Simone de Beauvoir |
La fin du conflit mondial en 1945 n'a pas instauré la paix universelle. Dès 1946 commence la guerre d'Indochine, terminée en 1954 et suivie immédiatement de celle du Vietnam, qui dure jusqu'en 1975. Entre temps le conflit coréen, de 1950 à 1953, installe la guerre froide dans la durée : les Etats-Unis et l'URSS s'affrontent indirectement en Asie puis dans le reste du monde. La France voit une guerre qui ne dit pas encore son nom s'intensifier en Algérie. Le sénateur Mac Carthy mène en Amérique sa « chasse aux sorcières » contre les communistes puis rapidement contre tous ceux qui critiquent la politique du gouvernement - ou sont simplement soupçonnés de le faire. Dans les pays de l'Est, la répression frappe durement tous les opposants, et les tentatives de démocratie sont réprimées dans le sang, comme en Hongrie en 1956. Beaucoup d'intellectuels français pensent que l'important est de combattre l'impérialisme américain : ensuite, les révolutions en marche dans les pays communistes pourront aboutir à l'avènement d'un socialisme vraiment démocratique. Pour Sartre, l'essentiel est de venir en aide aux pays du tiers-monde qui doivent conquérir leur indépendance. En 1955, il voyage avec Simone en Chine, puis en URSS. Ils sont impressionnés par les réalisations chinoises, dont Simone tire un livre, La longue marche ; elle le qualifie de « journalisme alimentaire ». Elle ne renie pas pour autant son contenu, tout en reconnaissant qu'elle a voyagé constamment sous la houlette des guides du régime. À Moscou, reçus par les écrivains officiels russes, ils admirent l'expansion économique et la prospérité de la ville. Ils ne semblent pas se rendre compte qu'ils ne voient que ce que l'on veut bien leur montrer. Quelques années plus tôt, en 1948, Sartre a cherché « une troisième voie », un moyen d'agir en politique sans rallier ni les communistes, ni la droite. Il avait alors rejoint le RDR (Rassemblement démocratique révolutionnairE), créé par David Rousset, un résistant rescapé des camps, et deux de ses amis. Ce mouvement se voulait au-dessus des clivages habituels, afin de créer un grand rassemblement. Aux yeux de ses fondateurs, il devait permettre à l'Europe d'avoir une existence propre entre les deux blocs américain et soviétique. Simone n'aimait pas les partis politiques, mais elle estimait que le RDR, bientôt appelé le parti de Sartre, était une initiative intéressante. Mais Sartre démissionne : la neutralité du RDR avait fini par paralyser celui-ci. La possibilité d'une troisième voie disparaît avec le RDR, et malgré de profonds désaccords avec les communistes, Sartre comme Beauvoir pensent que la seule chance de transformer le monde réside dans ces pays qui, comme la Chine et l'URSS, construisent une société nouvelle, avec leurs tâtonnements et leurs erreurs. Après deux conflits mondiaux qui l'ont ruinée et discréditée, l'Europe cherche à renaître. Il faudra beaucoup de témoignages, de drames et de conflits pour convaincre le monde occidental que la démocratie ne s'accommode d'aucun extrémisme. Pour une génération dont l'enfance est endeuillée par la Grande Guerre et la jeunesse par celle de 39-45, l'espoir réside dans une transformation radicale de la société. Les nouvelles en provenance d'URSS sur les goulags et les procès staliniens obligent Sartre et Simone à reconsidérer leur admiration pour les pays socialistes, mais sans aller jusqu'au bout de leur critique. Ils continuent à penser que le socialisme est la voie vers la démocratie réelle. Le RDR n'a pas tenu ses promesses, et les partisans de Sartre continuent à préférer l'URSS aux pays occidentaux. Les Etats-Unis des années 50 n'ont pas encore accordé les droits civils aux Noirs, et le maccarthysme nie la liberté d'expression ; la France plonge dans les conflits liés à la décolonisation. Simone est déçue par l'Amérique, devenue une société de consommation sans autre ambition que de produire et d'acheter toujours plus de biens matériels. Le soulèvement de Budapest en octobre 1956 et sa répression impitoyable - elle signe en novembre le manifeste contre l'intervention soviétique -, les rumeurs d'intervention franco-anglaise en Egypte, où Nasser vient de nationaliser le canal de Suez, les combats qui s'amplifient en Algérie la poussent à revenir sur elle-même. Elle n'abandonne pas pour