Samuel Beckett |
Le titre même de l'ouvre attire l'attention sur le temps et souligne de ce fait son importance. Par définition, la notion même de « fin » implique en effet l'arrêt d'un processus, d'un phénomène ou d'une action qui s'est développé. Ce temps, Beckett le traite d'une manière singulière et originale. Il en brouille les moindres repères tout en en suggérant l'écoulement et la progression vers une « fin » qui demeure toutefois problématique. LE BROUILLAGE DES REPÈRES TEMPORELS Beckett donne plusieurs indications temporelles pour mieux les vider de toute fonction et signification. Dater quoi que ce soit est impossible. Tout est monotone, et dépourvu de toute perspective. Une datation et une chronologie Impossibles à fixer La pièce est censée se dérouler « en fin de journée ». De quelle journée s'agit-il? On ne le saura jamais. Cela n'a de toute façon aucune importance, puisque « c'est une fin de journée comme les autres » (p. 26). On ne peut non plus déterminer l'heure. Le soleil devrait être « en train de se coucher », mais ce n'est pourtant pas la nuit. Il fait - gris », « noir clair » (p. 46) et l'heure est « la même que d'habitude » (p. 16). Le présent reste toujours indécis. Aucune référence ou allusion historique ne permet par ailleurs de dater la situation. La mention du téléphone (p. 23) et la citation de deux vers de Baudelaire (p. 109, problématique 5) permettent tout juste de dire que nous sommes après 1880. Mais sommes-nous au XXe siècle ou bien au-delà? Quand s'est produit ce qui ressemble à un cataclysme universel? Ce sont autant de questions sans réponse. On ignore même l'âge des quatre personnages. Une indistincte monotonie Cette « fin de journée » voit par ailleurs ia répétition des gestes accomplis la veille et l'avant-veille et probablement dans un passé encore plus lointain. Hamm demande rituellement si « ce n'est pas l'heure de son calmant » (p. 24), comme hier, sans même savoir quelle heure il est. Nagg et Nell tentent de s'embrasser: « Pourquoi cette comédie, tous les jours » (p. 27) interroge Nell. Nagg lui raconte « encore » (p. 34) l'histoire de l'Anglais et du pantalon. À la demande de Hamm, Clov observe l'univers à la lunette. À quoi bon, puisque rien ne se produit jamais? « Pourquoi cette comédie, tous les jours », demande à son tour Clov. La routine. On ne sait jamais » (p. 47), lui répond Hamm. Le présent est une telle réitération de la veille qu'il ne s'en distingue plus. Le mot perd tout sens. « Hier! Qu'est-ce que ça veut dire. Hier! » (p. 60). Une absence de toute perspective Le futur est à l'image de ce passé sans signification et de ce présent flou: il est lui aussi indécis, vague. Il se résume à < un jour »: « un jour tu sauras... » (p. 52), dit Hamm à Clov. Mais quand? Clov lui-même espère « un jour » pouvoir partir (p. 106). Mais, encore une fois, quand? L'avenir n'est qu'un mirage, un rêve impossible, insensé comme celui que forme Hamm d'aller en < radeau » sur « la mer », et de se laisser emporter au loin : < Demain je serai loin » (p. 50). C'est évidemment impossible. Il n'y a pas de radeau et Hamm est paralysé et aveugle. Aussi demande-t-il si ce n'est pas « l'heure de son calmant » (p. 50). Le futur sera une longue attente, la même que maintenant et celle d'hier. Le temps est un flot indistinct. LA PROGRESSION DE « QUELQUE CHOSE » Même s'ils sont incapables de se situer précisément dans le temps, les personnages ne vivent pas pour autant en dehors du temps. Un certain sentiment de la durée les habite, ainsi que la certitude que « quelque chose suit son cours » (p. 26). Manque et décrépitude en apportent d'ailleurs la preuve. Un certain sentiment de la durée « Assez, il est temps que cela finisse » (p. 15), déclare d'emblée Hamm, qui a donc conscience d'un processus en cours. Le passé est de fait moins inexistant que perdu et lointain. C'est le souvenir heureux d'« une après-midi d'avril » sur le lac de Côme, quand Nagg et Nell venaient de se fiancer (p. 34). Hamm se souvient de la Mère Pegg quand tous deux étaient jeunes. Il la trouvait alors .< jolie comme un cour », « autrefois ». Clov lui fait remarquer qu'« il est rare qu'on ne soit pas joli - autrefois » (p. 59). Le passé se confond ainsi avec un bonheur perdu et il est, pour cette raison, toujours évoqué sur le mode élégiaque2. Le contraste avec le présent n'en est que plus fort. « Finie la rigolade » (p. 76), comme le dit Hamm. « Quelque chose suit son cours » Cette durée n'est jamais évaluée en nombre de mois ou d'années. Elle n'en continue pas moins de s'étirer, d'augmenter. .. Ça avance » répète Hamm à plusieurs reprises (p. 21, 27, 89). « Quelque chose suit son cours », lui répond Clov en écho (p. 26 et 47). Ce processus à l'ouvre, ni l'un ni l'autre ne parviennent à l'identifier, comme le montre l'emploi constant des pronoms indéfinis « ça » et « quelque chose ». Clov et Hamm le constatent, ils ne l'expliquent pas et cherchent encore moins à le justifier. C'est que ce processus, ce « quelque chose » n'est fait que d'instants qui passent et qui sont en eux-mêmes dénués de tout intérêt. Mais d'instants monotones en instants ennuyeux, ils finissent par s'accumuler et former un « quelque chose ». Ils sont pareils à ces « grains » dont parle Clov. Ils .. s'ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c'est un tas, un petit tas, l'impossible tas » (p. 13-14). Manque et décrépitude Ce qui suit ainsi son cours, c'est la dégradation simultanée des corps et des convictions: «[...] nous changeons! Nous perdons nos cheveux, nos dents! Notre fraîcheur! Nos idéaux! » (p. 23). Elle est inexorable. « Un jour », prophétise Hamm, Clov sera comme lui, aveugle et paralysé (p. 51). L'avenir n'est porteur d'aucune espérance (-» problématiques 3 et 6). La durée provoque en même temps la pénurie. De « fin de journée » en « fin de journée », tout finit par manquer. Il n'y a progressivement plus rien dans le refuge: ni - bouillie » (p. 21). ni « calmant » (p. 92). ni « dragée » (p. 74), ni bientôt plus de biscuits, pas même de « cercueils » (p. 100). Les êtres comme les objets sont voués à une extinction définitive. D'ailleurs « tout l'univers » déjà « pue le cadavre » (p. 63). UNE « FIN » PROBLÉMATIQUE Aussi Clov et Hamm sont-ils persuadés de l'imminence de la fin. Ils la redoutent et l'espèrent à la fois, pris qu'ils sont dans une contradiction qui cache peut-être un paradoxe. Cette « fin » annoncée dans le titre même de la pièce n'est pas en effet certaine, ou du moins aussi imminente que le dit Hamm. |
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Samuel Beckett (1906 - 1989) |
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Portrait de Samuel Beckett | |||||||||
BiographieSamuel Beckett naît en Irlande le 13 avril 1906 à Foxrock dans la banlieue sud de Dublin. Ses parents appartiennent à la bourgeoisie protestante de la ville et lui donnent une éducation très stricte. |
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