Stéphane Mallarmé |
HÉRODIADE Si Mallarmé renonça à tout art facile, spontané, de plain-pied, il n'en distinguait pas moins, dans la gloire qu'il imaginait, des degrés, et, dans le public autour d'elle formé, des zones. Pour s'assurer un petit coin de l'anthologie commune, il comptait, je crois, sur Hérodiade. Il ne la considéra que comme fragment, et lui rêva toujours une suite. L'édition complète est, à la première page de Divagations, annoncée « sous presse ». Les notes des Poésies nous apprennent qu'elle «comporte outre le cantique de saint Jean et sa conclusion en un dernier monologue, des Prélude et Finale qui seront ultérieurement publiés, et s'arrange en poème». Et, cette année 1926, en même temps que cette seconde édition de mon livre, en paraît une version ancienne. Hérodiade est probablement le seul poème de Mallarmé qui ait passé dans la circulation poétique et qui ait exercé une influence'. Elle forme un des liens les plus authentiques entre le Parnasse et le symbolisme. Elle fut écrite, paraît-il, postérieurement à L'Après-Midi d'un Faune. Mais il semble que cet ordre du temps, pour Mallarmé, ne soit pas entre les deux poèmes un ordre rationnel, puisque, dans l'édition des Poésies, Hérodiade vient en premier. Elle marque en effet comme la limite et la conclusion du Parnasse. Chef-d'ouvre un peu froid et vain de virtuosité technique. Comme Racine dans la première scène de Phèdre, comme Victor Hugo dans les Sept Merveilles du Monde ou les Trônes d'Orient, Mallarmé y file avec une joie orgueilleuse et dans une pure liberté de poète, le beau vers pour lui-même. On y reconnaît tout du Parnasse avec ses antécédents précis, ceux de Gautier, de Baudelaire, de Banville, la préoccupation de réaliser un « chef-d'ouvre » de métier au sens des vieilles corporations. Ainsi Verlaine, dans les Poèmes Saturniens, écrit la si curieuse Mort de Philippe II. C'est, en une école poétique, le morceau de concours. Et certes tous les Parnassiens qui avaient en eux quelque sens de poésie ont dépassé cette formule de pure technique. Mallarmé n'est pas resté, lui non plus, enchanté en elle. Mais il en a gardé l'idée de ce que j'appellerai l'absolu de métier, l'ouvre définitive enfermée dans le Livre. Cette ouvre il la concevra de deux manières alternatives, peut-être opposées: celle, close, de froide, de métallique, d'inutile perfection, puis celle, radiante, qui émane en puissance de suggestion. Comme deux signes dans un carrefour, Hérodiade marque la première, Y Après-Midi la seconde. Son Hérodiade est la Muse même de la poésie qui l'évoque. Poésie de mots ainsi que l'héroïne est une idole de joyaux, poésie que dans le dédain de la vie et l'exaltation du verbe métallisé un bain d'or éternel. Je veux que mes cheveux qui ne sont pas des fleurs A répandre l'oubli des humaines douleurs, Mais de l'or, à jamais vierge des aromates. Dans leurs éclairs cruels et dans leurs pâleurs mates, Observent la froideur stérile du métal, Vous ayant reflétés, joyaux du mur natal, Armes, vases, depuis ma solitaire enfance. Ce degré d'or unit un désert parnassien à une lande symboliste. A propos de Mallarmé, on a parlé souvent de byzan-tinisme, et ce mot exprime vaille que vaille la part de conscience artificielle, de détail et de manie qui put se communiquer de l'une à l'autre des deux écoles qu'il paraît réunir. Mais Hérodiade vraiment prend un aspect de mosaïque byzantine, nous rappelle la Théodora de Ravenne. L'éclat des couleurs est incorporé au froid des pierres. Les mots, selon l'image qu'aime Mallarmé, sont juxtaposés, comme des gemmes qui s'éclairent de leurs feux. Pour fond d'or cette grande, omniprésente, chevelure dont le froid trésor toujours hallucina Mallarmé. Et que cette Muse de glace et de perfection stérile ait fourni à l'art le plus haut du xrxe siècle un de ses lieux communs, cela est caractéristique. La Salammbô de Flaubert l'érigé dans une atmosphère lunaire, raide et sèche. Et cette même beauté fut la hantise constante de Baudelaire, le pic de diamant de son art contracté. Toute l'armature d'Héro-diade se trouve dans ces vers qui peut-être inspirèrent directement le poème de Mallarmé : Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants Et dans cette nature étrange et symbolique Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique. Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants, Resplendit à jamais comme un astre inutile La froide majesté de la femme stérile. Faut-il évoquer l'Hadaly de Villiers ? Comme une ouvre byzantine, Hérodiade raidit dans une incapacité et une gaucherie naïves tout mouvement de corps vivant. La forme dialoguée du poème ne sert qu'à interrompre ces plaques d'or ciselé et de gemmes, que sont les paroles d'Hérodiade, par les questions et les réflexions, en vers détestables, de la Nourrice1. Ce poète qui médita de façon si subtile et si originale sur le théâtre était incapable du moindre coup de crayon dramatique, comme le mosaïste byzantin est incapable d'anatomie. D'Hérodiade en partie sont nées ces princesses légendaires qui formèrent un des lieux communs du symbolisme. D'Hérodiade aussi procède un peu cet attrait que sur le symbolisme exerça le myme de Narcisse. La poésie qui s'isole dans la pureté de son chant, la conscience qui annule toute existence autre qu'elle sur son miroir de lucidité, se sont connues au contact de cette orfèvrerie. Et sur les mêmes limites du Parnasse et du symbolisme, ou plutôt entre les influences plus anciennes et plus vastes de Flaubert et de Wagner, il faut placer l'Axel de Villiers, attitude pareille de l'esprit qui dit non à la Vie, parce que son rêve l'a épuisée toute. Mais le poème inachevé appelle par ses derniers vers la suite que nous n'avons pas. Cette pureté orgueilleuse d'Hé-rodiade, cette vision de glace, de