Roger Bodart |
J'ai toujours aimé les pierres. Enfant, mes poches en étaient pleines. Homme, il m'est arrivé de porter sur moi pendant des années une améthyste trouvée dans la brousse ruandaise, un cristal arraché du sol des Grisons, un galet curieusement poli par la vague. Je ne les aimais pas seulement pour leur beauté. Elles m'accompagnaient en amies, mieux : en conseillères, en protectrices. Elles avaient quelque chose à me dire. Elles voulaient le dire. Et sans doute le voulaient-elles depuis longtemps. Elles venaient à moi du fond des âges, les unes avec le noir dessein de me détruire, les autres désirant m'aider à trouver une vérité très singulière, la mienne, unique, comme celle que chaque être est le seul, dans la longue histoire du monde, à pouvoir et à devoir sécréter. Bonnes ou mauvaises, toutes conspiraient à modifier la courbe de mon destin. Ce n'est certes pas à l'aide de la raison que j'aurais pu découvrir leur dessein. Pour lire dans leur regard, pour déchiffrer leur message, il me fallait devenir pierre moi-même comme pour comprendre le cheval, il faut sortir des plis de la pensée humaine et s'approcher de lui. Il n'est pas aisé de se faire pierre. Y parvient qui s'oublie de longues années jusqu'à ne plus traverser le monde des hommes qu'en somnambule. Il faut avoir longtemps, profondément dormi, s'être plongé dans l'eau ferrugineuse de l'oubli pour, un matin, enfin, se réveiller homme encore, en apparence, mais près du minerai, frère de ces poissons ou de ces fougères fossiles dont la pierre a épousé la forme et qu'elle éternise dans une étreinte qui ne veut pas finir. Je ne prétends pas avoir jamais atteint ce haut degré d'attention minérale. Tout au plus ai-je pu, par brefs éclairs, imaginer ce qu'il est, rêvant d'y accéder comme, dans l'adolescence, on décide de devenir un héros, sans soupçonner la longueur du chemin qui mène de soi à plus que soi. La présence d'un cristal, ou d'une améthyste, à mes côtés, avait la valeur d'une invitation au forage, à la descente dans un univers qui fut jadis nôtre, qui le redeviendra peut-être demain. Préparation à une effrayante, à une glorieuse agonie. Les pierres que j'accumulais sur ma table, ou sur un coin de cheminée, étaient les versets d'une imitation inédite, insolite, éminemment communiante. J'avais, en Afrique, appris à connaître l'étroite connivence qui, dans l'univers, lie tout à tout. Un géologue qui avait découvert des gisements de malachite m'avait livré un de ses secrets : il décelait la présence de minerais non seulement à l'affleurement de certaines roches, mais aussi à la couleur de la terre, à l'apparition d'insectes, à l'abondance de telles herbes ou fleurs, et même au modelé des nuages, aux nuances de la lumière, à la saveur de l'eau. Cette chaîne qui reliait le minerai au végétal, à l'animal, aux mouvements de l'air, ne faisait qu'affirmer de façon bien modeste, bien fragmentaire, une complicité beaucoup plus vaste qu'il est, je l'admettais, impossible de démontrer mais que je ressentais avec la force d'une évidence. Puisque des interférences incontestées lient la pierre au ciel et font d'êtres à prime abord, totalement étrangers, les rouages voisins d'une même horlogerie, pourquoi le minerai n'agirait-il pas sur l'âme humaine, pourquoi n'en modifierait-il pas la chimie, comme certaines eaux de montagne et telle absence d'iode provoquant le goitre, alourdissant le sang, créent des villages de dégénérés ? Je sais que cette hypothèse était hasardeuse, que rien non plus ne permet d'affirmer qu'elle repose sur une base ferme, mais rien non plus ne permet de l'infirmer : elle appartient au monde sans limite du possible. Au fond d'une mine katangaise, j'avais ramassé un bloc de malachite aux puissantes veines vertes dont