Simone de Beauvoir |
«Avec Zasa, j'avais de vraies conversations, comme le soir papa avec maman. (...) Nous nous disions vous avec cérémonie, et sauf par correspondance, nous ne nous embrassions pas » La sortie de l'enfance est douloureuse pour Simone : « J'enlaidis, mon nez rougeoya ; il me poussa sur le visage et sur la nuque des boutons que je taquinais avec nervosité. Ma mère, excédée de travail, m'habillait avec négligence; mes robes informes accentuaient ma gaucherie. » Au mariage d'une cousine, à Arras, elle porte une robe trop étroite, ce dont sa mère ne s'avise que sur place... Elle lui bande alors la poitrine, condamnant sa fille à une longue journée d'inconfort : à la gêne des bandages s'ajoute la tristesse de n'être pas comme les autres petites filles de la cérémonie, jolie et gracieuse. Son père, grand amateur de beauté féminine, se détourne d'elle pour s'intéresser à Hélène. La complicité qui unissait le père et sa fille aînée, si vive et si intelligente, n'existe plus. La culture qu'il était si fier de lui avoir transmise l'effraie à présent, parce qu'elle transforme la petite fille curieuse en adolescente rebelle. Cette enfant prodige est en train de devenir une intellectuelle, elle veut penser par elle-même, son intelligence la pousse à la contestation. Or Georges de Beauvoir a une idée bien précise des devoirs féminins, et la liberté d'esprit n'y tient guère de place. Même s'il répète souvent à ses filles que n'étant pas dotées, elles ne trouveront pas à se marier et devront gagner leur vie, il ne leur accorde pas pour autant le droit de choisir comment. Pour Simone c'est une période de solitude qui commence. Sa mère, à la fois autoritaire et fusionnelle, ne la comprend pas et s'inquiète de la rébellion qu'elle sent à l'ouvre derrière la bonne élève. Son père ne l'estime plus pour son intelligence et se moque de son physique, allant jusqu'à lui dire qu'il la trouve laide ; bien des années plus tard elle s'en souviendra encore avec amertume. Il aime en revanche à se montrer en société avec Hélène qui a la chance de grandir en gardant tout son charme de jolie petite fille. Il essaie même de la pousser vers une carrière de chanteuse et comédienne, mais Hélène n'est pas faite pour la scène. Déçu par ses deux filles, il se met alors à chanter les louanges de sa nièce Jeanne, la fille de son frère Gaston. C'est à ses yeux la jeune fille idéale, jolie, sage et respectueuse, et surtout richement dotée... des volte-face qui auraient pu avoir raison de l'entente des deux sours. Mais sachant à présent que leur père n'accorde son affection qu'à la docilité, et que leur mère ne conçoit pas que ses filles aient la moindre intimité, Hélène et Simone se trouvent au contraire plus solidaires que jamais. Au cours Désir, Simone n'est guère plus populaire qu'auprès de son père alors que sa sour, plus liante, joue avec d'autres élèves pendant les récréations. Ses condisciples méprisent cette gamine toujours première mais mal habillée et arrogante, d'une piété fanatique mais incapable du moindre talent mondain. Elle se plonge de plus en plus dans la lecture : romans, contes, ouvrages pieux et édifiants, tout lui est bon. Sa mère commence à s'en inquiéter et attache ensemble avec une épingle certains passages jugés inconvenants ou simplement trop impressionnants. La lecture de La petite Sirène d'Andersen, par exemple, la fait pleurer et lui donne des cauchemars. Sa cousine Magdeleine, qui à Meyrignac bénéficie d'une grande liberté, lui fait lire chaque été ses romans d'aventures sentimentales à l'eau de rose. Elle lit également Les quatre filles du docteur Mardi de Louisa May Alcott, et Le Moulin sur la Floss de George Eliot. Ces deux romans, écrits par des femmes en rupture avec le modèle traditionnel - même si L. M. Alcott défend les valeurs morales - marquent l'adolescente qui s'identifie à ces personnages de jeunes filles indépendantes, prêtes à souffrir pour vivre libres. Un drame renvoie brutalement Simone à l'angoisse de la mort. Louise, après son mariage, s'était installée dans une chambre de bonne de l'immeuble des Beauvoir. C'est dans cette pièce minuscule et sans confort, à peine décente pour une seule personne, qu'elle a son premier enfant, un petit garçon, qui meurt brutalement d'une pneumonie. Dans Le Sang des autres, le roman qu'elle écrit en 1945, Simone utilise une histoire similaire pour expliquer la prise de conscience sociale d'un jeune homme de bonne famille. Très peu de temps après, le fils de la concierge tombe gravement malade ; chaque fois qu'elle passe