette loi du devenir selon laquelle justement s'engendre le rire dans sa marche dialectique : je suis Universel, j'éclate; je suis Particulier, je me contracte ; je deviens l'Universel, je ris.



Et à son tour le devenir apparaît comme la forme plus palpable de l'absurde et de nouveau je rue contre elle en hurlant un nouvel éclat de rire, et sans fin sur ce rythme dialectique, qui est le même que le halètement du rire dans le thorax, je ris à tout jamais et cette dégringolade d'escaliers n'en finit plus, car ils sont mes sanglots, mes hoquets se perpétuant par leur propre entrechoquement: le rire du pataphysicien est aussi, profond et sourd-muet ou de surface et déchirant, la seule expression humaine du désespoir.

Et face à mes autres faces les plus semblables, les hommes, ce désespoir se replie sur soi-même en un dernier spasme et, les ongles s'enfonçant dans la paume, le poing se ferme, pour l'écraser, sur un ouf fantôme où germerait peut-être, si je pouvais y croire, un espoir d'enseigner. Non, j'ai voulu seulement dire ce que c'était pour ceux qui le savaient déjà, qui déjà avaient ri de ce rire, pour qu'ils sachent maintenant de quoi je parle.

Vous qui vous êtes installés dans ce soleil de folie, cet impossible éclat réel de la suprême lucidité, vous pouvez entendre la grande voix pataphysicienne de Faus-troll, et vous ne pouvez plus croire que Jarry fut un joyeux drôle, ni que sa verve rabelaisienne et sa verdeur gauloise... «Ho hu, ho hu» répond l'écho profond de l'Évêque marin Mensonger, et c'est la seule, l'énorme réponse que mériterait pareille insinuation.



Le métaphysicien s'est introduit dans les pores du monde et dans l'évolution des phénomènes sous les apparences de la dialectique rongeuse des corps, qui est le moteur des révolutions. Or la pataphysique « est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d'elle-même, s'étendant aussi loin au-delà de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique» (JarrY). La dialectique galvanisa la matière. Au tour maintenant de la pataphysique de se ruer sur ce corps vivant et de le consumer de son feu. Il faut s'attendre à la naissance prochaine d'un nouvel âge, à voir surgir au milieu des extrêmes ramifications de la matière une force nouvelle, la pensée dévorante, gloutonne sans respect de rien, ne réclamant ni foi de personne ni obéissance à personne, mais brutale d'évidence propre au mépris de toute logique, la pensée du pataphysicien universel qui va tout d'un coup s'éveiller en chaque homme, lui rompant les reins d'un éternuement et rigolant, et rigolant et étripant à coups de rires les porte-cervelles trop tranquilles, et quel foin du diable dans les sarcophages moisis où nous achevons de nous civiliser !



Il y aura pour chaque homme la révélation du rire, mais qu'on n'y cherche pas la joie. Au point où j'en suis, les enveloppes du monde se retournent comme des doigts de gants: l'évident devient l'absurde, la lumière est un voile noir et un soleil éblouissant dort à l'opposé de mes yeux.

Il y aura pour chacun cette révélation que toute forme est absurde sitôt que prise au sérieux. J'entends dans tous les gosiers humains parler une mécanique vocale, montée depuis l'adolescence, je l'entends dire, avec la résonance sourde du mufle, et sous tous les discours à voix haute ou basse : «Je suis un homme ! je suis un homme ! » A contempler ces efforts immenses dépensés à chaque instant pour se convaincre d'une affirmation arbitraire, mon souffle se brise et me secoue de la tête aux pieds. «Je suis un homme?» Pourquoi ne pas dire: «Je suis Alphonse», ou: «je suis négociant», ou : « escroc », ou : « mammifère », ou : « philosophe », ou : « un fier animal » ? Et le rire me torture encore au beau spectacle des actions humaines. Faustroll ricane.



Je crois que ce qu'on prend au sérieux peut recevoir le nom de dieu. Tout peut être pris au sérieux. Si je prends l'attitude du monsieur qui ne rit pas et que je parcours avec son oil l'infini détail des formes, tout est dieu, chaque point de l'espace, chaque instant de la durée, chaque moment d'une conscience est dieu. Et voici l'absurde et absolue multiplicité.

Je sais maintenant qu'à l'origine le Chaos fut illuminé d'un immense éclat de rire. Au commencement, Faustroll a ri le monde.

Le particulier est absurde. J'ai vu dans la fièvre des figures géométriques et des mouvements inconcevables; j'ai vu cela avec la suprême évidence. Maintenant, je puis voir toute chose ainsi. Au moment où je comprends une proposition mathématique, elle m'ap-paraît divinement arbitraire dans sa lumière. Je l'avais dit, le monde se retourne sous mes yeux, mes yeux se retournent vers la nuit du crâne, l'absurde est évident. Je suis Faustroll.

Mon regard bouleverse alors en moi des siècles de fer. J'existe, il a bien fallu que mes ancêtres vivent, et ce fut au prix de cette logique qui, dans un domaine inhumain, cherche en frisant sa moustache des raisons d'être. Je suis assez bon parfois pour lui en fournir. Mais mon rire la tue.

Pourtant, il ne suffit plus de rire, à certain détour de la route. La vue de l'arbitraire soulève la fureur de l'homme et la révolte est inévitable. Cette redoutable hérédité de techniciens veut me faire croire que le monde existe ainsi, clairement, sérieusement. Avec un peu de sincérité, je n'y vois plus clair du tout. Une fleur ? pourquoi existe-t-elle? Qu'est-ce que ça veut dire? Pourquoi quelque chose existe-t-il? Ah! non, l'âge des «pourquoi » n'est pas passé ! On a voulu me faire croire aussi qu'il existait plusieurs consciences, une multitude de consciences; que j'avais conscience de moi pendant que vous aviez conscience de vous. Non, tant que cette croyance ne vous apparaîtra pas comme la plus monstrueuse absurdité, vous ne pourrez faire un seul pas vers vous-mêmes ; vous serez ombres.

Le particulier est révoltant. Mais moi qui vous regarde prendre votre révolte au sérieux, si je me réfugie aux côtés du docteur Faustroll dans son As qui est un crible, je puis rire encore. Il n'y a donc rien à faire? Si, car la pataphysique ne ressemble à rien moins qu'à une dérobade : laisser même cette accidentelle, mais inévitable fureur, pour la reprendre ensuite comme une force bri-seuse d'idoles ; elle sera encore une façon de rire, c'est-à-dire de nier et de rejeter de soi (comme le Rire premier renia une partie de soi, qui fut le MondE) et dans la négation de tout si vous brisez quelque chose, des cours, des espoirs, des cervelles, des palais, des statues, des églises, des intelligences, des gouvernements, souvenez-vous, ô pataphysiciens, sous peine de redevenir les mufles graves, que ce n'est pas cela que vous cherchiez (ce serait, alors, vraiment joyeux !), que les larmes, le sang et les cris sont les effets nécessaires d'une course désespérée sur une piste sans fin, d'un élan qui nie le but.



RENÉ DAUMAL

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René Daumal
(1908 - 1944)
 
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