Simone de Beauvoir |
«Quand une chance s'offrit de renaître encore une fois, je la saisis. » En 1952, Simone a quarante-quatre ans, et son angoisse de la vieillesse et de la mort s'alourdit. Depuis la fin de sa liaison avec Nelson, elle est persuadée qu'elle ne connaîtra plus l'amour. Alors qu'elle est en pleine forme, toujours entre deux voyages et deux projets de travail, elle se décrit comme une vieille dame, comme si sa vie de femme et d'intellectuelle était derrière elle. Pourtant l'exemple de sa mère, heureuse de travailler, entourée d'amis, lui montre que le bonheur n'a pas d'âge. Depuis la mort de son mari, celle-ci s'est construit une vie sociale et professionnelle. Françoise réussit enfin à vivre pour elle-même, à faire ce qui l'intéresse plutôt que ce que les autres attendent d'elle. À plus de soixante ans, elle prouve que rien n'est jamais fini pour peu qu'on en ait le désir. Malgré cela, Simone peine sur son nouveau roman. Contrairement aux essais philosophiques et aux reportages, la fiction n'est pas toujours docile sous sa plume. Le deuxième sexe, L'Amérique au jour le jour (1948) lui ont certes demandé des dizaines d'heures de lecture et de réflexion et des montagnes de notes. Mais dans son esprit, puis sur la feuille blanche, tout son raisonnement se construit et se déroule sans heurt. Ses romans, en revanche, ont souvent la forme d'un premier jet qui sera retravaillé, réécrit à mesure que les personnages prennent vie et s'affirment. Pour celui-ci, elle écrit par exemple les chapitres racontés par l'héroïne à la première personne, puis ceux d'un autre personnage, et elle les relie ensuite. La construction qui semble limpide au lecteur est en réalité extrêmement complexe pour l'auteur. Et pour couronner le tout, Sartre a pour la première fois un avis mitigé sur son travail. Il critique à la fois les ébauches qu'elle lui soumet et le principe même d'écrire un roman plutôt qu'un essai, au point qu'elle se demande si cela vaut la peine de continuer. Dans les moments de doute, Castor se tourne naturellement vers la « famille » et les amis. Malheureusement sur ce front-là le ciel n'est pas plus serein. Le cercle intellectuel s'est brisé depuis la rupture politique avec Camus et Aron. C'est l'époque où Sartre est le plus proche des communistes, alors que ses deux amis s'en détournent définitivement. La critique sans appel dans Les Temps Modernes du livre de Camus, L'homme révolté, blesse profondément ce dernier, qui pensait que l'amitié surpasserait les désaccords idéologiques. Les amitiés féminines n'offrent pas plus de sérénité. Quelques années plus tôt, Simone a fait la connaissance de Violette Leduc, une jeune femme fragile et passionnée. Elle encourage ses débuts littéraires à la fin des années 1940 en faisant publier L'Asphyxie, récit bouleversant d'une enfance blessée. Violette vient d'écrire avec L'Affamée un texte vibrant d'amour, adressé presque ouvertement à Simone. Celle-ci lui fait verser (anonymemenT) une pension par l'intermédiaire de Gallimard, mais ne veut pas s'engager affectivement : Violette est trop possessive, Simone trop indépendante. Avec Lucienne Baudin, qui tape les manuscrits de Simone depuis dix ans, la relation professionnelle est devenue amicale. Dans la période de doute intellectuel qu'elle traverse, Simone sait qu'elle peut compter sur le travail attentif et la patience de Lucienne. Celle-ci est veuve et vit avec une amie. Ensemble elles élèvent sa fille, ce qui n'est pas une situation facile dans les années cinquante. Lucienne apprend qu'elle a un cancer du sein. À cette époque, les traitements sont lourds, la chirurgie dévastatrice. Tant qu'elle le peut, elle veut continuer à travailler, Simone l'encourage. Puis c'est l'hôpital, la souffrance et la peur. Castor prend en charge une grande partie des frais médicaux. A son retour d'un séjour sur la Côte d'Azur, elle apprend la mort de Lucienne. Elle décide alors d'assurer financièrement l'éducation de sa fille ; personne n'est au courant, sauf Sartre. Tout au long de leur vie, les deux philosophes se feront mécènes, le plus discrètement possible : s'ils estiment devoir partager un argent dont ils n'ont pas besoin, ils pensent que cela relève de leur vie privée, et non de leur action publique. À cette longue liste de soucis vient s'en ajouter un, qui plonge Simone dans l'anxiété. Depuis quelque temps elle s'est découvert une petite boule au sein. Abattue, elle consulte un médecin qui lui conseille une opération. Cela peut tout à fait être bénin, c'est même probable, dit-il; mais dans le cas contraire, à son âge, il serait prudent d'enlever entièrement le sein et non pas seulement la tumeur, si c'en est une. Simone donne son accord, persuadée que sa vie est finie. Pour elle, c'est une certitude, le médecin cherche à la rassurer parce que son sort est scellé, comme l'était celui de Lucienne. Et puisqu'elle est sûre d'avoir un cancer, elle pense que, même si elle survit, elle sera mutilée. Résignée, elle entre à l'hôpital comme dans sa dernière demeure, malgré les efforts de ses proches pour la réconforter. Et puis vient la divine surprise : « Quand je suis revenue au monde, j'ai entendu une voix : "Vous n'avez absolument rien", et j'ai refermé les yeux : des anges me berçaient. » À Paris, la rédaction des Temps Modernes est élargie et rajeunie selon le vou de Sartre. L'un des nouveaux rédacteurs est un ami de Bost : c'est Claude Lanzmann, le futur auteur de Shoah, un journaliste de vingt-sept ans. En 