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L'INFLUENCE DE MALLARMÉ


Poésie / Poémes d'Stéphane Mallarmé





Quand bien même lancé dans des circonstances éternelles

L'idée d'influence n'est pas une idée claire. Tout au plus nous sert-elle d'hypothèse commode pour grouper sous un même point de vue des similitudes entre contemporains: cintre de bois provisoire qui aide à former une voûte. Mallarmé poussa à l'extrême des caractères communs à un groupe, d'ailleurs flottant, une certaine poésie intérieure, obscure et allusive, dont il marquait les attaches au Parnasse et à Baudelaire. Ses entretiens parurent donner pendant dix ans à ce groupe son atmosphère de pensée. Il n'en faut pas plus pour nous permettre de relier nos idées sur une génération littéraire par la courbe supposée d'une influence mal-larméenne. Il est possible que sans Mallarmé l'ouvre de cette génération ait été la même, nous n'en savons rien, mais sans Mallarmé nous aurions beaucoup plus de peine à la comprendre, à construire sur elle un ordre logique, à créer à son propos un de ces êtres de raison, une de ces vignettes, dont il ne faut pas, en s'en servant, surfaire le crédit, et qui, non convertibles en l'or de pensées claires, sont pourtant à cours forcé.





Il est, remarque Mallarmé, pour un écrivain deux façons d'agir; «ou, par une volonté, à l'insu, qui dure une vie, jusqu'à l'éclat multiple - penser cela» ou le journal et le bruit. «Au gré, selon la disposition, plénitude, hâte.» C'est là son apologue de Prodicus. Son rayonnement vint d'avoir choisi avec un admirable courage la voie ardue, d'avoir été cette «volonté qui dure une vie». Il avait, je l'ai dit, l'étoffe d'un très fin journaliste; il n'en voulut rien déployer, n'y voulut rien tailler. Pour garder intacte la volonté de plénitude qui en durant une vie abrégea cette vie, il accepta d'exercer un métier qui soutira stérilement son temps. « Pas un seul jour, disait-il à M. Coolus, je n'ai remonté la rue de Rome pour me rendre au collège Rollin sans avoir la tentation aiguë, en traversant le boulevard des Batignolles, de me jeter par-dessus le pont du chemin de fer et d'en finir avec la vie1.» Il porta dans la carrière littéraire l'abnégation d'un capitaine Renaud. Et cela fut assez rare, assez unique dans son époque pour que le même mot vînt spontanément à la pensée et aux lèvres de ceux qui l'entouraient, le mot qui fut le principe d'une influence morale plus que littéraire: un héros.

Mais comme sa délicatesse d'honnête homme le préservait de tout ce qui dans un tel mot prête à une attitude guindée ! Il méprise ce qui sous l'apparence de la plénitude est hâte, ce qui sous la figure de la pensée est bavardage : toutes les puérilités d'école, les «manifestes». Il se défendit d'avoir des «disciples». «L'enseignement contraint qui le donne, qui l'accepte, sauf une ouvre : acte toujours intime2. » Qu'on lise dans Grands faits divers tout le chapitre Solitude. Il lui fallut beaucoup de souplesse pour se préserver d'une maîtrise. Dans la cour que lui faisaient ses mardis, il savait se retremper inépuisablement à sa solitude intérieure, il éloignait d'une caresse les petites misères de la vie littéraire. C'est le sien, sans doute, le cas où « par sa distraction poussée loin, écarte le jeu qu'il la compose, l'imprévoyant se soit laissé péremptoirement reconnaître de l'appellation de Maître puis sortirait de rêves, en l'estimant murmurée avec sérieux devant lui et, élargissez le rire à crever cette farce, peut-être, une fois, ici - que ce touche un homme ponctuel et scrupuleux, obligé par convenances intérieures, plutôt que s'en dédire, de répondre avec renonciation, en effet, des quelques aperçus généraux, propres à des disciples3».



