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La « dégoûtation » de la vie


Poésie / Poémes d'Samuel Beckett





Par certains de ses aspects, Fin de partie est une des pièces les plus sombres qui soient. Les corps s'y décomposent, parce que vivre, c'est déjà lentement mourir. Aussi les personnages ne peuvent-ils que haïr l'existence.



LA DÉCOMPOSITION DES CORPS

Beckett insiste sur les détails physiques ou physiologiques les moins agréables, sur ceux dont ordinairement on ne parle pas. Le corps devient ainsi un objet de répulsion, voué à une dégradation continue, jusqu'à la déchéance la plus complète.



Le corps, objet de répulsion

Les personnages n'ont plus rien pour séduire; ils ont tout pour inspirer une certaine répugnance. Tout ce qui a trait à la vie physique provoque en effet le dégoût du spectateur ou du lecteur. Clov « empestfe] l'air» (p. 16) et «pue» comme s'il était déjà mort (p. 63). Hamm a « envie de faire pipi » (p. 38) et, grâce à un cathéter1, fait son pipi (p. 49).

Tous les autres besoins ou réactions du corps provoquent de la même façon une forme de rejet. Hamm passe une partie de son temps à bâiller. Nagg cherche à se faire gratter le bas du dos (p. 32-33). Sa nourriture se réduit à de la bouillie: « Ah il n'y a plus de vieux! Bouffer, bouffer, ils ne pensent qu'à ça! » (p. 21). Parce qu'il appartient à la langue familière, voire vuigaire, le verbe « bouffer » déconsidère le corps et l'acte de s'alimenter.

Les apparences physiques des uns et des autres ne sont pas davantage agréables. Hormis leurs divers handicaps, Clov a le teint « très rouge » (p. 11) et le « grand mouchoir » étalé sur le visage de Hamm est « taché de sang » (p. 13). Le gueux qui supplie Hamm de le recueillir avec son enfant a un visage « tout noir de saleté et de larmes mêlées » (p. 69). Les personnages de Beckett n'ont rien de jeunes premiers. Hamm évoque certes la beauté de la Mère Pegg, mais c'était « autrefois ». Comme le remarque Clov. « Nous aussi on était jolis - autrefois. Il est rare qu'on ne soit pas joli - autrefois » (p. 59). Depuis le temps a passé.



Une dégradation continue

Le corps n'est pas seulement repoussant, il se corrompt aussi en permanence, jour après jour. Même pour mener sa vie diminuée, Hamm a tour à tour besoin de « calmant » et de .< remontant » (p. 38). La .< goutte d'eau » qu'il dit avoir dans la « tête » (p. 31) peut s'interpréter comme un accident vasculaire cérébral'. Nagg a perdu « hier » sa dernière dent (p. 28). Son ouïe baisse, et sa vue également. Celles de Nell ne sont pas meilleures (p. 28-29). Clov marche de plus en plus mal (p. 19) et ne peut plus s'asseoir (p. 23).

En l'absence de tout espoir d'amélioration ou, à défaut, de stabilisation de leur état de santé, la décrépitude est appelée à se poursuivre sans fin, jusqu'à la mort libératrice: « Un jour tu seras aveugle. Comme moi », prédit Hamm à Clov (p. 51). Lorsqu'il s'imagine quittant un jour, peut-être, le refuge, Clov se dépeint en vieillard disgracié: « Je suis si voûté que je ne vois que mes pieds, si j'ouvre les yeux, et entre mes jambes un peu de poussière noirâtre » (p. 107). Son avenir est d'être un second Hamm.



Une déchéance complète

Aucun des personnages n'est enfin doté de son intégrité physique. Nell et Nagg sont des culs-de-jatte, contraints de vivre tels des animaux sur une litière au fond d'une poubelle (p. 30). Hamm s'inquiète des « moignons » de son père. Celui-ci lui répond sèchement de ne pas s'en occuper (p. 22). Même si un certain humour noir' marque l'échange, la répétition du mot « moignon » accentue l'image de l'amputation. Le malaise que l'on ressent n'en est que plus grand.

