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René Daumal



Poème à dieu et à l'homme - Poéme


Poéme / Poémes d'René Daumal





Dieu,

Dieu, d'abord ce n'est pas à toi
Dieu,

ce n'est pas à
Dieu que je parle,

Dieu, je parle à ton inexistence,

je lance droit mes yeux comme des pierres

non pas sur toi, je lance droit mes deux yeux vers tout

endroit, droit vers tout endroit où tu n'es pas comme des pierres lancées mais dans le vide comme des balles perdues

je lance ma voix comme une pierre vers tout endroit, tout droit vers tout endroit où tu n'es pas, je lance ma voix dans tout l'espace, mais,
Dieu, en nul endroit, tu n'as d'oreille



Dieu, bon
Dieu, sacré bon
Dieu,

sans barbe,

sans cheveux,

sans un poil.

Tu n'es pas bon, pas sacré, pas sacré bon,

sacré bon
Dieu, je ne blasphème pas,

vieux sans âge, sourd sans oreille,

je te prie encore bien moins.

Tu n'en as pas un oil de
Dieu,
Dieu,

pas un bras de
Dieu,
Dieu,



pas un pied de
Dieu, pas un ventre de
Dieu, pas une peau de
Dieu,
Dieu,
Dieu sans homme
Dieu sans diable
Dieu sans dieu.

Dieu, sacré nom de
Dieu en quatre lettres
D comme
Désir

I comme
Imbécile
E comme Éclairage
U comme
Universel.

nom de nom,

non de nom,

sacré non de nom de non-Dieu

mais tu m'as fait assez rigoler, punaise!

voici la rage qui monte rouge entre les dents

voici mon regard, lancé dans le vide, qui cogne

contre un oil, voici ma voix qui cogne,

contre une oreille, voci mes balles perdues dzing !

et dzing qui giclent contre une trogne réelle,

contre une vraie gueule grasse et violette

ou bien contre une vraie gueule de citron pourri

ou un sourire en paire de tenailles.
Quelqu'un.



II s'amène, il te parle,
Dieu,

il te prie.
Dieu, il parle de
Dieu,

il te met des binocles sur ton inexistence,

il affuble d'oreilles postiches ton inexistence,

et il se met des grands poils blancs,

des poils partout tout autour de ton néant

Dieu, sacré nom de
Dieu en quatre lettres,

il n'y a plus moyen de s'entendre

il gueule, le putois, il gueule :
Dieu,
Dieu,



il s'amène, le curé, criant ton sacré nom en quatre

lettres, il s'amène avec sa sacrée trogne et son
Désir
Imbécile d'Éclairage
Universel.

Pauvre sacré bon
Dieu de rien !

ce n'est pas ta faute, si tu as ce sale visage poilu

blanc et rose de doux gâtisme,

c'est ce salaud qui a peint cette ordure,

c'est ce curé qui t'a collé au ciel,

avec son
Désir
Imbécile d'Éclairage
Universel,

c'est lui qui t'a peinturluré cette face sénile

à son image, le sinistre vieillard

gâtant et dégâtant les fronts durs des hommes

per omnia saecula saeculorum.



Et moi, prêtre, je te crache au nom de
Dieu à la figure,

- c'est par hygiène,

et c'est un geste rituel -

et je m'adresse à cet homme mort

ce tout petit homme mort

- tu ne le vois pas ? idiot, tu le tiens dans ta main, tu l'as cloué sur deux morceaux de bois -
Homme mort mon vieux frère

Homme mille et mille fois mort ;

en tous pays mille et mille fois assassiné

par cette race pullulante des rats qui parlent à
Dieu,

Tu avais des yeux, mon vieux frère, et qui voyaient !

tu avais une voix qui réveillait les morts-vivants millénaires,

qui réveillait une vie violente au cour des esclaves,

tu avais au complet tout le pauvre petit bagage d'un homme,



tu as tout donné

tes yeux, ta bouche et tout le reste,

à tes frères pour qu'ils se fassent un
Dieu

avec tes pauvres débris d'homme.

Tu donnas tout.

L'homme que tu avais été n'était plus.