L'influence qu'il eût voulu propager tenait en peu de mots, ceux de la vieille consigne parnassienne : être bon ouvrier, faire son métier dans une probité intégrale. Exemple personnel, non matière doctrinale: jamais Mallarmé n'indiqua ou n'inspira le moindre secret de métier.

Cette influence s'exerça, on le sait, beaucoup plus par sa conversation que par son ouvre. Mallarmé passa pour un des plus fins causeurs de son temps. Et peut-être regretta-t-il parfois ce don qui, fait à lui, paraissait ironique: lui, qui vivait dans le culte du livre, et qui, dit M. Mauclair, «n'eût jamais voulu noter une causerie » parce que « le langage parlé, à ses yeux, n'avait aucun rapport avec le langage écrit» se vit aimé et admiré pour ce qu'il disait plus que pour ce qu'il écrivait. Que fut cette conversation? il faut rapprocher les témoignages croyables.

« Il parlait, dit M. Camille Mauclair, altièrement et comme dans une église, avec une solennité atténuée que complétait la gravité spéciale de son geste du doigt levé... Le trait dominant de cette causerie était une faculté d'apercevoir les analogies, développée à un degré qui rendait fantastique le sujet le plus simple... II associait des sensations que nous n'eussions jamais cru pouvoir rapprocher. Il ne concevait rien de la réalité comme accessoire ni privé de sens. Tout lui était allégorie, image, symbole, dans ses écrits comme dans la conversation familière ou même la plaisanterie'.»

«La causerie, dit M. Albert Mockel, naissait vite. Sans pose, avec des silences, elle allait d'elle-même aux régions élevées que visite la méditation... Nous passions là des heures inoubliables, les meilleures sans doute que nous connaîtrons jamais ; nous y assistions, parmi toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte désintéressé des idées, qui est la joie religieuse de l'esprit. Et celui qui nous accueillait ainsi était le type ABSOLU DU POÈTH2.»

«On entrait chez Mallarmé, dit M. André Gide. C'était le soir; on trouvait là d'abord un grand silence ; à la porte tous les bruits de la rue mouraient ; Mallarmé commençait à parler d'une voix douce, musicale, inoubliable... Chose étrange;

IL PENSAIT AVANT DE PARLER.

«Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la réalité de la pensée ; ce que nous cherchions, ce que nous voulions, ce que nous adorions dans la vie existait : un homme ici avait tout sacrifié à cela1.»

Ce qui frappe un Anglais, M. Arthur Symons, c'est que chez Mallarmé, au contraire de ce qui se passait dans le grenier Goncourt, «on ne parlait jamais argent, rapport matériel d'un livre, et quand la conversation partait sur une matière pratique, Mallarmé semblait gêné et roulait sa cigarette en silence jusqu'à ce que le moment de trouble fût passé2 ».

Recueillons aussi quelques renseignements dans ces lignes malveillantes de M. Adolphe Retté : « On s'entassait sur des chaises, des fauteuils et un canapé, dans un petit salon que remplissait bientôt un nuage de fumée de tabac. Perdu dans ce brouillard symbolique, Mallarmé se tenait debout, adossé à son grand poêle en faïence. La conversation était lente, solennelle, tout en aphorismes et en jugements brefs. Parfois de grands silences d'un quart d'heure...

«Quant aux discours de Mallarmé, ils avaient toujours trait à quelque subtilité d'ordre métaphysique ou littéraire. Aucune vue d'ensemble: mais un amour du détail poussé jusqu'à la minutie.

«Je ne lui ai jamais entendu émettre que des sophismes exigus, des paradoxes fumeux et des aperçus tellement subtils qu'ils en devenaient imperceptibles3.»

Ces témoignages, en somme, concordent. La causerie de Mallarmé frappait, comme sa poésie, par ce qu'elle avait d'anti-oratoire. Mallarmé ne développait pas, il indiquait. Il ne disait pas, il suggérait. Il ne parlait pas, comme on parle, pour parler; il parlait, comme on pense, pour penser. Il figurait à l'auditeur un spectacle de pensée en exercice, comme la femme du Phénomène Futur atteste une preuve de beauté reparue. Il n'attaquait pas un sujet de front, mais l'enveloppait d'analogies. On était frappé non par la matière de l'idée qu'il énonçait, mais par la manière dont il l'énonçait. Le contenu de sa pensée ne vous apportait peut-être pas d'idée neuve, mais la forme de sa pensée vous communiquait une intelligence neuve, mettait, autour des routes habituelles de l'esprit, des horizons, des lointains, une vapeur inattendus.