devant la loge, Simone ne peut s'empêcher de s'arrêter, attirée et terrifiée en même temps par la tragédie qui se déroule à l'intérieur. Elle n'a encore jamais été confrontée à la mort dans son entourage proche, où les adultes sont solides et lui semblent invulnérables. Cette découverte soudaine de la fragilité de la vie la fascine et l'angoisse; elle annonce à sa sour que leur tour viendra bientôt, puisque les enfants sont destinés à mourir, mais Hélène n'est pas très réceptive à ce discours morbide. Dans ses rêveries, Simone met alors en scène sa propre disparition, imaginant le désespoir de ses proches, de sa mère surtout, bien qu'elle soit persuadée que seule Poupette serait à tout jamais inconsolable. Elle s'imagine mourant dans la rue, anonyme, mais portée en terre par une foule inconnue et désolée de la perte d'une si belle jeune fille. Elle se rassure ainsi sur l'amour que lui portent les siens, mais s'interroge : comment ce Dieu peut-il permettre que des enfants et des mères soient si cruellement frappés ? Elle commence aussi à s'intéresser au corps, à la naissance. Françoise refuse de répondre aux questions de ses filles : le corps n'est pas un sujet « convenable » ; elles n'ont pas besoin de savoir quoi que ce soit avant d'être mariées. Elle inculque à Hélène et Simone l'idée que le corps est vulgaire, que l'on doit s'en occuper le moins possible, au détriment de l'hygiène s'il le faut. Au moment de la puberté, alors que Simone, réveillée en pleine nuit, s'affole en découvrant du sang entre ses jambes, sa mère se contente de lui dire que chaque mois, elle devra protéger ses vêtements avec du linge et qu'elle est à présent une grande fille. Sur les étapes qui mènent de la petite fille à la femme, sur leur sens, Simone est laissée dans l'ignorance, une ignorance censée préserver sa bonne santé morale. En fait les deux sours ont eu un professeur en la personne de leur cousine Magdeleine, et Françoise le sait, ce qui lui permet, se rassure-t-elle, de se dispenser d'explications. Élevée à la campagne par une mère à la fois stricte et indulgente, instruite par l'observation des animaux et la lecture de romans audacieux, Magdeleine a expliqué à ses cousines le mécanisme de la reproduction. Mais ses informations en partie fantaisistes ne répondent pas à toutes les questions. Simone voit ses parents s'éloigner d'elle, s'interroge sur elle-même, se sent très seule ; elle s'aperçoit, « sans étonnement », qu'elle ne croit plus en Dieu. Ce sont les livres qui lui apportent des réponses. Sa formation repose sur une improbable bibliothèque faite de religiosité, de littérature mièvre et de grandes ouvres classiques. Elle se l'invente au fur et à mesure de ses interrogations, de ses angoisses. Le manque d'affection est compensé par l'intimité avec les livres. Avant même d'en être réellement consciente, elle sait que son existence sera consacrée à la littérature. Très vite, elle sait surtout qu'elle ne veut pas mener la même vie que sa mère. Heureusement Elisabeth Lacoin est entrée dans sa vie. Elisabeth, que tout le monde surnomme Zaza, est un personnage extraordinaire : troisième d'une famille de neuf enfants, elle a vu son entrée à l'école retardée par un grave accident. Alors qu'elle faisait griller des pommes de terre, sa robe a pris feu, lui brûlant profondément les jambes. Elle avait huit ans, et a du rester couchée durant deux mois, souffrant terriblement. Ses parents l'ont ensuite gardée à la maison durant sa longue convalescence avant de l'inscrire à l'école. Comme Simone, sa cadette d'un an, c'est une élève brillante, mais extravertie et volontiers insolente. De la rencontre de ces deux fortes personnalités naît une grande amitié. Elles se disputent les meilleures notes à l'école et passent des heures à parler de leurs lectures. Rien n'effraie Zaza, et sa propre mère semble considérer ses extravagances comme autant d'amusantes espiègleries. Les Lacoin appartiennent à la véritable grande bourgeoisie. Catholiques pratiquants, ils ont une vision libérale de la société et de l'éducation des enfants, et la mettent en pratique. Très riches, ils habitent un immense appartement et possèdent des terres dans les Landes. Les enfants lisent, crient, courent et chahutent sous l'oil bienveillant de leur mère ; la première fois que Simone est invitée chez eux, elle n'en croit pas ses yeux. Elle insiste ensuite pour qu'Hélène l'accompagne, afin d'avoir un témoin de cette vie familiale incroyable. Madame Lacoin est en réalité une femme énergique, nullement débordée par ses enfants auxquels