1952, lors du premier comité auquel Simone et Lanzmann participent ensemble, elle s'intéresse à ce jeune homme vif et passionné. L'attirance est réciproque : elle a un visage «merveilleux, lumineux, intelligent (...) bon sang qu'elle était belle ! ». Leur première vraie conversation a lieu lors de la soirée d'adieu de Bost, qui part pour le Brésil. Le lendemain il lui téléphone pour l'inviter au cinéma. Ils passent la journée puis la nuit ensemble, et bientôt s'installent dans un studio. Pour la première fois Castor expérimente la vie commune : ils forment un véritable couple, logent officiellement sous le même toit. Bien sûr chacun assume ses propres tâches domestiques, et respecte les horaires de travail de l'autre. Pour elle, c'est une renaissance : « La présence de Lanzmann auprès de moi me délivra de mon âge. (...) Grâce à lui mille choses me furent rendues : des joies, des étonnements, des anxiétés, des rires et la fraîcheur du monde. » Le studio de la rue de la Bûcherie est trop petit, en mauvais état (lorsqu'il pleut on en est tout de suite averti par le plafond qui dégoulinE) ; qu'importe, ils écrivent dans les cafés ou chez leurs amis. L'année 1953 est intense. Simone termine enfin son roman, Les mandarins. Le titre est de Lanzmann : les intellectuels parisiens forment, comme les dignitaires lettrés de la Chine ancienne, une sorte d'aristocratie. Elle a dû s'interrompre pour corriger le manuscrit de Sartre sur Jean Genêt, ce qui lui a pris une semaine à raison de douze heures par jour. Elle n'aime pas le personnage de Genêt, qu'elle trouve malsain, mais c'est un protégé de Sartre, et le travail de Sartre passe avant tout, avant même son propre roman. Elle s'inquiète de l'orientation de son compagnon de toujours, elle trouve que la politique y occupe trop de place au détriment de la littérature et de la philosophie. Lanzmann encourage les Temps Modernes à se rapprocher des communistes, alors qu'elle ne veut pas adhérer au stalinisme. En fait elle n'aime pas la politique des partis, qui lui semble tout juste bonne à satisfaire le goût du pouvoir chez les hommes qui la font. Dans la mesure du possible, elle reste à l'écart, à l'abri derrière son travail d'écrivain. En janvier 1954, elle remet enfin le manuscrit des Mandarins à Gallimard, qui le publie en octobre. Le succès est immédiat, quarante mille exemplaires partent en un mois. Après l'accueil cinglant reçu par le Deuxième sexe, Simone s'attend à ce que la critique l'éreinte à nouveau. À sa grande surprise, la presse communiste y voit un roman sympathisant, tandis qu'à droite on se félicite de l'anticommunisme de l'ouvrage : chacun y trouve ce qu'il vient y chercher. Elle écrit à Algren à qui elle a dédié l'ouvrage : « Votre livre est un roman sur les Français de 1945 à 1948 ; j'essaie d'y raconter le renouveau que nous avons tous senti après la guerre quand tant de choses ont recommencé et puis le long désenchantement. » Comme pour tout roman à clé, le jeu consiste à identifier les protagonistes. Le milieu intellectuel parisien s'en donne à cour joie, au grand agacement de Castor. Bien sûr elle a mis beaucoup d'elle-même et de ses amis dans ces personnages, mais en mélangeant les caractères. Ce n'est pas l'avis de certains d'entre eux ! Wanda croit se reconnaître dans certaines scènes de jalousie et ne décolère pas : elle lacère un exemplaire du livre avec un couteau. La traduction américaine met Nelson en fureur, tant les scènes entre Anne et Lewis sont semblables à celles qu'ils ont vécues ensemble. Le prix Goncourt est décerné aux Mandarins, comme tout le monde s'y attendait. Le succès est énorme, et Simone s'installe quelques jours chez son avocate pour éviter la foule. Elle a prévenu Gallimard qu'elle ne se pliera pas au jeu des interviews et des interminables séances de photos. Elle accorde un entretien à L'Humanité-Dimanche, et quelques clichés, en compagnie de sa mère, aux journalistes qui l'ont poursuivie jusque chez celle-ci. Françoise est fière de sa fille, devenue écrivain à force de travail. Depuis qu'elle mène une vie indépendante, leur relation est plus affectueuse ; chacune respecte les choix de l'autre. À quarante-six ans, Simone atteint son but : vivre de sa plume. L'argent du prix et les ventes impressionnantes qui le suivent (cent trente mille exemplaires le premier moiS) lui permettent d'acheter un studio rue Schcelcher, dans son quartier de toujours ; elle ne le quittera plus. Son nom ouvre toutes les portes, elle reçoit des centaines de lettres. Certaines sont injurieuses mais la plupart viennent d'admirateurs qui la remercient d'avoir décrit leur époque avec tant de justesse. Peu importe alors la réaction des mécontents : « dans les moments où s'accomplit le rêve de mes vingt ans - me faire aimer à travers des livres - rien ne me gâche mon plaisir. » |
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Simone de Beauvoir (1908 - 1986) |
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Portrait de Simone de Beauvoir | |||||||||
OuvresNée dans une famille bourgeoise et catholique, Simone de Beauvoir entreprend, à l'âge de 17 ans, des études de lettres et de mathématiques. En 1926, elle adhère à un mouvement socialiste et suit des cours de philosophie à la Sorbonne pour préparer le concours de l'agrégation. C'est à cette époque qu'elle fait la connaissance de Jean-Paul Sartre, qui fréquente le même groupe d'étudiants qu'elle. Dé Bibliographie sÉlective |
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