métaux et de pierres précieuses, Mallarmé les présente comme un décor, ou comme, devant quelque forme glorieuse, mystérieuse encore de la vie, un rideau qu'un moment auguste va écarter. Vous mentez, ô fleur nue De mes lèvres! J'attends une chose inconnue, Ou peut-être, ignorant le mystère et vos cris. Jetez-vous les sanglots suprêmes et meurtris D'une enfance sentant parmi les rêveries Se séparer enfin les froides pierreries. S'il hésita si longtemps à écrire la suite annoncée, tentée, ne serait-ce pas qu'après cette porte d'or, après cet excès unique de splendeur verbale (qui défaille un peu dans ces derniers verS) rien ne pouvait satisfaire son exigence d'une plus haute beauté : cette effigie du néant, quelle image de la vie eût su l'effacer? Probablement Hérodiade achevée comportait les deux motifs opposés, qui se balancent chez Mallarmé : celui de la perfection - réalisé dans l'ancien fragment parnassien - celui de la fuite, esquissé dans les derniers fragments inconnus. Un fidèle ami du poète, qui eut connaissance de plusieurs papiers laissés, me dit que « le cantique de saint Jean, en sept strophes, est le chant de la tête coupée, volant du coup vers la lumière divine. Une trentaine d'alexandrins précèdent, qui proclament le plat dans lequel paraîtra le chef du Décollé, et une trentaine suit, bien moins achevés». D'où il paraît résulter que Mallarmé avait en effet conçu le motif de son oeuvre sur ce rythme à deux temps. Le plat précieux est-il matérialisé dans quelque orfèvrerie parnassienne? Non, sans doute. À l'époque où Mallarmé se préoccupait de cette ouvre, plus que jamais il concevait la poésie non comme une description somptueuse, mais comme un moyen de créer l'objet dans un cercle de mots allusifs, et par un mouvement de suggestion. De l'Hérodiade publiée à l'Hérodiade inédite, «l'intervalle, me dit-on2 est sensible. Beaucoup plus abstraits sont les derniers fragments. Le Cantique même est singulier dans l'ouvre de Mallarmé, ne fût-ce que par le rythme qui nulle part ailleurs ne se retrouve ». Hérodiade était ainsi, dans la pensée de Mallarmé, comme le microcosme d'une ouvre cyclique, comme l'Idée harmonieuse non seulement de sa poésie, mais de la poésie. Et cela n'est pas particulier à ce poème en fragments. Dans les trois ouvres capitales et typiques qui vont suivre ici, L'Après-Midi, La Prose, Un Coup de Dés, le sujet du poème est encore le poème lui-même, la matière du poème est le fait poétique. Hormis quelques sonnets d'amour qui furent écrits pour une personne ou à une occasion déterminée, hormis d'autres sonnets qui appliquent, par essai et par curiosité, « études en vue de mieux comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l'ouvre», sa méthode allusive à tels meubles de sa maison, Mallarmé n'a guère conçu l'écrit que comme la conscience angoissée, ironique, lucide ou orgueilleuse de l'écriture. Et l'on peut bien, si l'on veut, faire dériver du Parnasse et de la doctrine de l'art pour l'art cette conséquence paradoxale. Hérodiade nous y aide. Mais on conçoit qu'une telle poésie, en même temps qu'elle s'exalte vers un purisme désespéré, soit balancée entre une image de stérilité dans l'achèvement, une image de vain désir dans la fuite. Je ne conclus pas, car je passe à trois autres chants discontinus du même poème. Que seulement, plus tard, le logicien excentrique d'Un Coup de Dés nous rappelle, comme principe auquel le rattache une route très droite, le poète d'Hérodiade. L'APRÈS-MIDI D'UN FAUNE Dans l'ouvre de Mallarmé, l'Après-Midi d'un Faune est le morceau des connaisseurs. Ce poème forme le point central, parfait, à la fois simple et raffiné, où viennent converger toutes les directions flexibles, toutes les époques de son talent. On y touche toujours cette fraîcheur, cette pulpe de verbe poétique, qui font de ses pièces du premier Parnasse une corbeille de fruits matineux; on y goûte déjà ces voiles d'obscurité si vite diaphanes, ces significations qui s'enroulent, se succèdent par tournants multipliés, ces gestes d'allusions, ces espaces de silence autour de symboles, tout ce qui donnera aux derniers vers leur mystère et leur fuite. La forme de cette églogue est la plus ductile qu'ait assouplie Mallarmé, et ses vers ont la légèreté, la pureté, la longueur indéfinie d'un rayon d'étoile. Le motif en est certainement sensuel ; mais Mallarmé, au fur et à mesure de la composition poétique, laisse spontanément, sans intention artificielle et sans concordance forcée, se déposer, dans les lignes du sujet erotique, des symboles que, moitié de nous-mêmes et moitié des allusions indiquées, nous menons jusqu'à un ciel métaphysique et calme. Le sujet de Y Après-Midi hantait Mallarmé depuis longtemps. Une première version du poème, tout à fait différente de notre texte, et qui doit lui être antérieure de plusieurs années, a été retrouvée dans une collection d'autographes qui appartenait à Ernest Chausson. Elle est peu mallarméenne, rappelle par ses vers faciles, son abondance de lys et d'étoiles, Banville et Mendès. (J'en parle sur la foi d'autrui, ne l'ayant pas lue.) Si les héritiers de Mallarmé, entre les mains de qui elle est passée, se décident à la publier (ou simplement à la communiqueR), la comparaison des deux textes sera curieuse. Le motif de l'Après-Midi a été très probablement fourni à Mallarmé par un tableau de Boucher à la National Gallery. Voici le faune, un peu le satyre velu de la nature élémentaire, un peu l'adolescent de Praxitèle qui, de l'ancienne figure mythologique, ne garde que les petites cornes dans les cheveux, et l'énigme de cette même oreille dont vous étonnait d'abord l'aspect de Mallarmé. S'éveille-t-il de quelque rêve ou prolonge-t-il quelque vision ? Debout, ici, la flûte aux doigts, il n'est plus rien qu'émoi d'amour. Il