elle se consacre entièrement. Intelligente et cultivée, elle se marie sans désir à vingt-cinq ans, poussée par sa famille, à un cousin plus vieux qu'elle qui lui fait la cour depuis longtemps. Abandonnant ses études, elle se passionne alors pour son rôle de mère de famille. Elisabeth est l'enfant qui lui ressemble le plus ; entre elles il y a un amour indestructible, et si Zaza peut se montrer impertinente, son plus grand souci est de donner satisfaction à sa mère. Simone est fascinée par cette petite fille fantasque et sérieuse à la fois, bonne élève mais n'attachant guère de prix aux études, jolie mais habillée n'importe comment, insolente mais parlant déjà de son avenir tout tracé de mère et d'épouse. Elle l'admire pour son audace et sa franchise mais se rend bien compte que Zaza défend des idées toutes faites, se plie aux convenances de son milieu et n'est jamais plus heureuse que lorsque sa conduite fait plaisir à sa mère. Zaza est une catholique stricte et inflexible alors que Simone perd peu à peu la foi, et n'ose pas lui en parler, de peur d'être rejetée. Mais tout cela s'efface dès lors que les deux amies parlent de livres. C'est le seul domaine dans lequel Simone obtient l'intimité qu'elle désire avec son amie, emportée le reste du temps par ses obligations mondaines et familiales. Dans cette amitié passionnée, les sentiments de Simone sont bien plus profonds et exigeants que ceux de Zaza. Cette dernière devient une adolescente. Bien que très tolérante dans les formes, madame Lacoin ne perd pas de vue ses objectifs maternels : assurer de bonnes situations à ses fils et de beaux mariages à ses filles. Dans cette optique, la culture et les études sont certes un ornement pour une jeune fille, mais pas un but en soi. L'amitié grandissante de sa fille préférée avec une camarade si peu à l'aise en société, si exclusive, lui semble dangereuse. Elle ne s'oppose pas à ce que les deux jeunes filles se fréquentent, mais s'arrange pour limiter leur intimité. Même lorsque Simone est invitée à passer des vacances dans la maison des Landes des Lacoin, le nombre de frères et sours, cousins et invités divers ne laisse guère à Zaza de temps pour son amie. Parfois elle semble se révolter. Un jour, Simone découvre son amie dans le salon, la jambe blessée ; Zaza finit par lui avouer qu'une soif irrépressible de solitude et de lecture l'a poussée à s'infliger cette plaie profonde avec une hache, pour fuir les incessantes mondanités obligatoires et ne plus avoir à s'occuper des plus jeunes enfants de la maisonnée. Mais ces réactions désespérées, si elles sont très impressionnantes pour Simone, ne vont jamais jusqu'à une franche révolte : la plupart du temps, Zaza se comporte exactement comme sa mère et son milieu l'exigent. Simone en fait parfois les frais : elle essaie un jour, pour l'anniversaire de son amie, de lui marquer matériellement son affection. Elle qui rêve d'une amitié chaleureuse pense que Zaza comprendra son intention. Elle obtient donc de sa mère l'achat d'un tissu raffiné afin de coudre une petite bourse. Il s'agit là d'un cadeau de prix, or la morale des Lacoin est très stricte : ce genre de présent est excessif. Zaza, sans penser au sens que Simone pouvait donner à son geste, lui fait clairement comprendre que son présent est déplacé. Sa mère essaie de dédramatiser en demandant à sa fille de remercier son amie, mais Simone, blessée, ne lui en est pas reconnaissante : au contraire, ses sentiments déjà tièdes envers madame Lacoin se transforment en une franche et définitive détestation. Quelquefois aussi, Zaza se moque ouvertement de son amie si peu à l'aise lorsqu'il faut charmer, être légère. Ces revirements apparents bousculent Simone et lui font souvent craindre de perdre l'affection de Zaza, mais ne modifient jamais ses sentiments ; cette amitié continuera jusqu'à la mort prématurée d'Elisabeth en 1929. |
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Simone de Beauvoir (1908 - 1986) |
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Portrait de Simone de Beauvoir | |||||||||
OuvresNée dans une famille bourgeoise et catholique, Simone de Beauvoir entreprend, à l'âge de 17 ans, des études de lettres et de mathématiques. En 1926, elle adhère à un mouvement socialiste et suit des cours de philosophie à la Sorbonne pour préparer le concours de l'agrégation. C'est à cette époque qu'elle fait la connaissance de Jean-Paul Sartre, qui fréquente le même groupe d'étudiants qu'elle. Dé Bibliographie sÉlective |
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