Et tout à coup, tu fus face à face

avec le
Néant de
Dieu.

Ce soir-là, sur le mont des
Oliviers,

toi, l'homme qui te reniais homme,

toi, seul, déjà sacrifié jusqu'à la moelle de l'âme,

tu vis le propre néant de ta face

devant toi

tu vis
Dieu face à face de néant,

Oh ! oui alors en cet instant quel éclair

quelle colonne fulminante sur la terre

entre ton néant d'homme et le néant de
Dieu

tu avais tué ton passé d'homme

tu avais tué ton espoir d'avenir divin

Alors oh ! oui alors seulement ce fut l'unique présence

de l'Homme, de
Dieu,

de l'Homme identique à
Dieu dans son néant,

identique pourtant en un instant, le seul,

Christ, néant d'homme, sur la montagne aux
Oliviers,

Christ, néant de
Dieu, sur la montagne aux
Oliviers,

tu te vis, tu vis
Dieu,
Dieu te vit

dans le miroir fulgurant et sans forme...

alors, toi, crapule, - tu peux hurler,

mes ongles à travers le col de ta soutane

agrippent déjà ton cour pourri,

et des cohortes millénaires d'esclaves,

tes victimes, mes frères, mes dieux,

sont la force de mes bras, donc

donc tu sais que tu vas claquer comme une puce

entre mes ongles - «y a pas de bon dieu

y a pas de bon dieu», crapule.



«y a pas de bon dieu» dit la rumeur humaine de mes

bras, alors toi tu as pris mon vieux frère - comment pouvait-il ne pas se laisser tuer, après l'éclatement de cette vie sur la
Montagne - tu as bavé sur son visage d'homme, tu l'as insulté du nom de roi, tu l'as cloué sur cette vergue et sur ce mât, tu lui mis dans la bouche tes paroles menteuses et tu lui soufflas ton vent de peste dans les reins.

Et, curé, tu as pris la barre de ce
Bateau,

traîné par sa voile pantelante de chair humaine,

le long des siècles,

et ce
Bateau - je dis bien : ce
Ba-teau,

ce formidable
Bateau

monté pour des siècles par toi, curé,

ce
Bateau nommé
Chrétienté

traîné par des cohortes pantelantes d'esclaves

le long des siècles chrétiens,

ce
Bateau tu le prêtas, (moyennant des rétributions

fort honorables, n'est-ce pas,
Pape ?)

à des rois : ils t'amenaient leurs galériens,

puis aux mouches qui s'abattirent sur les charognes

royales, car cette bourgeoisie t'amène aussi ses galériens (- mais, attention, mon petit curé ! ceux-ci, je crois, ne

s'en laisseront sans doute plus conter pendant bien

longtemps -)
Et le long des siècles chrétiens ta parole de mensonge, par quatre bouches évangé-

listes, enflées du
Désir
Imbécile d'Éclairage
Universel, trahit la chair immobile de mon vieux frère, cloué au mât et à la vergue, irresponsable de ton
Bateau, chacal,



lui qui fit le
Néant de
Dieu avec le
Néant d'Homme oui... mais lui aussi qui coule en cohortes de chairs

humaines dans les veines de mes doigts qui se resserrent et tiens, voici ton sale cour qui claque, tu es crevé, rat.

Ce n'est pas fini à si bon compte ; un de crevé, mille renaissent : n'approchez pas, vermine ecclésiastique.

La voile de chair pantelante vogue toujours,

le
Cadavre de mon vieux frère, aveugle, sourd,

traîne toujours le
Bateau,

le
Bateau
Chrétienté dans les siècles.

Il n'avait pas voulu cela...
Mais

mais après tout, ce
Cadavre est
Cadavre,

j'ai beau t'aimer du fin fond du désespoir,

homme mon vieux frère, tu n'es plus qu'une charogne.

