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René Daumal

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L'ASPHYXIE ET L'EXPÉRIENCE DE L'ABSURDE


Poésie / Poémes d'René Daumal





Le consentement universel des hommes ne peut se faire sur une théorie générale qui ne permet pas de vérification expérimentale; c'est le sort de la métaphysique, si elle n'est qu'un effort pour coordonner logiquement des notions abstraites sans en discuter l'origine. Toute connaissance générale n'est qu'en puissance ; et la coordination logique des éléments du savoir ne pose qu'une possibilité de connaissance. Mais une métaphysique conçue comme connaissance anticipée d'un progrès possible de la conscience peut faire appel à l'expérience même de la conscience: elle devient alors la science de ce que nous pouvons saisir immédiatement, et par le moyen de quoi toutes nos autres connaissances sont saisies ; donc science des sciences, science suprême.

Je résume ici tout ce qu'une expérience très particulière, que je décrirai ensuite, me permet de penser comme vrai.



1. Quelque chose d'absurde peut être donné dans l'intuition.

2. Un esprit accoutumé depuis longtemps à penser selon un certain mode dans certaines conditions, placé dans d'autres conditions exigeant un autre mode de pensée, ne pense plus, autrement dit il dort.

3. Malgré la communauté très grande qui existe entre les modes de pensées des différents individus humains (en particulier appartenant à une même civilisatioN), il peut se trouver chez quelques-uns quelques petites différences à cet égard.

4. Il arrive donc que, dans certaines conditions particulières identiques, tel homme dormira, et tel autre pensera: le premier parce qu'il ne peut plus penser hors des conditions et des formes coutumières, le second parce qu'il en est libéré.

5. Si un esprit ne peut se saisir sinon dans telles formes et conditions de pensée, c'est parce qu'il ne distingue pas entre ces formes et conditions et la pensée même.

6. En particulier, les formes logiques de la pensée sont confondues, chez la plupart des civilisés de notre siècle, avec l'acte même de penser. Si donc ils se trouvent placés dans des conditions telles que, s'ils étaient libérés de ces formes, il leur serait donné l'intuition de quelque chose d'absurde, ils dorment.

7. Or, de telles conditions se trouvent correspondre à des états physiologiques aisément réalisables, comme certains commencements d'asphyxie, de narcose, certains états fébriles.

8. Dans de pareilles circonstances, la plupart des hommes se trouvent dans un état de sommeil, ou de délire sans mémoire; mais quelques-uns, plus libres des formes de pensée coutumières, y trouvent l'occasion de penser, en pleine lucidité, selon des modes irréductibles à la logique vulgaire (mais non pas à toute logique : car, par exemple, l'identité des contraires, fondement de la logique dialectique, peut devenir en pareil cas une évidence intuitivE).

9. Lorsque ces circonstances sont réalisées accidentellement, par artifice, le mode de pensée dont elles sont l'occasion n'est que temporaire ; l'esprit est déjà capable de subir de telles pensées, non encore de les réaliser à son gré, et le sentiment de cette impuissance est une souffrance dont il est à peu près impossible de donner l'expression. Mais cette expérience anticipée, pour ainsi dire par une espèce de fraude, de nouvelles conditions de pensée, laisse à concevoir un progrès volontaire de l'esprit se distinguant et se libérant par degrés des formes dans lesquelles successivement il s'aperçoit.



Voici quelles furent mes premières expériences de cette sorte de phénomène, datant de 1924.

Ayant un jour, «pour voir ce qui arriverait», respiré profondément des vapeurs de tétrachlorure de carbone, les résultats dépassèrent tout ce que j'aurais pu imaginer. Je recommençai plusieurs fois l'expérience. Chaque fois, d'une façon tout à fait régulière, voici ce qui se présentait:

Après toute une série de phénomènes bien connus de ceux qui ont subi une anesthésie générale (bruit de moteur à explosion, papillons lumineux innombrables, etc.), les phosphènes prenaient soudain une intensité telle que, même les yeux ouverts, ils formaient devant moi un voile m'empêchant de rien voir d'autre; en même temps ils se disposaient en une mosaïque de cercles et de triangles, noirs, rouges et blancs, s'ins-crivant et se circonscrivant les uns aux autres et se mouvant selon des lois rigoureuses bien que géométriquement absurdes. Ce mouvement, qui était, autant que je puis dire, selon une spirale immobile, avait un rythme ; et c'était celui même du bruit de moteur qui devenait de plus en plus aigu et rapide ; je m'apercevais alors que ce rythme était celui aussi des battements de mon sang dans les artères du crâne, et, sous peine d'une perte irrémédiable, je devais, en suivant toujours ce rythme accéléré, répéter un mot imprononçable (approximativement: «temgouef temgouef drrr...»); à un certain moment, le rythme était si rapide que je ne pouvais plus le suivre et subitement je reconnaissais la vérité que j'avais connue depuis toujours, je m'éveillais à cette vérité. Avec une évidence, une clarté dont je ne puis donner la moindre idée, tellement ce caractère de certitude, de nécessité absolue est ignoré de la pensée humaine normale, je comprenais le sens, aussi atterrant, désespérant par sa simplicité que par son évidence, de ce mouvement visuel et sonore: le dernier mot de tout, l'explication, par la voix d'un absolu de cruelle ironie, de l'existence de mon esprit, tenait dans une sorte de raisonnement supra-logique terriblement simple, impossible à traduire. Je n'ai jamais admis, et ne pourrai jamais admettre la croyance chrétienne en une damnation éternelle ; et pourtant, à ce moment, que je suis sûr de pouvoir retrouver dans quelques minutes, j'ai la certitude (il me faudrait ici un mot qui soit à « certitudes » comme celui-ci est à «sentiments, vague impression»), j'ai l'évidence simple et éclatante que je suis, moi le seul être, irrémédiablement perdu (et ici encore le mot de perdition n'est qu'une très vague approximatioN), que je ne suis pas autre chose moi-même qu'un très simple cercle vicieux. Et je me dis en même temps (car si ma vie à l'état «normal» m'apparaît maintenant comme une grossière illusion, je n'ai à aucun moment perdu contact avec ellE) : « dans quelques heures, tout cela sera fini, mais c'est en cet instant que je sais la vérité, et c'est tout à l'heure que je me tromperai en oubliant cette évidence éternelle ».