Hamm est aveugle et paralysé. Clov se déplace difficilement. Même le chien en peluche auquel Hamm tient tant est handicapé : il lui manque une patte et, comme son maître, ne peut tenir debout (p. 56-57). Rien de ce qui physiquement existe n'est ainsi normalement constitué.



VIVRE, C'EST DÉJÀ MOURIR

Cette décomposition tient évidemment aux effets destructeurs du temps qui passe, et qui agissent dès la naissance, car « la fin est dans le commencement » (p. 89). Dans ces conditions, la mort est omniprésente.



Les effets destructeurs du temps

La fuite du temps explique la déchéance physique. Vivre, c'est vieillir, et vieillir c'est progressivement sombrer dans la dégénérescence: «[...] nous respirons, nous changeons! Nous perdons nos cheveux, nos dents! » (p. 23). Le processus est inéluctable. Ainsi que le dit Clov, « quelque chose suit son cours - (p. 47). « Ça avance », constate Hamm de son côté (p. 89). Les pronoms indéfinis « quelque chose » et .< ça2 » renvoient à une loi naturelle, sans nom ni visage, qui fonctionne indépendamment de toute volonté et conscience:

« Puis un jour, soudain, ça finit, ça change, je ne comprends pas, ça meurt, ou c'est moi, je ne comprends pas, ça non plus » {p. 106).

C'est pourquoi Clov inverse ironiquement le proverbe « Si jeunesse savait! » en: « Si vieillesse savait! » (p. 22). L'être humain n'accepte de vieillir que parce qu'il ne sait pas ou parce qu'il ne veut pas savoir ce que vieillir signifie vraiment : décliner lentement, inexorablement, et enfin mourir. Si on le savait, on n'accepterait pas de vieillir.



« La fin est dans le commencement »

Ni la fuite du temps ni le thème du vieillissement ne sont originaux. Romans, poésies et pièces de théâtre l'orchestrent depuis des siècles.

« Je n'ai plus que les os, un squelette je semble1 », déplorait déjà Ronsard (1524-1585). Beckett redonne toutefois une nouvelle vigueur à ces lieux communs en les associant à 1a naissance: on ne grandit pas, on vieillit, on s'épuise, on « rapetiss[e] » (p. 109). Naître, c'est ainsi être voué à mourir.

Au xviie siècle, Biaise Pascal rappelait dans ses Pensées que le dernier quart d'heure de toute existence, que le « dernier acte » est toujours « sanglant ». Beckett reprend l'idée et l'image, mais en les élargissant. Pascal évoquait le dernier quart d'heure; Beckett parle, lui, des « cent mille derniers quarts d'heure » (p. 109). C'est suggérer que la mort n'est pas au terme de l'existence, mais qu'elle est constamment à l'ouvre, dès le premier « quart d'heure ». On croit vivre, alors que l'on meurt déjà, petit à petit, morceau après morceau. C'est pourquoi » la fin est dans le commencement et cependant on continue » (p. 89).



L'omniprésence de la mort

Aussi la mort constitue-t-elle le seul avenir possible et envisageable. Le titre de la pièce le suggère déjà. À l'extérieur du refuge, tout est « mortibus » (p. 44). Il n'y a plus « rien à l'horizon » (p. 45), plus de « mouettes », ni de « nature » (p. 23). Toute forme de vie a disparu. Les « graines » que Clov a semées « ne germeront jamais » (p. 26).