De là aussi les limites et l'inconsistance de cette causerie qui agissait sur la sensibilité sans meubler la mémoire. « Les conversations merveilleuses de Stéphane Mallarmé, dit M. Mauclair, n'ont pas été notées par ses amis, et nous devons tenir cette perte pour capitale '. » Mais ailleurs il écrit que toutes les fois que l'on était tenté de noter tout cela «ces fusées s'évanouissaient sans qu'on eût pu rien en retenir. Le thème seul restait dans la mémoire2». Et M. Retté constate: « Si Mallarmé avait été réellement un de ces esprits exceptionnels qui marquent à leur empreinte toute une génération, on nous eût révélé en quoi consistaient ses leçons. Or rien de pareil ne nous a été fourni. D'où l'on peut conclure que la conversation de Mallarmé produisait sur ses admirateurs l'impression d'une ivresse voluptueuse dont ils gardaient le souvenir confus sans pouvoir en préciser les détails3.»

C'est que, d'une conversation, le papier détache et retient des notions discontinues ou un mouvement oratoire; il ne conserve pas une manière d'être, une attitude, un rayonnement.



Mallarmé eût voulu, en vieux Parnassien, inspirer la probité du métier littéraire. Mais aussi, et surtout, il en inspira l'orgueil. Le Soleil des Morts et sa ritournelle de l'«élite» est bien caractéristique. Mallarmé vit, avec un peu d'illusion, se former autour de l'art très haut une troupe de choix, qui lui suggérait quelque image analogue à ce que fut autrefois une aristocratie, une Cour. «Millier le même ou à peu près, en auditoires, mobile à l'annonce, quelque part, de beau: le chef-d'ouvre convoque. Loin de prétendre, dans l'assemblée, à une place, comme de fondation ou corporative, pour le producteur: il paraîtra, se montrant en l'anonymat et le dos convenables, je compare, à un chef d'orchestre - sans interception, devant le jaillissement de génie possible - ou, il rentre, selon son gré, à l'hémicycle assister, dans les rangs '. »

De cette «Cour» idéale l'image parut cependant plus précise lorsque les poètes, mis en mouvement par un journaliste, proclamèrent Mallarmé leur «Prince». La chronique s'esclaffa. À sa mort, le fond des articles nécrologiques porta moins sur son art - et pour cause - que sur le titre dont il n'avait qu'à moitié souri. Emmanuel Arène écrivait : « C'était un prince des poètes, nommé par ses pairs, à l'élection, comme la reine des blanchisseuses2 ! » Ce sénateur oubliait-il que le prince des parlementaires, nommé parfois dans des conditions plus risibles, ne reçoit pas différemment l'investiture septennale? Aucun poète n'a pourtant dit, comme M. Clemenceau : «Je vote pour le plus bête. »

Je prends un peu au sérieux et j'estime assez noble que des poètes aient désigné pour «princes», successivement, deux hommes dont la raison d'exister fut la pureté et la nouveauté de leur parole, deux hommes qui affrontèrent pour cette seule chose nécessaire l'un le mépris et l'autre le ridicule, Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé. L'avenir ratifiera très probablement ce choix en groupant autour de ces deux noms vingt ans de découverte, de lutte, d'histoire poétiques. Quand la bataille fut calmée et que sur la route d'or se traînèrent des convois pacifiques et vieillis, M. Léon Dierx fut l'honorable lieutenant-colonel dans le salon de qui figure, entre deux combats, un héroïque drapeau. Et il appartenait à Paul Fort de rajeunir ce beau titre sous la verdure de l'Île-de-France, sous des lilas, ceux de la Closerie, aussi noblement métaphoriques que le laurier des poètes.



