Simone de Beauvoir |
À Paris les soldats américains déambulent dans les rues et les cafés, mâchent du chewing-gum et distribuent cigarettes et chocolat : leur allure nonchalante est synonyme de liberté. Sous l'impulsion de la jeunesse, Simone en est certaine, l'Europe va balayer la vieille société en même temps qu'elle chasse le fascisme et terrasse les dictatures. Mais la joie des premiers jours se glace devant l'horreur sans cesse renouvelée des informations rapportées par les correspondants de guerre : les tortures, les exécutions, l'atroce et inimaginable réalité des camps. Dans Paris des fusillades éclatent encore, et les règlements de compte souvent expéditifs commencent. Londres est toujours la cible des V2 allemands, et Berlin refuse de céder : en Belgique et en Hollande les massacres continuent, en Allemagne, sous les tapis de bombes, on enrôle les enfants et les vieillards pour résister à l'avancée de l'Armée rouge. Dans les camps, les déportés sont au mieux abandonnés à eux-mêmes, au pire traînés sur les routes où ils meurent d'épuisement. Devant cette avalanche d'atrocités, Sartre et Castor estiment que l'engagement concret des intellectuels est devenu nécessaire : « la joie de vivre cédait à la honte de survivre ». Simone publie Pyrrhus et Cinéas, un essai philosophique, et Le Sang des autres, un roman sur la Résistance et plus largement sur la responsabilité de chaque être humain. Pour elle, chaque homme a le devoir de construire sa vie pour tendre vers la liberté, c'est-à-dire le choix conscient et délibéré de son propre destin. Mais la situation d'un individu peut l'empêcher d'accomplir ce devoir ; il faut alors créer les conditions pour « libérer la liberté ». Dans le Paris d'après-guerre, les revues politiques fleurissent. Elles sont généralement de gauche mais se veulent indépendantes des socialistes comme des communistes. Sartre a lui aussi un projet de revue. Il souhaite y associer étroitement politique, littérature et philosophie. Maurice Merleau-Ponty, André Malraux, Raymond Aron, Jean Paulhan, Albert Ollivier (l'un des directeurs de CombaT), Michel Leiris et Raymond Queneau forment la rédaction, avec Sartre et Beauvoir. Albert Camus préfère se tourner vers la littérature, mais Combat est solidaire de la nouvelle parution. Fin 1944 se tient le premier comité de rédaction. Le titre est choisi par Sartre, en référence au film de Chaplin et à l'espoir né de l'après-guerre : Les Temps Modernes. Gaston Gallimard promet de financer le journal, et Simone se charge d'en plaider la cause auprès des divers bureaux chargés d'allouer les stocks de papier, toujours rationné. C'est elle aussi qui choisit la couverture, très simple, blanche avec une typographie rouge et noire et les deux majuscules T M. En janvier 1945, Sartre est invité aux États-Unis par le Département d'Etat pour un séjour de deux mois. Il représente Combat et Le Figaro. Il prend l'avion pour New-York et laisse derrière lui Simone, déçue de ne pas faire avec lui ce baptême de l'air vers l'Amérique. De cette expérience il rapporte une impression mêlée : il n'aime pas la mentalité américaine mais apprécie les gens qu'il rencontre et se trouve à l'aise parmi les habitants de New-York ou de Los Angeles. Il retrouve là-bas Henriette Nizan, Stépha et Fernando. Il rencontre aussi Dolorès Vanetti Ehrenreich, une Française mariée à un médecin américain. Elle travaille à l'Office of War Information et connaît tous les Français exilés. Grâce à elle, Sartre rencontre de nombreuses personnalités. Et tombe amoureux. C'est la plus grande rivale de Castor qui vient d'entrer en scène. Celle-ci ne le sait pas encore, car elle prépare enfin son premier voyage à l'étranger depuis la Libération. Elle a obtenu un ordre de mission pour se rendre au Portugal, grâce à Lionel de Roulet qui travaille à l'Institut français de Lisbonne et qui l'a invitée à donner des conférences. Elle est également correspondante officielle de Combat pour Camus. Ses articles les plus critiques sur le Portugal de Salazar paraîtront sous le pseudonyme de Daniel Secrétan, afin de ne pas mettre son beau-frère en difficulté. Elle passe à pied la frontière espagnole pour reprendre un train à Irun, en ruines après la guerre civile. Sur la route, on vend des fruits, du chocolat, mais elle ne peut rien acheter, son argent français ne vaut rien. On la regarde avec commisération marcher sur ses semelles de bois, sans bas, les vêtements usés. Elle fait escale à Madrid, dont la richesse la fascine, jusqu'à ce qu'elle rende visite à des gens qu'on lui a recommandé d'aller voir. Ils vivent à l'écart des beaux quartiers, là où les enfants marchent pieds nus et travaillent du matin au soir pour gagner une misère. Ces disparités, qu'elle retrouve au Portugal, lui inspirent des articles émus et révoltés. À Lisbonne Hélène l'attend. Elles ne se sont pas vues depuis cinq ans, et Poupette est effarée par l'allure de Simone. Les premières visites seront pour les magasins de mode : « jamais je ne m'étais livrée à une pareille débauche (...) trois paires de souliers, un sac, des bas, du linge, des