Malgré cette évidence, je persiste à penser ceci (s'il en était autrement, je n'aurais qu'à devenir fou ou me tuer, car auprès d'une pareille certitude la vie, la mort, la raison, la démence sont vraiment sans aucune importancE) : ce sentiment de l'irréparable est le plus haut degré de certitude que puisse atteindre l'esprit humain comme tel ; il n'est pas la certitude absolue. Dans cette expérience, je suis placé dans de telles conditions de pensée que mon esprit d'homme individuel prend conscience de la contradiction qui lui est inhérente et qui, se résolvant, le conduit nécessairement à sa perte. Mais, parce que ces conditions ont été établies accidentellement, et non par un effort conscient de libération, cette dissolution d'une forme temporaire de l'esprit m'apparaît comme une fatalité absurde, au lieu d'être pensée clairement comme une nécessité; je suis conscient de ma perte irrémédiable en tant qu'homme, sans être capable déjà de me penser hors des formes humaines. Cette condition de désespoir et de souffrance sans fin, ce serait celle de l'esprit humain s'il était éternel ; et si je l'ai rencontrée, c'est pour m'être pensé moi-même comme éternel, tout en restant homme. Et je suis conduit à penser que par un travail volontaire de l'esprit je pourrai un jour établir les mêmes conditions de conscience ; mais le désespoir de la conscience humaine sera alors complètement effacé par la clarté plus vive d'une appréhension de soi-même selon un mode supérieur, plus libre.

J'ai observé le même phénomène en absorbant des vapeurs d'éther. Or, il existe de nombreux éthéro-manes, qui ignorent tout de cette révélation ; sans doute parce que, parvenus à ce point critique, ils ne peuvent plus penser, et s'endorment. Autrement, ce désespoir, cette souffrance plus qu'humaine les guérirait vite de leur marne: il est impossible à un homme de subir chaque jour une telle évidence. Je crois, d'ailleurs, qu'il en est de même pour tout toxicomane. Si, au moment où son corps entre dans le régime du sommeil, il restait conscient, il se trouverait, j'en suis convaincu, enchaîné dans un cercle d'irrémédiable détresse semblable à celui que j'ai essayé de traduire en paroles. Et l'euphorie qu'il avait recherchée, aussi bien même que sa contre-partie, la torture du besoin, ne seraient rien à côté de ce supplice surhumain.



C'est pourquoi la possibilité, pour un homme, d'une expérience telle que celle que je viens de décrire, est tout à fait contradictoire avec le goût des stupéfiants. Enfin, ayant eu un jour à subir une anesthésie générale par le protoxyde d'azote (mais je crois qu'il en serait de même par l'emploi du chloroforme ou de tout autre anesthésique généraL), j'ai reconnu immédiatement la même certitude, la même détresse; et sous le masque même, je me disais que presque tout autre homme, à ma place, à cet instant, dormirait déjà; et probablement, je me suis endormi un peu - peut-être une seconde - plus tard que ne l'aurait fait un autre anesthésie.

J'ai dit: «presque tout autre homme»; et, en fait, pendant longtemps, je n'ai connu que Gilbert-Lecomte qui, sans aucun doute possible, ait exactement compris, pour le connaître lui-même, ce dont il s'agissait. Aujourd'hui je soupçonne quelques rares autres individus, autour de moi, de savoir cela: mais le langage humain est tellement insuffisant, dans ce domaine, que je ne puis en être tout à fait sûr.

Mais j'insiste sur ceci : pour que l'intuition de l'absurde acquière la pleine valeur d'une expérience métaphysique, il n'est pas nécessaire que tu fasses l'expérience particulière et assez exceptionnelle que j'ai racontée. Mais l'existence de chaque chose, de toutes les choses, du monde ; la présence de quelque chose qui n'est pas toi-même, l'existence de personnes et de consciences distinctes de toi : de ta propre existence, enfin, comme être individuel et fini ; tout cela doit, si tu t'éveilles vraiment, t'apparaître comme intolérablement absurde. Tu dois commencer par penser comme absolument irrésolue la double question : pourquoi quelque chose existe? pourquoi telle chose existe-t-elle ? Tout ce qui t'est donné doit devenir avant tout une matière de scandale.



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René Daumal
(1908 - 1944)
 
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