autant certaines causes : les Temps Modernes sortent un numéro sur la Hongrie, un autre sur la Pologne, et sont ouvertement pour l'indépendance de l'Algérie. Le tiers-monde, puis les mouvements étudiants et féministes offrent aux deux philosophes la possibilité d'agir en tant qu'intellectuels, individuellement, sans appartenir à une organisation. En 1956, Sartre et Castor voyagent beaucoup : Italie, Yougoslavie, Grèce. En Yougoslavie, ils sont reçus chaleureusement, et traités comme des vedettes du monde intellectuel. En Italie, le rassemblement de la gauche autour de principes humanistes (ce que Sartre avait rêvé d'accomplir en FrancE) les passionne et leur donne envie de rester plus longtemps que prévu. Leur séjour à Rome, en tête-à-tête, est le premier d'une série qui dure jusqu'à la mort de Sartre. De nouvelles inquiétudes agitent la vie privée de Simone. Sartre prend de nombreux médicaments stimulants, en vente libre et très à la mode à cette époque, négligeant l'hypertension qui lui a déjà valu une alerte sérieuse quelques années plus tôt. Il rencontre Ariette Elkaïm, une étudiante en philosophie qui prend rapidement une place importante dans sa vie et qui deviendra sa fille adoptive en 1965. La liaison de Castor avec Lanzmann se poursuit, mais il n'habite pas rue Schcelcher avec elle. Quant à Algren, il ne lui écrit plus depuis la traduction des Mandarins. Simone s'inquiète pour Sartre, non seulement pour sa santé, mais aussi pour son ouvre. Ils continuent à former un couple mythique que le monde entier connaît à présent. Cependant certaines amitiés, certains engagements politiques n'emportent pas l'adhésion de Castor. Elle veut rester fidèle à leur pacte et continue à soutenir Sartre envers et contre tout ; mais en dehors de la « famille » et de quelques causes comme la décolonisation, leurs chemins ne sont plus en parfaite harmonie. Le monde est trop angoissant et le cercle des intimes trop agité. Pour Simone, il est temps de retrouver son refuge : l'écriture. Simone décide de se pencher sur elle-même et de raconter les événements qui font d'elle ce qu'elle est. Encouragée par Sartre et Bost, elle se replonge dans son enfance. Les Mémoires d'une jeune fille rangée sortent en 1958 et remportent un grand succès. Simone reçoit de très nombreuses lettres d'inconnues qui s'étonnent de se retrouver exactement dans ce qu'elle raconte, d'anciennes élèves du cours Désir qui la félicitent de son parcours. Toutes lui demandent la suite... qu'elle n'a pas l'intention d'écrire. Dans une lettre à Algren, elle dit s'être amusée à écrire ce volume, mais ne pas voir « ce que je pourrais écrire de nouveau en ces temps troublés ». À peine quelques mois plus tard, elle lui annonce que devant les nombreuses demandes des lecteurs, elle a décidé de continuer l'exercice. Ce sera plus difficile, puisqu'elle va parler d'événements plus récents, et donc de gens toujours présents dans sa vie. Sa sour avait évoqué le problème pour le premier livre, pensant surtout à la réaction de leur mère. Simone décide de changer quelques noms, de modifier ou passer sous silence certains faits, estime que ce sont des précautions suffisantes, et se lance. Ce travail est un bon dérivatif à la réalité du moment : la guerre d'Algérie n'en finit pas, les attentats, les morts, la torture semblent ne jamais devoir s'arrêter. Boris Vian, qu'elle aimait beaucoup, est mort en juin 1959, et Sartre tombe malade. Avec Leiris, ils parlent santé et médicaments, Simone évoque avec Maheu la fin de leur jeunesse. Les jeunes gens qui les entourent les stimulent, mais leur rappellent aussi leur âge ; si Sartre s'en défend, elle est persuadée, à cinquante ans, d'être entrée dans la vieillesse. À l'automne 1959, Algren lui écrit : il doit venir au printemps. Simone craint et désire les retrouvailles : cela fait dix ans qu'il ne l'a pas vue, que va-t-il penser de son apparence ? Sera-t-il toujours en colère contre elle à cause des Mandarins ? Elle écrit ses Mémoires dans lesquels il va bien entendu figurer ; pourra-t-il être détendu avec elle ? Qu'importe : l'impatience de le retrouver dépasse ses inquiétudes. Enfin elle va se remettre à vivre ! L'année 1960, pourtant, commence mal. Le 4 janvier, Camus se tue en voiture. La rupture politique de 1952 s'efface pour laisser place au chagrin de perdre un ami de