s'est levé dans l'extase des deux figures qui dédoublent la passion : simplement, comme dans le feuilleton des quotidiens, la blonde et la brune, - la plus chaste aux yeux «bleus et froids comme une source en pleurs», et l'autre, tout soupirs, «brise chaude» de volupté. Mais toutes deux, que sont-elles ? Un souhait des sens, une création poétique du désir. L'une source et l'autre brise ? D'eau, en ce midi, il n'en est que sonore, et versée par la flûte du faune ; et toute brise, non plus, n'est rien que Le visible et serein souffle artificiel De l'inspiration qui regagne le ciel. Qu'elle chante donc, la flûte, celle-là qui, dans l'églogue sicilienne, déjà consolait l'amoureux Polyphème! Et voici que d'elle monte la mélodie de souvenir et de rêve. N'était-il point, ici, jadis, avant que le faune coupât le roseau pour ses lèvres, une apparition, dans quelque source, de nudité blanche, prélude, qui sitôt s'est enfuie ? Rien, autour, que l'heure fauve de midi, rien qui rappelle la belle vision. Mais il suffit, pour tout recréer, que s'érige le lys musical de la Syrinx. Alors m'éveillerais-je à la ferveur première, Droit et seul, sous un flot de lumière. Lys! et l'un de vous tous par l'ingénuité. Ce n'est point le baiser qui a mis dans le sein du faune le germe frémissant du lys d'amour qu'il devient: ce sein atteste une morsure Mystérieuse, due à quelque auguste dent, celle de la poésie, qui est l'essence de l'amour. Elle a pour confident Le jonc vaste et jumeau dont sous l'azur on joue; Qui, détournant à soi le trouble de la joue, Rêve, dans un solo long, que nous amusions La beauté d'alentour par des confusions Fausses entre elle-même et notre chant crédule; Et de faire, aussi haut que l'amour se module. Évanouir du songe ordinaire de dos Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos Une sonore, vaine et monotone ligne. Si cette analogie se retrouve dans la version primitive, la date incertaine n'en saurait alors être placée avant le séjour du poète à Londres. Ligne de musique qui résume la chair ainsi que la ligne des horizons résume les paysages, - ligne exhalée du lys ou du jonc, et qui, s'étalant droite, la répète comme dans la dimension inverse. Sous le ciel, tout, par la syrinx, se transmue en une vibration simple, en une clarté nue. La Syrinx tient, aux mains privilégiées, «l'instrument des fuites». Fuites vers la beauté intérieure qui fait mieux que consoler, qui couronne et qui achève... Mais pendant que s'apaise le flot de lumière antique qui la suscita, comme l'ardeur de midi décroît, le faune maintenant plus impatient de vivre repose la flûte, et la renvoie, pour une autre heure, pour qu'encore elle y refleurisse vierge, aux lacs où il la cueillit. C'est de lui seul maintenant, c'est de son cour et de sa chair passionnés qu'il évoquera les fantômes d'amour. Ainsi, quand des raisins j'ai sucé la clarté. Pour bannir un regret par ma feinte écarté. Rieur, j'élève au ciel d'été la grappe vide, Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide D'ivresse, jusqu'au soir je regarde au travers. Ô nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers. Alors reprend ce motif qui tout à l'heure ne préludait que comme un «vol de cygnes, non! de naïades» en fuite vague sur de l'eau. Il reprend exalté, voluptueux, et maintenant le Souvenir tord dans une flamme de désir chaque encolure Immortelle, qui noie en l'onde sa brûlure. Il suscite l'image du faune impatient qui s'élance, qui retrouve hors de l'eau les deux nymphes entrejointes. (meurtries De la langueur goûtée à ce mal d'être deuX) et qui, les emportant sans les désenlacer, tient dans le fardeau nu le poids de la nature et de la beauté fondues, intactes, les vierges qui se débattent en un seul corps, la lèvre en feu buvant d'un trait « la frayeur secrète de la chair» Des pieds de l'inhumaine au cour de la timide. Touffe naturelle de la joie parfaite, qu'il n'a su garder. Il revoit sa faute: n'en avoir retenu qu'une, la voluptueuse, arrêtant à peine Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume Se teignît à l'émoi de sa sour qui s'allume, La petite, naïve et ne rougissant pas. Et la proie ainsi divisée, alors, désenlacée de ses bras, ingrate, s'est évanouie. Le faune, regonflant ses souvenirs, n'y a trouvé que les lambeaux d'une passion brisée. Tant pis ! ce que le passé dessèche, l'espérance le dore. Et le faune, oublieux de la flûte qui peut-être n'était que l'écho d'une ombre, oublieux du souvenir qui peut-être était cette ombre dans la lumière, s'en va vers la vie, vers la vérité brutale de l'étreinte. Qu'il laisse les raisins pâles et leurs peaux vidées ! Tu sais, ma passion, que pourpre et déjà mûre. Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure, Et notre sang, épris de qui le va saisir, Coule pour tout l'essaim étemel du désir. Voici le soir : le bois est d'or et tout en fête. Et comme un cour brûlant soulève d'amour un beau corps, l'Etna, visité de Vénus, surgit sur la campagne de Sicile. «Je tiens la reine! » s'écrie le faune. Mais non. Tout défaille. Ombre, illusion encore. Et l'âme du faune, lassée de rêves, va se défaire dans le silence et dans le sommeil. Non plus la Syrinx qui l'attend aux lacs, mais il approche de ses lèvres le vin vrai, l'ivresse de la terre. Et, sur le sable endormi, achevant cette après-midi de mensonge et de beauté, il va recommencer à voir des ombres, à se décevoir de leur poursuite. Couple, adieu ; je vais voir l'ombre que tu devins. Ainsi le dernier vers vient reprendre le motif du premier Ces nymphes je les veux perpétuer, et, comme en des volutes indéfinies, reprend le même cycle de songes. L'analyse que j'ai essayée rappelle fâcheusement, j'en suis sûr, à plusieurs, les programmes distribués au Concert-Lamoureux. Et en effet, l'églogue de Mallarmé ne