De la volonté avec laquelle il avait dit non à tout ce qui est foule, bruit et papier public, Mallarmé porta son attention et son zèle, dirigea autour de lui l'attention et le zèle, sur une littérature de cénacle et d'initiés. Il inspira une notion particulière, très haute, de l'honneur littéraire : ne rien sacrifier pour attirer un lecteur. Il lui plut que le symbolisme gardât une figure hermétique. L'obscurité d'autrui était précieuse parce qu'elle lui paraissait légitimer la sienne. Détourné du grand troupeau, il eut, comme un Fénelon, le goût du petit troupeau. Et plus encore qu'il ne croyait, autour de lui, grouper un cénacle étroit, on se croyait, autour de lui, membre favorisé d'un cénacle étroit. Son influence, dans ce sens, dépassa peut-être le caractère qu'il lui eût voulu. Il s'est dit «bizarre personne condamnée à porter probablement le deuil de l'inexplicable Pénultième». J'imagine que chez des mallarmistes la mort de la Pénultième établit un secret analogue à celui qu'entretenait dans la famille de M. Bergeret l'existence de Putois.



Mallarmé est en partie responsable de cette scission vraiment curieuse, depuis une trentaine d'années, entre deux littératures françaises qui, malgré leurs points de contact, demeurent aussi distinctes que si l'une était d'oïl et l'autre d'oc : une littérature officielle et une littérature fermée, - toutes deux comportant une proportion à peu près analogue de mauvais, de médiocre et de bon. Aujourd'hui un certain courant mène la seconde vers la première. Mais l'influence de Mallarmé, ou, si l'on veut, le prestige de sa personne et le respect de sa parole, coïncide, de 1885 à 1896, avec des débuts littéraires jeunes, originaux, dédaigneux du lecteur, tous de ferveur spontanée vers un modèle intérieur. Il se trouva que Mallarmé disparut au moment où cette forme d'art, à laquelle, pour la commodité du discours, il n'est pas interdit de laisser flotter (la décolle qui voudrA) l'étiquette de symbolisme, donnait des signes de malaise, d'épuisement, de vide. De sorte que l'influence de Mallarmé, dans la mesure peut-être assez faible où elle s'exerça sur les ouvres, accompagna une période de formation, d'essais, de cartons. N'y a-t-il pas concordance, à travers une certaine ampleur, entre les courbes qui vont de Tel qu'en Songe aux Médailles d'Argile, des Cygnes à Phocas le Jardinier, de Couronne de Clarté à l'Ennemie des Rêves, du Voyage d'Urien aux Nourritures Terrestres, de la Princesse Maleine à Monna Vanna, de Tête d'Or h l'Otage?



Tout cela s'exprima très grossièrement par un lieu commun, qui fournit une sorte d'article-type écrit une centaine de fois: l'art de Mallarmé (on ne le comprenait paS), son enseignement (il n'en eut jamaiS) étaient le contraire de la Vie (cette majuscule est une date comme les habits rouges ou les entraveS), et pour aller à cette Vie, il fallait franchir en Mallarmé une marche dépassée. Par la Vie, les uns entendaient les bombes anarchistes, d'autres l'achat de quelques livres de sociologie, plusieurs de la nouvelle ou du roman vendables, certains une sous-préfecture, et un reste la forêt de Fontainebleau.

La vérité est que l'on touchait, grâce à Mallarmé, et sans bien s'en rendre compte, à l'un des problèmes aigus, à l'une des antinomies vitales qui sont pour un écrivain sa raison d'exister.

« Pour Mallarmé, dit André Gide, la littérature était le but, oui, la fin même de la vie; on la sentait ici, authentique et réelle. Pour y sacrifier tout, comme il fit, il faut bien y croire, uniquement. Je ne pense pas qu'il y ait dans notre histoire littéraire exemple de plus intransigeante conviction.

«Ne pouvant écouter nul autre, on ne sut point voir en lui le représentant dernier et le plus parfait du Parnasse, son sommet, son accomplissement et sa consommation ; on y vit un initiateur1.»