toujours ; Sartre écrit son éloge dans France-Observateur. Michel Gallimard, qui conduisait la voiture, meurt dix jours plus tard. « Vian, Camus, Michel : la série des morts avait commencé, elle continuerait jusqu'à la mienne, qui viendrait forcément trop tôt ou trop tard. » La santé de Sartre se détériore ; il entend mal, voit de moins en moins bien. Le couple Sartre-Beauvoir, symbole de Saint-Germain-des-Prés, vieillit. Une nouveau mouvement intellectuel apparaît avec Jacques Lacan et Roland Barthes : le structuralisme. Cette théorie analyse la société comme la linguistique structuraliste analyse la langue : une construction dans laquelle les individus agissent selon leur position par rapport aux autres suivant des règles préétablies. Elle remplace peu à peu l'existentialisme et son idée du libre-arbitre. Si l'influence de Sartre fléchit en France, il n'en va pas de même à l'étranger. On invite partout Sartre et Beauvoir : plus exactement, on invite Sartre et sa compagne à venir soutenir les mouvements révolutionnaires. Carlos Franqui par exemple, directeur du journal Révolution, leur demande de venir à Cuba rencontrer Castro. En février, laissant derrière eux les soucis politiques et privés, ils se laissent aller à la joie d'être accueillis en héros dans un pays chaleureux : « Après Paris, la gaieté éclatait comme un miracle sous le ciel bleu, dans la douceur sombre de la nuit. » Che Guevara et Fidel Castro les accompagnent durant leur périple, les présentent comme des amis personnels. Pendant tout leur séjour, les deux Français sont fêtés et applaudis. Sartre donne de nombreuses interviews ; Simone est également sollicitée et s'aperçoit que ce sont les femmes qui se tournent vers elle, pour discuter de leur condition et des changements à y apporter. Peu à peu, alors que Sartre reste la référence en politique dans leur couple, elle devient une représentante des femmes, et parle moins de classes sociales que d'égalité entre les deux moitiés de l'humanité. Après une escale à New-York, ils ne rentrent à Paris que le 20 mars ; Algren y est depuis le 10. Simone a laissé à Bost les clés de son appartement et une longue liste de recommandations pour que Nelson ne se sente pas abandonné. Elle sonne, il ouvre, ils sont face à face, Frog wife et Crocodile husband (le mari crocodilE), comme si les dix années passées n'existaient plus. Ils sont si émus qu'ils peuvent croire que le temps n'a pas eu de prise sur eux : leur intimité ancienne est de retour. Mais Nelson est un homme amer, perpétuellement en colère contre lui-même et la terre entière. Malgré le prix Pulitzer, sa carrière d'écrivain ne démarre pas ; il ne peut vivre ailleurs qu'en Amérique, mais ne peut supporter ses compatriotes. Enfin, le temps que Simone consacre à Sartre le met hors de lui. Heureusement Monique Lange, une amie de Castor, a une idée : elle propose à Nelson de venir en Espagne avec elle et son futur mari, l'écrivain Juan Goytisolo, pour participer à l'organisation d'un nouveau prix littéraire, le prix Formentor. Des écrivains et des éditeurs de tous horizons doivent être présents, et Simone les rejoindra dès qu'elle le pourra. Algren est enchanté de l'invitation. Lorsqu'il retrouve sa Frog wife, ils passent quelques semaines délicieuses à visiter Barcelone et Séville avant de retrouver la rue Schcelcher. Il décide alors de rester quelques mois de plus. Il voudrait l'impossible : l'avoir toute à lui pendant ce temps. Or Simone est de moins en moins disponible : à partir du début des années 60, elle va s'engager personnellement et non plus seulement dans le sillage de Sartre. Elle continue d'assumer la rédaction des Temps Modernes, d'écrire ses mémoires et de corriger les textes de Sartre. Mais elle écrit aussi la préface des livres du docteur Weill-Hallé, fondatrice du Planning familial, qui défend le droit des femmes à choisir leur maternité, et soutient Colette Audry dans sa campagne pour la contraception. Francis Jeanson, un ami de longue date engagé aux côtés des indépendantistes algériens, lui soumet ce qui deviendra le Manifeste des 121 : les intellectuels demandent la reconnaissance du droit à l'insoumission, c'est-à-dire, pour les jeunes appelés, le droit de refuser de se battre en Algérie. Toute la rédaction des Temps Modernes signe. Les opinions féministes et indépendantistes