René Depestre |
A dix-neuf ans, au temps de mon premier livre, jeune homme en colère à Port-au-Prince, je voyais à mon arc trois flèches capables de filer vers le même horizon, propulsées par un triple credo contestataire : la négritude-debout, le brûlot surréaliste, l'idée de révolution. A mes yeux, la rosée que le poète gouverne servirait aussi, dans les mots et les métaphores, à porter la fraîcheur, le merveilleux et la beauté dans la sphère privée comme dans les affaires de la cité. Je parviendrais un jour à intégrer au langage poétique mes hauts et mes bas d'individu, en osmose avec l'événement le plus actuel ou la circonstance la plus immédiate : le rêve ou l'action, un corps nu déjeune fille ou une grève de mineurs de fond, la sève qui monte au sommet d'un flamboyant ou celle qui alimente le combat décolonial, une nuit de carnaval à Jacmel ou le destin de la révolution. En brisant en moi-même la cloison des antinomies, je mettrais en relation, et en état de poésie, entre le rêve et la conscience éveillée, les réalités les plus dissemblables de la condition humaine. Vécues avec une égale intensité, elles seraient suffisamment mêlées à mon souffle pour s'ajouter, avec humour et sensualité, l'expérience de toutes les choses douces et bonnes, tendres et belles, qui font de notre traversée de la vie une aventure sans prix. De tout son poids d'utopie (et peut-être de folle générosité ?), cette vision esthétique devait se refermer sur mes travaux jusqu'au jour où le sol des certitudes, des espoirs et des rêves qui les éclairait s'est dérobé sous mes pas. Ce malheur me surprit à Cuba, au début des années soixante-dix, quand Fidel Castro, fidèle à l'enseignement stalinien, décida de faire du "socialisme à la cubaine" un désert idéologique où la poésie n'allait plus pouvoir respirer. Claude Roy eut alors absolument raison de m'alerter : "Staline n'était pas l'anti-Papa Doc, parce que Staline était le plus grand des Papa Doc. Les fonctionnaires du KGB n'étaient pas le contraire socialiste des tontons macoutes, les tueurs de Duvalier*." De même, le grand-cheval-sorcier qui officiait dans la prétendue "île de la liberté", si chaudement choyée au cour sec du Kremlin, n'était pas, loin de là, l'anti-Lénine, l'anti-Mao, ni l'anti-Joseph Vissarionovitch Djougachvili... A Moscou, Pékin, Prague, Hanoi, La Havane, ce que l'on entendait par "révolution socialiste", loin d'être l'inverse du monde haïtien de la terreur et de l'iniquité, était sa projection soviétique. Le "socialisme réel" n'avait, nulle part, sur les plans politique et économique, fait avancer le droit, la liberté, la démocratie ; ni, dans l'ordre culturel, n'avait assuré un nouveau souffle au savoir-vivre, au rêve, à la beauté, la poésie, la civilisation. Tout au contraire, la révolution, ses dogmes, sa police et son Parti de proie, auront fait de l'horizon poétique de la vie (c'est-à-dire l'art de vivre ensemble en société, entre hommes et femmes civilisés, dans le respect et la tendresse réciproqueS) une peau de chagrin et d'ignominie qui n'a pas fini de déshonorer et d'enténébrer l'histoire du XXe siècle. Les poètes qui, comme moi (à un moment ou un autre de leur viE), ont vécu imprudemment, déraisonnablement, dans la fascination du mythe révolutionnaire, ont aujourd'hui le devoir de s'interroger à fond sur l'ampleur cosmique du gâchis que son effondrement met sous nos yeux consternés. L'euphorie générale consécutive à la chute du mur de Berlin fait place à une stupeur non moins universelle face au vide béant que le "monstre historique" laisse derrière son cortège d'horreurs, de mensonges et de désillusions. En "poète noir" de la Caraïbe, qui "y a cru", et, durant un exil sans fin, y a engagé son corps et son âme, je ressens profondément ma part de culpabilité et de responsabilité dans la tragédie du mouvement communiste international. Pour avoir dans mes poèmes célébré ses "exploits" (rêve éperdu d'un monde meilleur, plus juste, plus fraternel, moins barbarE), il est normal que mon travail du deuil de "l'idéal de toute la vie" trouve sa forme la plus naturelle dans des poèmes qui me mettent à l'abri du désespoir nihiliste ou du divan sans lendemain de la dépression. Le mythe messianique qui a failli truquer à jamais mon intégrité d'artiste et de citoyen m'aura également mis à deux doigts de perdre l'autre vovt, celle que tout vrai poète tient des zones d'émerveillement de son enfance. Cette perte m'eût condamné à errer à travers le monde, frappé d'"aphasie lyrique", comme ce chanteur "à la coque vide" dont parle un aphorisme de Hugo von Hofmannsthal. J'ai plutôt la chance dans ces pages de suivre humblement l'exemple de l'animal blessé qui va chercher au fond de la forêt le mystère de la plante qui lui apportera la guérison. Cette anthologie personnelle est donc la petite maison dans les bois où j'ai regroupé par thèmes récurrents les pénates et les lares convalescents qui me laissent peut-être la possibilité de poursuivre dans la voie royale de la poésie. RENÉ DEPESTRE Lézignan-Corbières 15 juin 1992 |
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René Depestre (1926 - ?) |
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Portrait de René Depestre | |||||||||
Biographie / OuvresRené Depestre est né en Haïti en 1926. Il fait ses études supérieures à la Sorbonne à Paris et fréquenta à cette période les poètes surréalistes. Son premier recueil de poésie paraît en 1945 (voir labibliographie de ses oeuvres [fr] sur le site web de RFO) et son premier roman en 1979. C'est un poète, romancier et essayiste. Il est expulsé de France en 1950 à cause de son engagement dans les mouve |
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