devient claire que si l'on voit en elle, au contraire de tout génie oratoire et de tout développement logique, la transposition de la symphonie au poème. Sans pensée d'imitation matérielle : Mallarmé, lorsqu'il écrivit l'ignorait à peu près. Aussi, plus tard, est-ce avec une justesse parfaite qu'il parlait de reprendre, au concert, son bien; il reconnaissait dans la musique l'exemple authentique et épanoui de la forme d'art qu'il avait, de son propre fonds, poursuivie dans la poésie. L'Après-Midi fut sinon écrit, du moins conçu pour être dit sur une scène: monologue par Coquelin Aîné. Il n'est pas invraisemblable que Mallarmé, avec cette confiance ingénue dans l'intelligence de ses auditeurs qui lui faisait prononcer à Oxford sa conférence sur La Musique et les Lettres, ait cru de bonne foi que Coquelin goûterait son poème et qu'un auditoire le pénétrerait. Plus tard, longtemps après la publication, il en projeta une édition «pour la scène», sans doute avec des indications de ballet Dans l'Après-Midi reviennent curieusement plusieurs des motifs familiers à Mallarmé. M. Remy de Gourmont, dans une notice sur la Dernière Mode ', rapproche du poème ces lignes «à propos d'un livre de vers intitulé Le Harem». «Par une loi supérieure à celle qui, chez les peuples barbares, enferme véritablement la femme entre des murs de cèdre ou de porcelaine, le poète (dont l'autorité en matière de vision n'est pas moindre que celle d'un prince absolU) dispose avec la pensée seule de toutes les dames terrestres. Jaune ou blanche ou cuivrée, leur grâce est soudain requise par lui quand il se met à l'ouvre; elle vient former les flottantes figures animant les livres... Secret, ô mes aimables lectrices, maintenant divulgué, de ces heures vides et sans cause, et de ces quasi-absences de vous-mêmes, auxquelles vous succombez quelquefois : un poète quelque part songe à vous ou à votre genre de beauté. » La prose est postérieure au poème. Mais un peu avant, dans une page de jeunesse sur Théodore de Banville (quelque influence de Banville est d'ailleurs visible dans l'Après-MidI) il écrivait: «J'aime! j'aime naître, j'aime les lumineux sanglots des femmes aux longs cheveux, et je voudrais tout confondre dans un poétique baiser2. » Et tel est bien le motif dominant de l'Après-Midi, celui qui rend nécessaires son atmosphère musicale, son ardeur de synthèse, ses visions fondues. La Vie entière, tout l'amour, toute la beauté, toute la poésie, se mêlent dans une brume souple que sillonnent, comme ses veines, des réseaux d'impalpable musique. Le «crime» du faune, c'est d'avoir douté, analysé, séparé la touffe des deux corps confondus. Déchéance de l'unité, comme la chute platonicienne, comme la division des corps doubles dans le mythe aristophanesque du Banquet. Reste, après l'état perdu d'innocence heureuse, le rêve qui en recompose les ombres, la flûte qui en répand le souvenir. Et sous la souplesse de ces symboles et de cette poésie, ne se dissimule-t-il pas une ardeur sensuelle, certain érotisme dont nous apercevons l'oreille? Le fond de l'églogue n'est qu'une tendresse violente d'adolescent, tendresse qu'exploite en poésie seule l'homme déçu et triste. N'oublions pas ce qui chez Mallarmé demeura du XVIII siècle, et que d'ailleurs, à l'époque où il composa l'Après-Midi, celle aussi des Fêtes Galantes, la peinture de ce siècle était à la mode. Le tableau libertin des deux nymphes enlacées et surprises met au milieu du poème les mêmes centres de valeurs claires, de rose, de chair nue, de volupté, qui occupent le tableau de Boucher sur lequel il est copié, et, dans l'ombre soyeuse de ces vers, meurtrissures, langueurs, «vagues trépas», ne reconnaissons-nous point les paupières trop bleuies des fillettes de Greuze ? Amour, poésie aussi. La vie toute pure unirait amour et poésie dans le même être, et l'on peut imaginer que les deux nymphes injustement désunies par le faune les figurent toutes deux. Et tout l'échec poétique de Mallarmé se conterait fidèlement sur le même thème que l'échec amoureux de l'Après-Midi. S'il avait eu le goût des épigraphes, il aurait pu, à son églogue, donner celle-ci, shakespearienne : Nous sommes l'étoffe dont nos rêves sont faits. Les images de poésie nouvelle que lui évoquaient son obstinée réflexion et son inépuisable ingéniosité, un destin ironique lui refusa de les réaliser, et, philosophe et doux, il s'y résigna. Ce roseau de l'Après-Midi, la Syrinx neuve et vierge qu'il avait cueillie, il en fit le tuyau d'où monte la seule et silencieuse songerie. S'il est un Ange qui, aux confins de notre espace, recueille les poèmes écrits sur fumée de tabac, les ouvres de Mallarmé doivent figurer une de ses richesses exquises. Ne voyez-vous pas, dans l'Après-Midi, cette fumée bleue trembler au bout de toutes les lignes, et Mallarmé n'eût-il pas été indulgent à l'exégète qui lui eût révélé, dans la maligne Syrinx, simplement sa pipe familière? Dès les premiers vers est indiquée d'une touche musicale, comme en un raccourci d'ouverture, motif de délicatesse et de ténuité, cette sonore, vaine et monotone ligne qui, sur des confins de songe, n'est plus quelque chose et n'est pas encore rien. Mon doute, amas de nuit ancienne, s'achève En maint rameau subtil, qui demeuré les vrais Bois mêmes... Cette image, reprise ailleurs, de l'extrémité des bois, cime qui déserte la forêt à laquelle ils tiennent pour la lumière où ils flottent, lui figure une conscience triste et déchue qui ne peut, pour s'épanouir, mouvante, se détacher de ce qui l'enlace. Le sentiment de l'Après-Midi, tout douceur et tout ailes se relie par son fond, pourtant, à celui des Fenêtres et du Cygne. Tout son col secouera cette blanche agonie, Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie, Mais non l'horreur du sol où son plumage