les nuances s'élevaient à la stridence la plus aiguë puis descendaient jusqu'aux tendres appels de l'herbe naissante. Cette pierre massive était à l'image du Fermé, de l'épais, du refus. Nulle force, semblait-il, n'aurait pu investir cet empire défendu de toutes parts, sourd à toutes les sollicitations, et qui n'avait aucun effort à faire pour résister aux attaques les plus véhémentes. Cependant, autrefois, cette forteresse avait dû être investie, cette lourdeur avait été légère, cette dureté s'était répandue. Les veines qui la parcouraient avouaient cette ancienne faiblesse. Quoiqu'il en eût été, maintenant qu'elle pesait dans mes paumes, elle personnifiait l'Inentamable que la dent même d'un dieu n'eût pu broyer. Un peu plus tard, j'entrai dans une usine, vieille forge, grande forge, au cour de cette Afrique qui n'aime pas forger. Il faisait nuit, mais l'usine ne dormait pas. Depuis qu'elle existait, elle brûlait jour et nuit. Souples, silencieux, des Bantous surveillaient d'énormes cuves qui voguaient dans les airs et soudain, comme obéissant à on ne savait quel rite, se renversaient, laissant de longues coulées de feu se répandre dans des moules rectangulaires. On se sentait au fond d'un volcan parmi les puissances qui commandent la lave. Des milliers d'étincelles sèches crépitaient autour de corps noirs et roses qui dansaient, échappant comme par jeu, aux griffes sifflantes. Ce feu roux coulant en lourdes vagues, c'était la Malachite, l'épaisse, la solide, la fermée que le Feu violait, pliait à son gré, possédait. L'irréductible devenait la soumise. La close s'ouvrait de toutes parts. Celle qui refusait toujours, des hommes nus la regardaient se tordre dans la flamme, recevaient son sang fauve dans de minces sarcophages où il redevenait dur comme jadis, feu solide : cuivre. Comment, devant cet admirable supplice, n'aurai-je pas pensé à la torture de la mort, à toutes les morts, non seulement celle qui défait le corps morceau par morceau, mais aussi telle autre, plus savante peut-être, celle de certaines destinées qui se cassent, qu'on lance dans la flamme, qui en ressortent apparemment indemnes, totalement autres cependant, non plus vertes comme un sous-bois, mais rousses, comme le feu, ou le sang ? La délivrance par le mot. Je dis : Sésame, et le genou se fend lâchant l'oiseau, la mer s'envole sur le toit du monde, l'âme se change en périscope, le désert de chaque grain de sable fait un ange. Je dis fagot, et dans les Andes, Pépervier immobilise du regard une avalanche. Chère, qu'ils étaient beaux les yeux que vous aviez. Je dis chère, et voici que vous êtes vivante. Votre tombe devient une vague où j'invente les jeux qu'aiment jouer les couples de dauphins. Nous plongeons dans le bleu des grottes sous-marines et nous y écoutons le concert de clarines que font les coraux roux en mêlant leurs doigts fins. Je dis chère, et je crois que vous n'écoutez guère. Vous partez au galop sur votre alezan gris. Vous allez à la chasse et je suis à la guerre. Si vous n'entendez pas, comment être surpris ? Mon sang bat le tambour. Le canon seul écoute Chère, pourquoi penser aux choses qui sont loin ? Je demande à ma gourde une dernière goutte. Faisons l'amour avec une botte de foin. La vie est simple à qui la voit simple. La drôle ne propose à chacun que de jouer son rôle. Appelons chat un chat, Boileau sera content. Chère, vous êtes loin. Peut-être êtes-vous morte. Lorsque je cognerai un soir à votre porte, referons-nous la bête à deux dos comme avant ? Chère, vous connaissez mon goût pour les objets. Non les bijoux. Non la substance travaillée. La chose brute. La matière d'un seul jet échappant au hasard heureux qui l'a taillée. Souvenez-vous du bloc de cristal que je pris au fond du lac du Val