En tant que Mallarmé fut l'halluciné de l'art pour lui-même et pour lui seul il figure en effet l'accomplissement du Parnasse. Mais une telle influence ne peut agir que comme leçon de dignité littéraire. Quelle terre vierge montre-t-elle, du doigt, à découvrir et à exploiter? L'idée d'influence ne paraît un peu claire qu'à de rares moments. D'influences authentiques, je vois bien celles de Rousseau, de Chateaubriand ou de Sainte-Beuve : parce que leur ouvre est comme ces cols des Alpes d'où s'étalait aux yeux des soldats la terre opulente des conquêtes; parce que l'un désigne de la main une face vierge et vivante de la nature, l'autre les mines de beauté que le passé humain recèle sous les lignes des paysages, et le troisième, chanoine Evrard, la bibliothèque de vins vieux, «phénomène futur», qui accumulent en cave trois siècles de vieille vigne française, d'avant la replantation romantique. Quels espaces eût montrés Mallarmé? Vers quelles mines à découvrir eût dirigé son influence? Une seule, la page blanche... Écris... L'écriture se suffit, incommensurable avec tout. Mais l'activité littéraire ne peut demeurer dans ce formalisme de l'écrit, de même que l'activité morale, et la spéculation sur la morale, ont débordé immédiatement le formalisme kantien.



Et puisque Kant a donné le type saisissant de tout formalisme, son exemple nous apportera plus de clarté. La loi morale commande par son caractère formel, non par son contenu; mais comme on ne conçoit pas plus une loi sans contenu qu'une promenade dans un espace à deux dimensions, force lui est d'admettre un minimum de matière, qui, par un tour de force ou de subtilité, se confond avec la forme, puisqu'elle est le caractère même d'universalité qui définit cette forme. De là la règle sur la maxime de l'action érigée en loi universelle. De même, dit Mallarmé, « il est un art, l'unique ou pur qu'énoncer signifie produire... L'instant qu'en éclatera le miracle, ajouter que ce fût cela et pas autre chose même l'infirmera: tant il n'admet de lumineuse évidence sinon d'exister1 ». Aussi, chez lui, le sujet de l'écrit est ordinairement, par un jeu d'allusions plus ou moins complexes, l'écrit lui-même. Il faudrait, à ce propos, le rapprocher de Boileau. Autour de lui, le sujet de l'écrit, fut, à défaut de l'écrit, l'écrivain, le poète. Le symbolisme né en partie de la répulsion inspirée par le naturalisme aux esprits délicats, se plut à déployer, non sous la forme native et lyrique du chant, mais sous la figure littéraire ou livresque du paysage emblématique ou du symbole, les songes les plus ténus de la vie intérieure. Et le narcissisme de l'écrivain se mira dans le narcissisme de l'écrit.

Comme le lustre est le personnage principal du théâtre, la fleur de narcisse, sour du Nénuphar blanc, apposait une présence idéale aux mardis de Mallarmé. Le Traité du Narcisse, d'André Gide, le poème de Paul Valéry, puis une exploitation devenue banale, fourniraient la matière d'un curieux chapitre d'histoire littéraire. Et l'une des sources est dans Hérodiade. Sertie en joyaux parnassiens ou romantiques, avec quelques réminiscences de Salammbô et d'Héro-dias, l'idée plastique du poème nécessitait une princesse d'Orient; mais conçue en musique et en fluidité, parente de l'Après-Midi d'un Faune, elle eût appelé harmonieusement quelque utilisation du mythe grec. Seulement Hérodiade figura pour Mallarmé, au moment où il l'écrivit, une image de solitude littéraire - il la pressentait venir - plutôt que de solitude métaphysique. Et le dernier vers, peut-être aussi la suite manuscrite, amorcent, en une sorte de velléité idéologique, cette courbe même qui fit, aux symbolistes, outrepasser un narcissisme nécessairement transitoire.

