René Daumal |
Mémoire de mes morts, trou noir à travers tout béant sur la mer des vertiges, redescends en spirale au centre de l'horreur, creuse-toi pour me recevoir dans ta bouche la goulue, vers ton cour brûlant noir, avec le fleuve tiède du sang de mes multiples corps, le long des siècles, fleuve lent s'enroulant en serpent rouge sombre vers ton gouffre dévorant, la nuit brûlante de ventre, mangeuse sans repos de nos peaux desséchées, nageuse sans repos dans la mer de nos sangs mêlés enfin ! et qu'ils coulent et qu'ils déferlent et sur l'imprévisible rive au-delà des temps, au-delà des mondes, qu'ils se dressent, caillés soudain en un mur plein de bulles, suintant des eaux d'effroi, larmes d'yeux irisés qui crèvent et c'est le dernier chant, leur écoulement qui se fige en statues, neufs animaux appelant l'âme du feu derrière les océans de peur, plus loin que les sanglots sous les dernières voûtes où le dernier des morts à larges pas sans hâte marche, et rien ne reste derrière lui : il va dormir dans la vague immobile, mais prête pour de nouveaux germes, de nos cris, de nos sangs solides aux yeux de pétrole. Une voix s'éternise et meurt de solitude, une voix se tait. Et toi, toi qui ne voulais plus renaître, retourne aux maisons de souffrance, retourne aux chours souterrains sous les dalles, retourne à la ville sans ciel, refais ton chemin à l'envers. La matrice qui t'engendra se retourne et te bave vivant à la face du monde, larve d'épouvante là-bas, et bientôt tu vas recommencer à te plaindre du ciel, de toi-même et de la vie, ta vomissure. |
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René Daumal (1908 - 1944) |
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Portrait de René Daumal | |||||||||