Cristallina. La boue cachait dans les entrailles sales de sa nuit cette obélisque en qui tant de glaçons se jouent. J'ai mis entre vos mains ce dur bloc. Il allait faire son ouvre en nous comme on fait un beau crime Changer les gestes qu'autre fois nous nous permîmes en un ménage de gisants dans un palais. - Enfin unis ! (Comme d'autres saisis par le jeu d'une lave) Couple raide que garde un soleil de minuit dans la sévère mutité de ceux qui savent. - Entendez-vous, ami, le cri de la fougère arborescente que je pris à mille pieds sous terre, devenue une schisteuse plante qui s'est tue ? Elle a une couleur d'ardoise, le bleu gris des toits de ce pays taciturne où nous sommes en attendant de redescendre loin des hommes, près de la plante-pierre enfin renée par la vertu de l'épouvante qui change en inentamable cri de granit le changeant moutonnement du flot des destinées. - J'entends le cri. J'entends l'appel : sous le gargouillement des mousses qui digèrent j'entends le bref commandement de la fougère : Entrez dans la muraille aveuglante du sel ! - Le sel, ou l'améthyste ? Souvient-t'en, c'était au cour des ténèbres. La route déchirant comme un pal la forêt. Un volcan incendiant un lac. Une goutte de pierre violette ou mauve. Nuit que ronge un feu de brousse. Etoile mauve. Tambour mauve. Hibou phosphorescent qui fuit. Pierre tissée de nuit, de sang, et d'odeurs fauves Sang dur. Feu dur. Caillou au croisement de la grand'route. Carrefour des véhémences. Poids du jour et du saccage frénétique de l'amour. Pierre polyadelphe. Après avoir trois mois percé la mer d'airain, je l'ai reçue. Elle dort dans le sarcophage d'un tiroir comme repose au cour d'un oillet une eau nue. Je ne la taillerai jamais. L'opale qu'on taille s'obscurcit. La Mauve en son centre gardant le sang déclare non au poing qui veut gauchir sa rudesse natale. - Il serait trop aisé de trancher ses artères dans un bain parfumé. Chère, aimons-nous. Cueillons l'ortie. Aimons-nous, chère puisqu'avant nous, nul n'a aimé. Entendez-vous tomber dans le val de ce Ut les mois flocons barbituriques de l'oubli ? - J'entends tomber les lents flocons. Je suis la seule à les entendre. Ils vont me faire un édredon de plume grise, de bruyère, de chardon. - Ces lents flocons, ne savez-vous ce qu'ils me veulent ? - Ces lents éclairs, ces lentes minutes, ces lentes secondes, ces toujours plus lourds et lents instants, ces patientes plantes qui descendent l'une après l'autre les petits degrés du temps, que disent-ils, que cherchent-ils dans ma mémoire ? - Chère, en vous regardant, une très vieille histoire, comme une eau sans défaut, sort du puits de mon cour. - Ami, le souvenir, quand nous le pourrons boire, nous mènera si loin que nous n'aurons plus peur de la nuit qui nourrit la racine des fleurs. La plus opaque, la plus lourde, la fermée, l'impératrice de l'Empire opacité, au ventre rude sous la jupe en soie lamée, la verte (sous la terre rouge) autorité, celle que nulle dent, aucune scie, nul vent, nulle eau n'avaient pu mordre, j'ai vu les voraces dents de l'incendie la changer en liane molle, la changer, la réfractaire, aux raides mamelles de cuivre, en un crépitement de lumière - ivre d'avoir bu le vin fou de l'antimatière, et la trop présente devenir la disparue, à la faveur de la descente d'un degré dans la brûlante effusion d'une menstrue. |
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Roger Bodart (1910 - 1973) |
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Portrait de Roger Bodart | |||||||||
Biographie10 mars 1910 : Naissance de Roger Bodart, dans le village de Falmignoul, proche de la frontière française, dans les Ardennes. Son père est instituteur du village. BibliographiePoésie |
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