pull-overs, des robes, des jupes, des chemisiers, une veste de lainage blanc, un manteau de fourrure. » Le public des conférence déçoit Simone. En revanche elle rencontre des amis de Lionel, opposants au régime de Salazar. Ils lui montrent, chiffres et visites à l'appui, la situation des Portugais. De retour en France, elle rédige d'abord des articles pour Combat puis, devant les protestations de l'ambassade du Portugal, pour la plus discrète revue Volontés. Elle raconte les enfants misérables qui fouillent les poubelles pour survivre, et aussi l'absence de liberté de parole, la population maintenue dans la misère pour l'empêcher de se rebeller. À Paris, Simone se jette à nouveau dans le travail. Le Sang des autres sort en septembre, et sa pièce, Les Bouches inutiles, doit être montée par Michel Vitold ; le premier numéro des Temps Modernes paraît en octobre. Tous les hommes sont mortels, roman commencé en 1943, est toujours en chantier, elle veut le terminer pour l'année suivante. Cette frénésie calme un peu sa douleur de voir Sartre aussi amoureux de Dolorès : c'est à cette dernière qu'il a dédié le premier numéro des Temps Modernes. Il ne remet pas le pacte en question, bien sûr, mais projette de partager son temps entre les deux femmes, persuadé que Simone, comme toujours, comprendra. D'ailleurs, il a chargé Camus de lui expliquer tout cela en douceur. Pour l'instant, il vit à New-York avec Dolorès et prolonge son séjour américain bien au-delà de ce qui était prévu. À trente-sept ans, Simone se trouve trop vieille pour séduire. Mais Michel Vitold lui prouve le contraire, et lui offre un amour contingent bienvenu... sans que leur liaison devienne vraiment officielle. Contrairement à Sartre, Simone évite en général d'afficher ses liaisons, alors que le pacte implique une totale franchise, et fait cet étrange commentaire : « Les gens s'attendaient à ce que je sois fidèle, je faisais donc semblant de l'être ». Au retour de Sartre, elle lui pose franchement la question : « Franchement, à qui tenez-vous le plus ? À Dolorès ou à moi ? ». Sa réponse la laisse abasourdie : « Je comprenais qu'il avait voulu dire : " Je respecte notre pacte, ne me demandez rien de plus. " Une telle réponse mettait tout l'avenir en question. » La famille est dispersée à ce moment-là : Natacha est sur le point d'épouser un GI, Ivan Moffatt, cinéaste à Hollywood, Bost est correspondant de presse, souvent à l'étranger. Heureusement, elle compte quelques amis sûrs pendant cette période difficile, comme le sculpteur Giacometti, qui l'écoute s'épancher sans rien dire pour ensuite la faire rire avec un commentaire absurde, sans rapport avec ses confidences. Une heureuse diversion survient sous la forme d'une invitation de l'Alliance Française à donner des conférences en Algérie et en Tunisie. De retour à Paris, Castor a enfin la satisfaction d'être sollicitée par les États-Unis ; Philippe Soupault a réussi à lui concocter un programme de quatre mois dans différentes universités, et les services des Relations culturelles françaises prennent en charge les frais d'avion. L'année 1946 marque un nouveau départ. Si Castor est attendue avec impatience et curiosité outre Atlantique, c'est grâce, ou à cause, de l'existentialisme. Le succès de ce mouvement de pensée vient de ce qu'il proclame l'absurdité de la condition humaine mais défend la liberté individuelle (on doit choisir sa viE), et une morale philosophique (dans cette liberté on est responsable de ses actes et de leurs conséquenceS). La guerre qui vient de se terminer a montré que l'humanité dite civilisée est capable des pires atrocités, perpétrées méthodiquement. La fracture provoquée dans la société française, divisée par l'occupation entre résistance et collaboration, pose cruellement la question de la responsabilité individuelle et collective. L'existentialisme y apporte une réponse en affirmant que sa condition ne dispense pas le genre humain de rechercher la liberté et le progrès. Le dernier trimestre de 1946 la voit renouer avec la frénésie d'activité de ses vingt ans. Avant de quitter la France, elle doit préparer plusieurs numéros des Temps Modernes, acheter des vêtements, voir tous ses amis et commencer à rassembler de la documentation sur les femmes. Elle ne sait pas encore que cet ouvrage sera non pas un court essai mais une somme de plusieurs centaines de pages qui la rendra célèbre dans le monde entier. |
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Simone de Beauvoir (1908 - 1986) |
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Portrait de Simone de Beauvoir | |||||||||
OuvresNée dans une famille bourgeoise et catholique, Simone de Beauvoir entreprend, à l'âge de 17 ans, des études de lettres et de mathématiques. En 1926, elle adhère à un mouvement socialiste et suit des cours de philosophie à la Sorbonne pour préparer le concours de l'agrégation. C'est à cette époque qu'elle fait la connaissance de Jean-Paul Sartre, qui fréquente le même groupe d'étudiants qu'elle. Dé Bibliographie sÉlective |
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