Ton corps torturé, que tu nous jetas en pâture,

il pue comme puera mon cadavre d'homme,

il est mangé par des millions de vers

catholiques romains, par des vers

orthodoxes, par des vers

protestants, par des vers

plus grouillants et plus conformes les uns que les autres

à la vraie pureté authentique de la grande pestilence

chrétienne, et partout, à l'Est sous les noms divers de
Krishna, de
Bouddha, de
Fô, tous retombés à la même charogne, partout mon vieux frère sous trente-six noms tu es mangé par des millions de vers plus grouillants et plus conformes les uns que les autres à la vraie pureté authentique de la grande pestilence brahmanique, de la grande pestilence bouddhique, de la grande pestilence



lamaïste, de la grande pestilence

taoïste, de la grande pestilence universelle

de la puante odeur de sainteté.

Charogne crucifiée, fleurit les cimetières ;

car ta vie, mon vieux frère, a quitté ce
Bateau,

ta vie, déjà distribuée entre nous tous,

un peu avant la fameuse histoire de la croix,

là-haut, sur la montagne aux
Oliviers,

où tu sacrifiais l'Homme et
Dieu dans le même
Néant.

Ta vie n'est plus dans ce cadavre en croix;

elle a vomi ce
Bateau et toute la race de cancrelats,

qui parlent de
Dieu, sous la quadruple protection

des saintes gueules évangélistes.

Ta vie s'est multipliée dans des foules sans nombre,

dans des cohortes d'hommes saignants,

torturés toujours par les mêmes bourreaux,

sous la sainte protection toujours des mêmes prê-

trailles per omnia saecula saeculorum dans les siècles de
Royauté de droit divin, dans les siècles de
Bourgeoisie de droit divin, per omnia saecula saeculorum.
Si le
Néant de
Dieu fut
Quelque
Chose en cet instant où en l'Homme il se nia,
Dieu tu es le bois d'ébène, la chair noire, que la charité chrétienne des poux missionnaires aide à mourir chrétiennement - plusieurs dizaines par km de voie ferrée - pour la plus grande gloire de la civilisation chrétienne, pour tirer le bateau
Chrétienté,
Dieu serpentin aux millions de têtes noires qui te roules de souffrance au travers de l'Afrique, en toi se mûrit, se pèse et d'avance se savoure la vengeance de mon vieux frère, et toi.
Dieu serpentin aux milliards de têtes jaunes



qui éclatent sous les balles de coton,

sous les bombes des avions bénis au départ

par une main chrétienne,

Dieu vivant, sur tes têtes innombrables

et renaissantes s'use la guillotine,

le sang du vieux frère coule aussi dans tes veines,

et mûrit et savoure déjà sa vengeance

à travers aussi le
Dieu noir et blanc

qui piétine tout le long de l'Amérique,

à travers le
Dieu aux millions de têtes pâles,

aux mains noires, mais,

mais bientôt rouges, mais

mais pardon mon vieux frère,

pardon de t'avoir sali du nom de
Dieu.

C'est tout ton sang qui gonfle ces peaux d'hommes,

y a pas de bon dieu, y a pas de bon dieu,

ton sang océan rouge où tu noieras enfin,

y a pas de bon dieu, ce milliard de curés,

de sous-curés, d'archis-curés, de saligauds,

y a pas de bon dieu, à toi,

à toi la
Parole

à toi, humain
Néant de
Dieu :

quand les cinq doigts de ta main rouge

auront essuyé la face du monde,

alors, campe devant toi le passé humain,

vise au cour, pan !

et seul, ayant purifié la face du monde

par le feu de la vengeance des vieux frères,

de toute vermine, de toute cette vermine

qui te redoute déjà et te soupçonne

sous le nom de l'Antéchrist,

seul, être aux têtes pâles, jaunes, noires,

seul, oui, véritable
Antéchrist,



-
Antéchrist pour faire trembler cette vermine chrétienne, cette vermine bouddhiste, cette vermine brahmaniste, lamaïste, taoïste, - seul dans cet instant délivré des mensonges de passé ou d'avenir, tu recommenceras le grand miracle _ mais cette fois, par le feu de la vengeance du vieux frère, ne laisse pas renaître la vermine - seul face à face avec le
Néant de
Dieu tu connaîtras dans ce miroir fraternel et fulgurant

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René Daumal
(1908 - 1944)
 
  René Daumal - Portrait  
 
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