Dans ce mythe de Narcisse, on a vu - André Gide par exemple - une figure de l'idéalisme, et par là son emploi se relie bien à Villiers et à Mallarmé. Le symbolisme, si l'on veut, procède de l'idéalisme, comme le Parnasse d'un réalisme sensible. Ce petit livre - le Traité du Narcisse - me paraît fort significatif de l'atmosphère mallarméenne. Je goûte ces jolies variations :

«Tout s'efforce vers sa forme perdue; elle apparaît, mais salie, gauchie, et qui ne se satisfait pas, puisque toujours elle recommence; pressée, heurtée par les formes d'auprès qui s'efforcent aussi chacune de paraître, - car être ne suffit plus, il faut que l'on se prouve - et l'orgueil infatué chacune...

« Narcisse se dit que le baiser est impossible, - il ne faut pas désirer une image ; un geste pour la posséder la déchire. Il est seul - que faire ? contempler1. »



Le développement de M. André Gide, s'il est en harmonie avec celui de contemporains, et si, mieux qu'aucun, il dessine dans une campagne normande une belle courbe de lumière et d'eau, sympathise aussi avec celui de Mallarmé, beaucoup plus qu'il n'en procède. Tandis que l'existence de Mallarmé pose un problème littéraire, celle de Gide pose un problème moral. Tandis que la méditation du problème littéraire élève, par sa forme seule, Mallarmé à une dignité, à une hauteur morale de héros, la réflexion sur le problème moral semble chez Gide former docilement sa nature d'artiste. Le point de départ devient point d'arrivée, et inversement. «Il y a au Louvre, dit M. Remy de Gourmont, une Andromède, ivoire de Cellini. C'est une femme effarée, toute sa chair troublée par l'effroi d'être liée: où fuir? et c'est la poésie de Stéphane Mallarmé.» Fuite hors du réel, tandis que celle de Gide serait, selon lui-même, hors de la contrainte morale et de l'abstraction vers le réel. Mais, dit-il dans une lettre, «Mallarmé sans doute m'enseigna à reporter l'idée de contrainte, si indispensable à ma nature, toute dans l'ouvre d'art et dans une sorte d'obligation artistique». La question sociale est une question morale : c'est le titre d'un livre allemand. La question morale est une question sociale, répondent les socialistes. Retenons de même que la question d'art est une question morale, la question morale une question d'art, et qu'au-dessus d'un certain degré d'intensité et de pureté ni l'une ni l'autre ne vivent séparément.

S'il est arbitraire ou délicat d'apercevoir çà et là, sous prétexte de similitude, une influence mallarméenne, peut-être approchera-t-on mieux de quelque vérité en s'arrètant à ceux qui furent manifestement et de leur aveu, en plus constant rapport avec Mallarmé. Et un favorable hasard veut que les deux écrivains mis le mieux dans ce cas fassent l'un avec l'autre une antithèse fort nette: je songe à M. Camille Mau-clair et à M. Paul Valéry.



«Ce que j'admire en vous, avait dit Mallarmé à M. Mau-clair, c'est qu'avec toute votre jeunesse vous sachiez découvrir en huit jours ce que j'ai mis vingt ans à chercher. » Dans cette rapidité, cette fugacité de conception, Mallarmé pouvait encore reconnaître son influence. La pensée par analogie, qui fut habituellement celle du poète, une fois déclenchée court indéfiniment et de la façon la plus aventureuse. Ce jeu illimité des analogies superficielles, Mallarmé ne le déployait que dans la conversation, et un bout seulement de l'aile littéraire qui aurait pu s'en dégager apparaît dans la Dernière Mode. Son ouvre même n'en garde que le foyer substantiel et profond. Par un contraste paradoxal, il y a dans l'atmosphère de Mallarmé une étrange tentation de développement et de facilité. Peut-être Mallarmé en avait-il conscience et s'était-il mis en garde en se raidissant contre tout cliché, tout discours, toute transposition dans l'écrit des facilités de la parole. Dans un très intéressant essai sur l'Identité et la fission des arts (que recueille l'Art en silencE), M. Mauclair évoque, comme un livre capital à écrire, un Dictionnaire des Analogies, et il assigne comme tâche à la critique la recherche des analogies entre l'ouvre d'un art et celle d'autres arts. La vérité est que tout est analogue à tout, et qu'un esprit subtil entre deux objets découvre l'analogie qu'il voudra, comme un poète exercé réunit toujours deux rimes quelconques en un distique.