est pris. Ces trois vers, sous d'autres images, condensent toute la substance de l'Après-Midi : ici vapeur d'eau qui flotte sur un paysage, dans le poème glaçon de cristal dur dans le sonnet. Dans l'églogue fuyante comme dans le frêle sonnet, Mallarmé porte son goût d'art sobre, intense. Le souci est le même de réunir le moins de matière au plus de suggestion musicale. Il s'émerveille quelque part que, dans la forêt de Fontainebleau, bien que, de Paris «sur les remparts tonne, peu loin, le canon de l'actualité», le bruit puisse cesser à une si faible distance pour le poète qui «coupe en imagination une flûte où nouer sa joie selon divers motifs, celui, surtout, de se percevoir, simple, infiniment, sur la terre ' ». Lys! et l'un de vous tous par l'ingénuité. Une flûte où nouer sa joie, sa déchéance, sa tristesse ; un entrelacement de motifs au long d'une tige dont fuse la flexible gracilité... Une telle forme poétique n'est pas sans analogue antérieurement. Certes elle s'oppose au grand symbole oratoire, à l'ample crescendo du Satyre. Mais la Maison du Berger n'en livre-t-elle pas l'une des origines? Comme se nouent dans l'Après-Midi les divers thèmes intérieurs, celui de la passion, celui de la pensée, celui de la poésie, tous trois chus d'une lumière dans l'ombre, tous trois clos dans une caverne platonicienne où les fantômes consolateurs deviennent la seule réalité, la Maison du Berger ramène à une vibration poétique commune et continue, de sorte que chacun des trois serve de symbole et de preuve aux autres, les thèmes de la maison roulante opposée au chemin de fer, de la poésie opposée à l'action politique, de la-femme opposée à la nature : tous trois convergeant vers la vie secrète, silencieuse et fervente, réunion de ce qui existe de plus délicat, afin que sur lui seul, selon le discours d'Agathon, puissent poser les pieds nus de l'Amour. Seulement, chez Vigny, fidèle à l'ordre oratoire du romantisme, ces trois motifs sont présentés successivement, avec des transgressions et des commencements brusques qui révèlent le malaise du symbole dans cette forme logique. L'Après-Midi écarte le médiateur plastique, l'ossature oratoire. Pas d'autre support matériel du symbole que çà et là, la Syrinx qui se fond encore dans un résidu plus immatériel, dans un rayon, dans une ligne, dans un son... Une même phrase musicale développe sous la diversité des motifs la simplicité de l'Idée. Le poème de Mallarmé est à la limite de celui de Vigny, - hyperbole... Rien peut-être n'est allé si loin que YAprès-Midi d'un Faune dans cette voie de la poésie pure. L'émanation de musique et de ballet que le poète projeta d'en dégager, notre lecture, du papier seul, suffit à l'exhaler. Les visions et les ombres qui fuient de la flûte, de la plainte et de l'extase du faune réalisent autour de l'ouvre ces nuées renouvelées d'air limpide et d'or vivant : sur ce théâtre de pensée, la forme et le sujet, le poème et la Poésie, s'unissent, eux aussi, pour notre joie de les percevoir, simples, infiniment, sur la terre, d'oublier que rien d'autre soit. LA PROSE (POUR DES ESSEINTES) La Prose passe pour la quintessence de l'inintelligible. Quiconque veut ridiculiser Mallarmé en cite une ou deux stances. La parodie ne lui a pas manqué. Et de fervents mal-larmistes ne voient en elle qu'une musique verbale sans signification précise. Il me semble que, mise à sa place dans l'ouvre de Mallarmé, rapprochée de ses figures habituelles, comprise en harmonie avec son sentiment de la poésie, elle devient fort claire. L'obscurité première tient à la discontinuité des images, qu'il suffit de relier par une courbe d'émotion et de pensée. J'essaierai de satisfaire le lecteur exigeant ou sceptique par un mot à mot rigoureux. Ce travail d'exé-gète se trouve d'ailleurs autorisé par l'invocation byzantine sous laquelle est mis le poème. PROSE (pour des Esseintes.) Hyperbole ! de ma mémoire Triomphalement ne sais-tu Te lever aujourd'hui grimoire Dans un livre de fer vêtu : Car j'installe, par la science, L'hymne des cours spirituels En l'ouvre de ma patience, Atlas, herbiers et rituels. Nous promenions notre visage (Nous fûmes deux, je le maintienS) Sur maint charme de paysage, O sour, y comparant les tiens. L'ère d'autorité se trouble Lorsque, sans nul motif, on dit De ce midi que notre double Inconscience approfondit Que, sol des cent iris, son site, Ils savent s'il a bien été. Ne porte pas de nom que cite L'or de la trompette d'Été. Oui, dans une île que l'air charge De vue et non de visions. Toute fleur s'étalait plus large Sans que nous en devisions. Telles, immenses, que chacune Ordinairement se para D'un lucide contour, lacune, Qui des jardins les sépara. Gloire du long désir, Idées Tout en moi s'exaltait de voir La famille des iridées Surgir à ce nouveau devoir. Mais cette sour sensée et tendre Ne porta son regard plus loin Que sourire, et comme à l'entendre J'occupe mon antique soin. Oh! sache l'Esprit de litige, À cette heure où nous nous taisons, Que de lis multiples la tige Grandissait trop pour nos raisons. Et non comme pleure la rive Quand son jeu monotone ment À vouloir que l'ampleur arrive Parmi mon jeune étonnement D'ouïr tout le ciel et la carte Sans fin attestés sur mes pas. Par le flot même qui s'écarte. Que ce pays n 'exista pas. L'enfant abdique son extase Et docte déjà, par chemins. Elle dit le mot : Anastase! Né pour d'étemels parchemins. Avant qu'un sépulcre ne rie Sous aucun climat, son aïeul, De porter ce nom : Pulchérie! Caché par le trop grand glaïeul. Sous un titre parfaitement vague, le vrai sujet n'est pas indiqué. Comme dans le poème qui servirait de texte au drame idéal, Mallarmé a voulu un « type sans dénomination préalable pour qu'émane la surprise: son geste résume vers soi nos rêves de sites ou de