Toutes les relations amicales ou de voisinage qu'ont entretenues Hamm et Clov ont disparu. La Mère Pegg est décédée (p. 58), le médecin également (p. 38), ainsi que le fou auquel Hamm rendait visite dans son asile (p. 60-61). Nell meurt empoisonnée. Quant à Hamm et Clov, même s'ils sont encore en vie, ils attendent la mort dont ils parlent sans cesse: « Fini, c'est fini, ça va finir », dit Clov au début de la pièce (p. 13). L'ultime monologue de Hamm reprend le même thème: « Tu RÉCLAMAIS le soir; il vient » (p. 109). Il a fini de « perdre » (p. 108), c'est-à-dire, dans son esprit, de vivre.



LA HAINE DE LA VIE

Dans ces conditions, vivre est une malédiction. Rien dès lors n'est pire que de transmettre la vie. La haine de la paternité est totale, comme la peur de voir la vie renaître pour une raison ou pour une autre. Il ne convient pas seulement d'attendre ou de redouter l'apocalypse1, il faut la souhaiter.



La haine de la paternité

Clov parle de la vie comme d'une punition, la plus grande qui soit, même s'il en ignore les raisons. C'est en ce sens qu'il affirme qu'« on ne peut plus [le] punir » (p. 14), puisqu'il l'est déjà Hamm est du même avis. C'est donc logiquement qu'il s'en prend violemment à son père, responsable de son existence. Il l'injurie à trois reprises: « Maudit progéniteur! » (p. 21); « Maudit fornicateur! » (p. 22); .< Salopard! Pourquoi m'as-tu fait? » (p. 67). Clov n'est pas plus bienveillant envers Hamm, son père adoptif : hamm. - [...] C'est moi qui t'ai servi de père.

Clov. - Oui. {Il le regarde fixement.) C'est toi qui m'as servi de cela.

HAMM. - Ma maison qui t'a servi de home. clov. - Oui. {Long regard circulaire.) Ceci m'a servi de cela. (p. 54)

Le pronom démonstratif « cela » possède ici une forte valeur péjorative. Le père, adoptif ou non, est le premier coupable.



La peur d'une renaissance

Cette haine de la paternité s'étend à tout ce qui pourrait, d'une manière ou d'une autre, régénérer l'humanité. Hamm et Clov ne redoutent en effet rien tant qu'un possible recommencement de la vie. La puce qui s'est glissée dans le pantalon de Clov inquiète Hamm parce qu'« à partir de là l'humanité pourrait se reconstituer » (p. 48). Le « rat » qui s'est réfugié dans la cuisine doit être tué pour la même raison (p. 88 et 90). Quant à l'enfant, c'est un « procréateur en puissance » (p. 103), qu'il convient donc d'éliminer au plus vite.

Cette même logique explique l'étonnement de Hamm devant la volonté du gueux de sauver son fils (p. 109). À quoi bon en effet élever un enfant si c'est pour le vouer à la souffrance et à la mort?



L'apocalypse souhaitée

Derniers survivants d'une catastrophe planétaire, Hamm et Clov non seulement veillent jalousement à ce que la vie ne renaisse pas, mais regrettent d'être encore en vie. L'apocalypse, ils ne la redoutent pas, ils l'attendent avec impatience: «Assez, il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi » (p. 15), dit Hamm. Pour Clov, le bonheur sera d'être enfin mort (p. 107) et « la belle époque » se confond avec celle d'avant sa naissance (p. 61).

II s'agit dans les deux cas d'en « finir » avec cet écart qui sépare le naître du mourir, et qui s'appelle la vie, durée indéterminée de souffrances.

Force est toutefois de remarquer que si Fin de partie montre la mort à l'ouvre et met en scène le processus de destruction, elle n'en montre pas l'achèvement Quand le rideau tombe, Hamm, Clov et Nagg sont toujours en vie. Pour leur malheur.

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Samuel Beckett
(1906 - 1989)
 
  Samuel Beckett - Portrait  
 
Portrait de Samuel Beckett

Biographie

Samuel Beckett naît en Irlande le 13 avril 1906 à Foxrock dans la banlieue sud de Dublin. Ses parents appartiennent à la bourgeoisie protestante de la ville et lui donnent une éducation très stricte.

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