Mallarmé, dit M. Remy de Gourmont, «a influencé profondément la nouvelle littérature ; il a contribué à lui donner le goût du mystère, du vague, du délicieux imprécis ' ». Et cela est juste. Mais chez un autre que Mallarmé rien plus que ce goût n'engendre la tendance à une facilité excessive, à la satisfaction de n'importe quoi, au dédain de la perfection. Lorsqu'après Bonheur son instrument poétique devint fatigué et faux, Verlaine appliqua à un art bâclé la doctrine de son Art Poétique sur «la chanson grise où l'imprécis au précis se joint». Certes je ne dis pas cela pour M. Mauclair dont j'admire la carrière de lettres digne et probe, mais seulement, sur cette pente inclinée de sa nature, plus encore que sur la discipline dont il put la corriger, il me paraît naturel de susciter quelque image mallarméenne.



À l'opposé presque exact il faudrait situer un très rare esprit, qui entra plus près que tout autre dans l'intimité, dans la pensée vivante de Mallarmé, M. Paul Valéry. Il a suivi Mallarmé dans son mouvement de concentration, d'abstraction, dans son respect pour la pensée silencieuse, pour la parole essentielle, pesée et méditée en tout son métal pur. Schopenhauer note à plusieurs reprises que strictement un philosophe n'a plus, depuis 1783, le droit de poser ses problèmes comme si la Critique de la Raison Pure n'avait pas été produite. M. Paul Valéry parut comprendre qu'un littérateur n'a plus le droit d'écrire comme si Mallarmé n'avait pas existé, comme si Mallarmé n'avait pas joué sa vie sur les raisons du fait littéraire, comme si du passage de Mallarmé dans l'art du livre, cet art ne gardait pas sinon le cachet, du moins l'inquiétude d'une perfection que jusqu'alors on ne soupçonnait pas. «Une impossibilité définitive de confusion entre la lettre et le réel s'impose ; et une absence de mélange des usages multiples du discours », dit-il. Des pages éparses de prose, d'une densité saisissante, nous font entrevoir la direction dans laquelle médite M. Paul Valéry. Mais ce qu'il en a jusqu'ici publié a trait, surtout, au problème mallar-méen, forme, et non matériel, de la Littérature.

Une ouvre de M. Valéry nous conduit sur cette route et semble parfois fournir une conclusion provisoire à la pensée de Mallarmé. C'est la Soirée avec M. Teste.

«Chaque grand homme est taché d'une erreur. Chaque esprit qu'on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu'il faut pour le rendre perceptible, l'énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu'à comparer les jeux informes de la gloire, à la satisfaction de se sentir unique, - grande volupté particulière.

«J'ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée, devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m'était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides.

«L'induction était si facile que j'en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d'imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s'appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d'esprit moins grossier... Je m'amusais à éteindre l'histoire connue sous les annales de l'anonymat. C'étaient, invisibles dans leur vie limpide, des solitaires qui savaient avant tout le monde1.»



Revendication hyperbolique de la pensée contre le fait social, de l'individu, de l'unique, contre le «plusieurs». Un poète mallarméiste, M. André Fontainas, a donné à un livre ce titre: l'Ornement de la Solitude.