paradis, qu'engouffre l'antique scène avec une prétention vide à les contenir ou à les peindre2». Rêves de sites ou de paradis non pour eux-mêmes, mais comme symbole d'un état humain, ici l'état poétique. La Prose est, dédié à des Esseintes, l'Art Poétique mallarméen. J'en prendrai les stances une à une. Stance I. - Hyperbole! Le mot, dans son strict sens étymologique, est là pour indiquer, dès l'abord, l'ambition vaine de l'ouvre suprême. La poésie pure est hyperbolique, comme le doute premier de Descartes est dit par lui hyperbolique : idéal jeté au-delà de toute possibilité pratique. L'art poétique que Mallarmé va indiquer est analogue à cette esthétique théâtrale, dont le sujet est « le Monstre - Qui ne peut être ». De ma mémoire. Poésie artificielle, que cet art des derniers jours. Elle est faite de souvenirs, d'humanité ancienne et raffinée, de tout ce qui se précisera tout à l'heure dans l'évocation du décor byzantin. Triomphalement. L'adverbe bien situé est, quoiqu'en dise Molière d'un bel effet. Un navire y passait majestueusement. Étalé ici dans le frêle octosyllabe comme sur un pupitre ajouré, il se développe avec l'ampleur et l'autorité même du vaste livre. Te lever aujourd'hui grimoire. Le vou de toute son existence : te réaliser dans un livre, dans le Livre. Pour désigner le livre, grimoire, chez Mallarmé, revient plusieurs fois. Peut-être, avec cet arrière-fond d'ironie qui lui a suggéré le titre de Divagations, admet-il bienveillamment le terme même dont un lecteur déçu qualifie son ouvre. Dans un livre de fer vêtu : le livre idéal s'imposant définitif, comme la machine des derniers jours, ouvre de l'art et ouvre de vie. Stance II. - La deuxième stance épanouit et éclaircit la première (Car...) Cette poésie nouvelle, c'est une ouvre de science, de volonté, de technique. Elle implique « le labeur de linguistique par lequel saigne de s'interrompre» une noble faculté poétique, mais qui est la condition de cette faculté. L'hymne des cours spirituels. Cours byzantins, ou crus tels, qui résolvent toute flamme et toute vie en culture, en intelligence, en sensation voluptueuse et raffinée. Sujet du livre dernier, pour une humanité consciente. Tout cela d'ailleurs porte sa date de 1885: les mots décadence, décadentisme avaient alors un sens; À Rebours, illisible aujourd'hui, pouvait séduire. Mais c'est précisément le caractère de l'artificiel que de dater très vite. En l'ouvre de ma patience. Un travail savant et complexe rapproche les mots pour qu'ils s'éclairent selon les affinités de leurs reflets. Atlas, herbiers et rituels. Symboles mêmes de cette culture patiente ; symboles aussi du livre idéal, qui n'est qu'un ordre de schèmes, à développer par la rêverie éveillée du lecteur. Telle est l'ouvre poétique absolue, irréalisée, l'Hyperbole sinon conçue, du moins nommée par l'espoir du poète. Mais à l'ardeur du vou va succéder le repliement sur soi, à l'hyperbole de l'absolu une variante sur la conclusion de Candide : cultiver son jardin, un jardin étrange encore de fleurs rares. Stance III. - (Nous fûmes deux, je le maintienS). Pour qui, déchu du rêve, exilé d'aujourd'hui, le Poète écrit-il? Pour tous? Non. Pour quelques hommes? Pas même. Pour lui seul alors? N'exagérons pas ; écrire c'est exister pour autrui. Un lecteur suffit au poète, et, mieux qu'un lecteur, une lectrice: c'est assez qu'il soit intelligible pour l'aimée. «Toutes les femmes, dit Mallarmé dans le numéro 1 de la Dernière Mode, aiment les vers autant que les parfums et les bijoux ou encore les personnages d'un récit à l'égal d'elles-mêmes. Leur plaire donc véritablement ou mériter cela: je ne sais pas d'ambition, changée en triomphe si l'on réussit, qui aille mieux à un ouvrage en prose ou en vers. On va répétant, non sans vérité, qu'il n'y a plus de lecteurs : je crois bien, ce sont des lectrices. Seule une dame, dans son isolement de la Politique et des soins moroses, a le loisir nécessaire pour que s'en dégage, sa toilette achevée, un besoin de se parer aussi l'âme. Que tel volume demeure huit jours entrouvert, comme un flacon, sur les soieries, ornées de chimères, de coussins, et que cet autre passe, de ce lieu d'épreuve, sur les laques d'un cabinet stable, non loin des écrins fermés pour la prochaine fête... » Je le maintiens, j'ai eu un lecteur, - lectrice. Et pourquoi n'en aurais-je pas deux? Pourquoi le second ne serait-il pas vous? Écrire fut l'ouvre de ma patience, que lire soit l'ouvre de la vôtre, que le poème aussi vienne de vous ! Sur maint charme de paysage, O sour, y comparant les tiens. Tout cela s'adresse à une femme. Comme souvent chez Mallarmé, l'obscurité provient des allusions personnelles. Mais ici s'introduit dans la Prose le thème d'Hérodiade et de VAprès-Midi, la simultanéité de ce qui dans la Maison du Berger est succession : la même musique et les mêmes mots mêlent la femme et le poème, le rêve d'amour figure le rêve d'art et le rêve d'art symbolise le rêve d'amour. On peut lire cette stance à la lumière de la Déclaration Foraine. La femme de la Prose est peut-être la même que celle de la Déclaration. «Toute femme, et j'en sais une qui voit clair ici, m'exempte de l'effort à proférer un vocable. » L'allusion relie le poème à la vie du poète, en ses précises circonstances. « Madame seule tu sais Qui », appelle-t-il plus loin la dame. Et c'est aussi sur les «charmes de paysage» de la Prose qu'il faut répandre «le secret de ce qu'avait su faire avec ce lieu sans rêve l'initiative d'une contemporaine de nos soirs ' ». Et aussi et surtout, sont mélangées d'indiscernable manière, sous les traits de cette présence vague, une existence réelle et une Idée de la poésie, ou quelque Idée, simplement, de méditation solitaire et de songe. Ainsi dans Crayonné au Théâtre2, il se rappelle allant