de Simone sont largement commentées par la presse, ce qui attire l'attention d'une jeune avocate, Gisèle Halimi. Elle veut défendre une Algérienne, Djamila Boupacha, accusée d'appartenir au FLN ( Front de Libération Nationale algérieN ), torturée en prison par des soldats français. Pour cela, il faut que la jeune femme puisse porter plainte et faire plaider l'affaire en France. Gisèle Halimi demande à Simone d'écrire un article, ce que celle-ci fait aussitôt. Le Monde publie le texte : le journal est saisi à Alger. L'affaire prend une ampleur internationale ; en 1962, l'avocate et la philosophe publieront un livre, Djamila Boupacha, afin de dénoncer les violences subies par les femmes en temps de guerre. Simone n'en écrit que la préface, mais tient à cosigner l'ouvrage afin d'être solidaire de son auteur en cas de plainte. Le féminisme et la politique se rejoignent donc, et Simone est attaquée de toutes parts. La droite conservatrice comme le Parti communiste lui reprochent de vouloir priver la France d'enfants ; les partisans de l'Algérie française lui envoient des menaces de mort. Elle et Sartre sont invités au Brésil par l'écrivain Jorge Amado : ils partent pour deux mois, espérant y trouver un peu de calme, ils sont accueillis avec chaleur, et partout on demande à Simone de parler de la condition féminine. Lanzmann leur téléphone : Francis Jeanson est condamné, les signataires du Manifeste risquent la prison, des menaces de mort visent Sartre. Le numéro des Temps Modernes publiant le texte est saisi, les bureaux perquisitionnes. Il leur conseille de rentrer discrètement par l'Espagne. Finalement, les poursuites sont suspendues. Selon la rumeur, le général de Gaulle aurait déclaré : « On n'arrête pas Voltaire. » La création de l'O.A.S. (Organisation armée secrètE) en 1961 fait encore monter la violence. Les 121 sont directement menacés, les bureaux de L'Observateur plastiqués. Sartre et Castor déménagent, vivent à l'hôtel ou chez des amis. Ils sont à Antibes, au printemps, quand ils apprennent la mort de Merleau-Ponty, le grand amour de Zaza. Cette disparition bouleverse Simone et la renvoie, comme toujours, à l'angoisse de sa propre fin : « J'assistais, impuissante, au jeu de forces étrangères : l'histoire, le temps, la mort. » En juillet, l'appartement de Sartre, heureusement vide, est plastiqué à son tour. Le 8 février 1962, une manifestation contre ces violences, au métro Charonne, est brutalement réprimée, faisant plusieurs morts. Déjà en octobre 1961, une manifestation d'Algériens pour la paix s'était terminée dans le sang. La tension monte encore jusqu'à la signature des accords d'Evian, qui instaurent l'indépendance algérienne le 18 mars. Après des années de combats et de souffrance, le conflit se termine, laissant derrière lui le germe d'autres drames. « Mais pour nous, Français, la situation où nous laissions l'Algérie n'autorisait pas la joie. Depuis sept ans nous souhaitions cette victoire : elle arrivait trop tard pour nous consoler du prix qu'elle avait coûté. » Désenchantée, Simone se rend en URSS avec Sartre sur l'invitation de l'Union des écrivains. Elle est déçue d'entendre Khrouchtchev justifier l'intervention en Hongrie et revient en France désabusée, malgré sa rencontre avec les jeunes auteurs russes - dont Soljénitsyne, qu'elle trouve extraordinaire. C'est avec une mélancolie douce-amère qu'elle conclut La Force des choses : « Je revois (...) les promesses dont j'affolais mon cour quand je contemplais cette mine d'or à mes pieds, toute une vie à vivre. Elles ont été tenues. Cependant, tournant un regard incrédule vers cette crédule adolescente, je mesure avec stupeur à quel point j'ai été flouée. » |
Contact - Membres - Conditions d'utilisation
© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Simone de Beauvoir (1908 - 1986) |
|||||||||
|
|||||||||
Portrait de Simone de Beauvoir | |||||||||
OuvresNée dans une famille bourgeoise et catholique, Simone de Beauvoir entreprend, à l'âge de 17 ans, des études de lettres et de mathématiques. En 1926, elle adhère à un mouvement socialiste et suit des cours de philosophie à la Sorbonne pour préparer le concours de l'agrégation. C'est à cette époque qu'elle fait la connaissance de Jean-Paul Sartre, qui fréquente le même groupe d'étudiants qu'elle. Dé Bibliographie sÉlective |
|||||||||