Mais, comme il arrive souvent, cette extrême limite du mallarmisme, ce narcissisme immodéré, est aussi la négation de Mallarmé, - car toute logique indéfinie, à partir d'un certain point, se prolonge par une contradiction. Mallarmé a vécu dans le culte, hyperbolique aussi, du livre. Croire que la pure valeur du fait humain a été atteinte en dehors du livre, par la méditation solitaire, n'est-ce pas revenir un peu à cette illusion lamartinienne, selon laquelle il existe chez le poète vrai un océan de poésie intérieure, jamais dite, dont la poésie écrite est à la fois l'expression fragmentaire et le substitut dérisoire ? L'individu isolé n'est qu'une abstraction sociale; la poésie intérieure, la valeur individuelle qu'évoquent les lignes citées, ne seraient-elles pas une abstraction littéraire et une émanation du livre? Elles font antérieur ce qui est postérieur. Elles supposent un absolu, alors que cet absolu ne peut être pensé qu'après le relatif et comme sa relation négative.

J'essaierai, en terminant cet ouvrage, d'esquisser un Mallarmé idéal et robuste, ayant réalisé par l'écrit les virtualités de son génie. Mais aussi et au contraire il a suggéré l'image d'un Mallarmé plus silencieux, de l'homme supérieur qui, par pureté de conscience et par lucidité de génie, n'existerait que pour lui-même. Ici je sens que manque un peu à mes mains le fil logique. L'être qui se suffit, dit Aristote, ne saurait être qu'une brute ou un dieu. Et encore, répondrait-on, n'est-ce pas en vertu d'une relation qu'extérieurement à cet être je le qualifie brute ou dieu, brute par rapport à tout ce qui le sépare de Dieu, dieu par rapport à tout ce qui l'éloigné de la brute ? De sorte que, se suffisant vraiment, il ne serait ni brute ni dieu, il serait brute ou dieu indifféremment, il serait et ne serait pas, - et qu'enfin poser un être qui se suffit c'est poser la contradiction, poser l'individu c'est poser l'impensable.



Toutes ces influences si opposées étaient impliquées pourtant dans l'attitude de Mallarmé. Son effort parut aller vers une synthèse de la parole et du silence par le moyen de l'allusion. Tour de force comme ces pâtes frites des Chinois, qui enferment un morceau de glace. De là dans ce que nous imaginons - oh ! gratuitement peut-être - de son influence, un jeu multiple, changeant, de lumière et d'ombre. D'abord, au premier plan et indiscutablement, un exemple moral, la probité paradoxale de l'écrivain, le métier héroïsé, et un exemple littéraire, l'horreur du cliché. Et puis, derrière et indéfiniment, une action à distance qui ne se résoud pas en images claires : «Le nom du poète, dit-il à propos de Tenny-son, mystérieusement se refait avec le texte entier qui, de l'union des mots entre eux, arrive à n'en former qu'un, celui-là, significatif, résumé de toute l'âme, la communiquant au passant; il vole des pages grandes ouvertes du livre désormais vain: car, enfin, il faut bien que le génie ait lieu en dépit de tout et que le connaisse chacun, malgré les empêchements, et sans avoir lu, au besoin1.» Et de là il esquisse les images que projette dans la mémoire générale le nom de Tennyson. Ainsi, de Mallarmé, un rayonnement émana, qui dépassa de beaucoup son ouvre. Il en est qui lui rendent un culte et qui ne cherchent même pas à comprendre la lettre de ses écrits. Le droit à ce culte, il ne faut pas le leur dénier. Pétrarque, qui ne savait pas le grec, pleurait d'extase devant un manuscrit d'Homère. Et cela était très beau. Le nom ne désigne plus que le poète en soi, une essence de poésie, une catégorie de l'idéal, ce qui fut, au-dessus d'une ouvre nécessairement localisée et de «hasard» le rêve même de Mallarmé.



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Stéphane Mallarmé
(1842 - 1898)
 
  Stéphane Mallarmé - Portrait  
 
Portrait de Stéphane Mallarmé

Biographie / chronologie

1842
- Naissance à Paris le 18 mars.

Orientation bibliographique / Ouvres

Ouvres :
Deux éditions principales, disponibles en librairie : Poésies, Edition de 1899, complétée et rééditée en 1913, puis à plusieurs reprises par les éditions de la Nouvelle Revue française (Gallimard) ; préface de Jean-Paul Sartre pour l'édition dans la collection « Poésie/Gallimard ». Ouvres complètes (un volume), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. Edition établie et présentée par

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