à tort «au spectacle avec son Ame, with Psyché, my soûl». Quand Maurice Scève écrivait ses sonnets à Délie, l'anagramme indiquait assez clairement en elle l'Idée. Toute maîtresse de poète est une Délie... Et c'est probablement du Moyen Âge et de Dante, de la Béatrice et de la Lucie du Paradis, que vient cet instinct de créer, comme Eve avec une côte de l'homme, une figure idéale avec une réalité, une figure vivante avec un rêve. Stance IV. - Aussi, après cette dédicace, dans la vie peutêtre, à « Madame seule tu sais Qui », ce qui suit est la Défense, sinon l'illustration, de la poésie mallarméenne. Arnauld trouvait que la théorie de Malebranche sur l'étendue intelligible était fort peu intelligible. Mallarmé, dans les deux stances IV et V revendique l'intelligibilité du métaphysicien contre l'intelligibilité du logicien. L'ère d'autorité, c'est à la fois la critique dogmatique et la poésie qu'elle préfère, celle de plein jour, de clarté crue, vide de réticence et d'allusion. Elle balbutie lorsqu'elle nie cette clarté supérieure, ce midi idéal de notre poésie: clarté non donnée, mais réalisée peu à peu, par notre patience ingénieuse, agile, souriante; clarté du midi que tous deux, lecteur et poète, nous approfondissons de notre être, de nos puissances inconscientes, pour qu'il vibre en des lointains indéfiniment résonnants. Stance V. - Des lueurs discontinues substituées à l'ampleur oratoire, des clartés locales émanées, sous la forme du mot suggestif, de chaque objet, substituées à la lumière impersonnelle d'atelier qu'est le développement logique, tel est l'art qu'a rêvé, tenté parfois de réaliser, Mallarmé. De là l'image Sol des cent iris, qui indique ces lumières, ces mots. Sous leur éclat juxtaposé, le lien didactique, la clarté intellectuelle, disparaissent, demeurent sous-entendus. Peut-être si l'iris est ici choisi c'est que l'image se tient sur les confins de la fleur, de la pierre précieuse et de la prunelle vivante, - mais bien plus vraisemblablement il a surgi ici comme mot approprié, parce que beau. Ils savent s'il a bien été. Il consiste, ce site au sol vaporisé, tout entier dans les iris, qui le savent, « disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés; ils s'allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplacent la respiration perceptible en l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase ' ». De ces lueurs juxtaposées émane la vraie poésie: L'or de la trompette d'Eté, quoiqu'on dise, la cite et la consacre. Stance VI. - Cette affirmation, la stance suivante, par le Oui, la reprend, la confirme. Voici la terre de la poésie nouvelle, l'île de mystérieuse beauté. Les mots sont des sujets, non des objets, suggestion, non création, vue et non visions. Flottante et comme délacée, faite de matière subtile et radiante, Toute fleur s'étalait plus large. Les mots exhalaient leur haleine vivante, déposée, autour d'eux, sur des âmes heureuses, en une rosée de silence, Sans que nous en devisions. Tout le chapitre sur les Puissances de suggestion est le commentaire de ces vers. Stance VIL - Dans cette stance et les deux suivantes, jaillies toutes trois d'un même mouvement, s'épanouit le moment lyrique et libéré du poème. Selon leur motif même, se lève par elles une grande fleur, sour de « l'absente d'aucuns bouquets » et de celle que, dans un sonnet de Mallarmé, ne porte point Le pur vase d'aucun breuvage. Ces fleurs qui figurent les mots, nous les reconnaissons : ce sont celles mêmes du Toast Funèbre Le splendide génie éternel n 'a pas d'ombre. Moi, de votre désir soucieux, je veux voir À qui s'évanouit, hier, dans le devoir, Idéal que nous font les jardins de cet astre. Survivre pour l'honneur du tranquille désastre Une agitation solennelle par l'air De paroles, pourpre ivre et grand calice clair. Que, pluie et diamant, le regard diaphane Resté là sur ces fleurs dont nulle ne se fane. Isolé parmi l'heure et le rayon du jour! Depuis le midi de la quatrième stance jusqu'au lucide contour de la septième, la Prose conduit selon la même courbe que le Toast la même suite d'images. Dans une lumière pure, dans un génie sans ombre, le jardin des mots éternels. De grandes fleurs avec la balsamique Mort, Pour le poète las que la vie étiole. On devine l'ébauche de ce poème des Fleurs, à la Shelley, que dut rêver Mallarmé. En cet état de grâce poétique, chaque mot, paré D'un lucide contour, lacune, s'isole du jardin musical, et sur lui paraît nu de volupté sensuelle. Que la Prose pour des Esseintes se relie par là, dans la pluie et le diamant, au poème écrit pour faire un tombeau à Gautier, c'est un signe très exact de filiation littéraire entre le métier parnassien et la ferveur des symbolistes à l'égard des mots. Stance VIII. - La stance Gloire du long désir. Idées est, comme un pétale extrême de fleur, le sommet du poème. Le sens se dégage très clairement, reproduisant les mots mêmes du Toast Funèbre. le devoir, Idéal que nous font les jardins de cet astre. L'Idée platonicienne, forme dernière de ce réalisme verbal, de ce mysticisme des mots, apparaît à l'arrière-plan. Les rimes équivoques, prolongées sur trois et quatre syllabes, font porter, de façon presque funambulesque, l'accent lyrique sur les mots purs, superposent, intensifient, dans le même contour et le même son, les Idées et les fleurs qui les figurent. Tel est le rêve de poésie nue, où, la main dans une main amie, s'exalte Mallarmé. Mais arrivée à ce sommet, la pensée va se replier, descendre, glisser vers quelque ironie souriante. Stance IX. - Le sourire de l'aimée touche, comme d'un doigt une épaule, et reploie, cette éclosion. Nous fûmes deux, elle a compris, elle a vu, elle est entrée dans mon jardin solitaire, mais son regard ne s'est porté plus loin que sourire, - et voici que se précise