Samuel Beckett |
Dégager la structure de Fin de partie semble de prime abord malaisé. La pièce ne comporte effet qu'un seul acte, que de surcroît aucune scène ne subdivise. Quant à l'intrigue, elle est inexistante. Pourtant, comme l'a précisé Beckett, « dans Fin de partie, rien n'arrive par accident, tout est bâti sur l'analogie et la répétition ' ». Ces deux procédés de la répétition et de l'analogie structurent l'ouvre, auxquels on peut en ajouter un troisième: celui du fragment, comme dans une mosaïque dont une infinité de petits éléments finissent par constituer un tableau. UNE STRUCTURE FONDÉE SUR DES RÉPÉTITIONS Trois leitmotive reviennent comme des refrains: ceux de la pénurie, du départ et de la « fin ». Le leitmotiv de la pénurie Tout s'épuise dans le refuge qu'habitent les personnages. « Il n'y a plus de roues de bicyclette » (p. 20) pour le fauteuil de Hamm. « Il n'y a plus de bouillie » (p. 21) pour Nagg. Il n'y a plus de « sciure » dans les poubelles (p. 30). « Il n'y a plus de dragées » (p. 74), « plus de plaids » (p. 87), « plus de calmant » (p. 92). Il n'y a même « plus de cercueils » (p. 100) pour enterrer les morts. À l'extérieur du refuge, c'est le même dépérissement, la même désertification. « Il n'y a plus de nature » (p. 23), il n'y a « pas de mouettes », plus de « fanal » (p. 45). « Zéro », tout est « mortibus » (p. 44) dans les environs comme « dans tout l'univers » (p. 46). Il n'y a plus de soleil » (p. 46), ni - plus de marée » (p. 81). La répétition des négations « ne pas », « ne plus » donne l'impression d'une fin » universelle, inévitable et de plus en plus imminente. Elle crée une accélération du rythme qui est en soi une forme de structuration. Le leitmotiv du départ Clov annonce régulièrement qu'il va quitter Hamm. Il le fait dix fois' à des intervalles de plus en plus rapprochés jusqu'à ce qu'il prenne son parapluie, sa valise, qu'il s'en aille... et qu'il revienne pour entendre, immobile et sans un mot, l'ultime monologue de Hamm. La réitération de ce motif rend de plus en plus lancinant le thème de la fin ». Celle-ci constitue souvent une relance du texte, de la conversation, comme dans l'exemple suivant: clov.-Je te quitte. hamm. - As-ru jamais pensé à une chose? clov.-Jamais... (p. 54) Hamm ne réagit pas directement à l'annonce que lui fait Clov. Celui-ci renouvelle donc son annonce: « Je te quitte ». - Mon chien est prêt? », lui répond Hamm (p. 55), qui détourne de nouveau la conversation. Le leitmotiv du départ découpe ainsi le texte en petites séquences. Le leitmotiv de la « fin » « Fini, c'est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » (p. 13) : tels sont les premiers mots de la pièce. « Il est temps que cela finisse », dit Hamm (p. 15). «Ça peut finir» (p. 17), répond Clov comme en écho. * Ça ne va donc jamais finir! », s'impatiente Hamm (p. 36). « C'est fini, Clov, nous avons fini » (p. 103), constate-t-il encore. Comme en musique, le thème connaît des variations: C'est une fin de journée » (p. 26): Digne du jugement dernier' ». « La fin est inouïe (p. 65). La répétition devient obsédante. Entrelacés, ces trois leitmotive scandent l'ouvre de manière à la fois régulière et de plus en plus précipitée. UNE STRUCTURE FONDÉE SUR DES ANALOGIES Une analogie est une correspondance, une relation entre deux réalités, qui repose sur des ressemblances. Dans le décor et l'organisation de l'espace Au théâtre, tout fait sens, les mots comme les gestes et le décor qui constituent ce qu'on appelle un paralangage. Le décor de Fin de partie multiplie les symétries. Les deux fenêtres » sur les murs de droite et de gauche sont identiques: elles sont « petites », .' haut perchées » avec des « rideaux fermés » (p. 11). L'espace, quant à lui. est géométriquement occupé: Porte à 1 avant-scène à droite. Accroché au mur, près de la porte, un tableau retourne. A l'avant-scènc à gauche, recouvertes d'un vieux drap, deux poubelles l'une contre l'autre. Au centre , recouvert d'un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm. (p. 11) Toujours se situer au centre est d'ailleurs l'obsession dérisoire de Hamm. comme s'il voulait prouver par là son importance (p. 41). Le centre est par définition l'instance, le lieu, de référence. Il y a analogie entre la position qu'occupe Hamm et son désir, même s'il est ridicule, de tout régenter. Entre le début et la fin « La fin est dans le commencement » (p. 89), s'exclame Hamm. La phrase s'applique aussi à ses monologues, dont le dernier fait écho au premier : - dans la gestuelle: c'est le même jeu avec les lunettes et le mouchoir (p. 14 et p. 108); - dans le bruitage avec les coups de sifflet (p. 15 et p. 109); - dans les mots et formules: «A moi. [...] De jouer» (p. 14 et p. 108); - dans les thèmes avec leurs variations: le soir qui descend (p. 109) renvoie à l'idée qu'il « est temps que cela finisse » (p. 15); le constat, établi par Clov, que « les grains s'ajoutent aux grains » (p. 13-14) est repris par Hamm à la fin de la pièce: « Instants sur instants, plouff. plouff, comme les grains de mil de... » (p. 91). Dans les réactions des pères et des fils À eux quatre, les personnages représentent trois générations: Nell et Nagg sont les parents de Hamm qui, lui-même, est le père adoptif de Clov. Les pères réagissent de la même façon : ils maudissent leurs fils auxquels ils prédisent une fin lamentable. Hamm menace Clov d'une solitude pire que la sienne parce qu'il n'aura « eu pitié » de personne (p. 52). Nagg espère avec un certain sadisme que Hamm l'appellera un jour pour échapper à ses terreurs nocturnes et solitaires (p. 75). Quant aux fils, ils ont en commun de vouloir tuer leurs pères. « Si je pouvais le tuer je mourrais content » (p. 41). avoue Clov. Hamm envisage, après avoir empoisonné sa mère, de « condamner les couvercles » (p. 38) des poubelles, donc de provoquer une asphyxie. Cette symétrie dans les réactions dessine comme une architecture intérieure de l'ouvre. UNE STRUCTURE FONDÉE SUR DES FRAGMENTS Le texte s'organise enfin en de petites unités tantôt délimitées par des silences tantôt constituées de pantomimes1 tantôt de tirades2 et de monologues. D'un silence à l'autre Dans une pièce traditionnelle, le changement de scènes correspond à l'entrée ou à la sortie d'un personnage. Il n'y a évidemment rien de tel dans Fin de partie où les personnages ne se quittent pas (sauf lorsque Clov s'éclipse, mais toujours très brièvement, dans la cuisinE). Un découpage du texte n'en est pas moins perceptible. Entre les répliques des personnages revient en effet fréquemment la didascalie « un temps ». Elle impose donc un arrêt du dialogue et l'établissement d'un silence (-» problématique 4). Ce sont ces silences qui marquent les changements de thèmes dans la conversation. En voici un exemple: - p. 16: « Un temps » puis la conversation porte sur les yeux de Hamm; - p. 17: « Un temps » puis la conversation porte sur la santé de Clov; - p. 18: « Un temps » puis la conversation porte sur le possible départ de Clov. Comme on le voit, ces silences fragmentent le dialogue en petites unités qui deviennent de la sorte très repérables. D'une pantomime à l'autre À plusieurs reprises, Clov se comporte en mime, ainsi que l'indiquent les didascalies : « Il monte sur l'escabeau, braque la lunette sur le dehors. Elle lui échappe des mains, tombe. [...] Il descend de l'escabeau, ramasse la lunette, l'examine, la braque sur la salle. » (p. 43). Quelques instants plus tard, la scène se répète de manière presque identique: «Clov descend de l'escabeau, fait quelques pas vers la fenêtre à gauche, retourne prendre l'escabeau, l'installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, braque la lunette sur le dehors, regarde longuement. Il sursaute, baisse la lunette, l'examine, la braque de nouveau. » (p. 44). Il faut imaginer l'acteur se livrer à ces divers jeux de scène qui constituent des entités visuelles immédiatement perceptibles. De tirade en monologue Le texte comporte enfin des ensembles plus traditionnels qui, s'ils se trouvaient dans une pièce classique, constitueraient soit des scènes à eux seuls, soit des éléments majeurs d'une scène. Hamm prononce ainsi trois monologues: le premier, en ouverture de son rôle (p. 14-16); le deuxième, lorsque Clov le laisse seul pour aller tuer un rat dans la cuisine (p. 88-91); et le troisième, à la fin de la pièce (p. 107-110). Hamm prononce également les tirades les plus longues quand il prophétise à Clov sa triste fin (p. 51-52); quand il évoque le fou auquel il rendait visite (p. 60-61); quand il raconte l'histoire du gueux venu avec son enfant lui demander du pain (p. 68-73). Nagg se lance, lui, dans l'histoire de l'Anglais, du pantalon et du tailleur (p. 34-36). Même s'il est moins bavard, Clov prononce également quelques tirades, entrecoupées il est vrai de pantomimes: lorsque, par exemple, il cherche son escabeau (p. 94-95) ou quand il essaie de réfléchir sur ce qu'il pourrait faire (p. 106-107). La structure de Fin de partie n'a donc rien de traditionnel. Elle n'en est pas moins forte et précise. Au lieu de reposer en effet sur la progression linéaire d'une intrigue, elle réside dans une organisation que l'on pourrait qualifier de musicale et de géométrique. Les répétitions finissent par créer un rythme et le sentiment d'une accélération. Les analogies dessinent des renvois et les font se correspondre. Si elle ne comporte qu'un seul acte et aucune scène dûment présentée comme telle, la pièce ne s'en organise pas moins en fragments, en de petites unités dialoguées ou mimées, qui en font une mosaïque. |
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Samuel Beckett (1906 - 1989) |
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Portrait de Samuel Beckett | |||||||||
BiographieSamuel Beckett naît en Irlande le 13 avril 1906 à Foxrock dans la banlieue sud de Dublin. Ses parents appartiennent à la bourgeoisie protestante de la ville et lui donnent une éducation très stricte. |
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