le motif d'ironie tendre annoncé et enroulé déjà par les rimes trop opulentes, dents belles entre des lèvres pour le sourire ouvertes... Ce que j'ai cité plus haut d'une chronique de la Dernière Mode continue ainsi : « Parfois un sourire, accompagnant l'offre d'un volume par un ami, remplace tous commentaires de sa part (de la damE), tacite : et les grandes amitiés inoubliables de la vie naissent ordinairement de ce fait. » De Madame seule tu sais Qui, premier sourire sans doute, époque en l'existence du poète Comme à l'entendre J'occupe mon antique soin. Sourire «sensé et tendre», qui m'a averti de quelque vanité dans mon rêve. Selon une variante, indiquée d'après un manuscrit par M. Edmond Gosse, Mallarmé avait d'abord écrit Je mets mon exotique soin. Le vers, moins agréable à l'oreille, tenait mieux aux stances précédentes, ramenant ce soin de la contrée fabuleuse d'iris où il se plaisait. Mallarmé a substitué à l'épithète d'espace une épithète de durée, de valeur égale, reliée au motif d'archaïsme byzantin. Stance X. - Mais de ce silence triompherait, interprète de «l'ère d'autorité», l'Esprit de litige, prenant en pitié l'effort vain, l'échec. Qu'il le sache, tout ce qui nous dépassait nous l'avons vu grandir et fuir, plus haut que nous, dans l'Idéal qui ne peut être. L'émotion de beauté que nous traversâmes, comment la saisir, la garder, avec ce besoin, inné aux mots, de signification, de raisons? Poésie, lys dardé trop haut d'une tige d'étoiles, Droit et pur, sous un flot antique de lumière. Stances XI-XII. - Ainsi s'exalte-t-elle, fusant en hauteur, et non selon une platitude. Comme pleure la rive, à un niveau commun, dans le déroulement d'un flot oratoire et bas. Rive de banalité, prévue et monotone, celle à laquelle Mallarmé refusa d'ajouter par sa plume ! Elle ment, à vouloir remplacer par l'ampleur, par l'espace, par le développement selon autrui, la curiosité inquiète et patiente vers le nouveau ou l'éternel, Yétonnement, jeune, sincère et natif du vrai poète. Étonnement pareil à celui qu'inspirent les ombres au platonicien, libéré de la caverne. Etonnement d'ouïr la voix vulgaire, celle de tous, celle répétée au ras des pieds par la rive trompeuse, d'ouïr le ciel, la lumière usuelle, la clarté de chaque jour, puis la carte authentique où les hommes peu à peu ont repéré les seuls pays qui furent de leurs yeux vus, d'ouïr tout cela, attesté Par le flot même qui s'écarte du poète comme d'un étranger, tout cela lui témoigner que ce rêve de verbe et de beauté nouvelle est chimère et Que ce pays n'exista pas N'exista pas? Soit. Par le sourire des rimes équivoques, peut-être déjà le poète le prévoyait. A ne tendre royal que mon absent tombeau. Ô rire si là-bas une pourpre s'apprête Qu'est-ce donc que l'existence, sinon la fumée d'un songe sur un horizon, la preuve qu'un esprit s'est donnée qu'il existe? L'image du flot qui s'écarte, pense le poète, retrouvant celle de l'Après-Midi d'un Faune, prouve, hélas! que bien seul je m'offrais Pour triomphe la faute idéale de roses, et, pour triomphe pareil, le sol, idéal aussi, de cent iris. Stances XIII-XIV. - Ce rêve, ce qui l'a doré, c'était l'instant d'amour, la promenade ironique et sentimentale. Ici le motif byzantin remet son fond d'or et nous éclaire le sens initial du poème. Il est sorti de ces lignes d'À Rebours qui attirèrent l'attention sur Mallarmé « se complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intellect, aux visions de sa cervelle raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil1». Mallarmé, écrivant une Prose pour des Esseintes, y a développé cette esthétique même (que le duc formule en une assez mauvaise languE). Les deux noms, d'abord surprenants, d'Anastase et de Pulchérie, sont, sur le poème, la touche qui répond à «finesses byzantines». Et probablement, avant de figurer dans le poème, ils étaient nés dans une de ces fantaisies tendres qui font que les amants s'appellent par des noms entendus d'eux seuls. Tous deux gardent aussi quelque saveur étymologique. Et Pulchérie ne vous rappelle-t-elle pas la « modeste érudite et dévote» de Francisco meo laudes? L'aimée, dont l'extase devant la vision d'art et le livre a glissé, par le sourire, jusqu'à, simplement, de l'amour, en une tête abandonnée, en un nom prononcé, seule maintenant demeure, et sa parole ou son baiser ferme le poème. Quoi! de tout cet éclat pas même le lambeau S'attarde, il est minuit, à l'ombre qui nous fête Excepté qu'un trésor présomptueux de tête Verse son caressé nonchaloir sans flambeau Sur un sépulcre, un seul nom, le sien, pendant que demeureront blancs les parchemins éternels pour qui le nom du poète était né. Ce nom seul, Pulchérie, fera bruire et rire un peu le tombeau de la poésie qui n'a pas fleuri, des rêves qui sont demeurés. Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui. Et la Prose, le poème des stances frêles qui s'allonge sur la page nue, n'est-il pas ce trop grand glaïeul resté vivant, seul, du songe des cent iris, et dont l'aspect même d'Art poétique cache le nom de l'aimée sur lequel il est éclos? Comme l'Après-Midi d'un Faune, la Prose paraît apte à ce qu'en fonction d'elle s'exprime quelque spectacle idéal fait de décor, de ballet et de musique. Le poème en demeurerait le cour, comme le fil de ses images reste au centre du commentaire scolastique que j'ai essayé de développer: au lieu de mes moines ou de mes raisons, comme j'imagine des ballerines ! Ballet et musique figureraient - livre, île, jardin, fleurs, sourire, mer, amour - une logique intérieure, une durée de vie, la chair dont j'ai projeté, en pages sèches, l'ombre. La danse, dit Mallarmé, «est seule capable par son écriture sommaire de traduire le fugace et le soudain jusqu'à l'Idée». Ce bien de la Danse, il a conçu que la poésie pouvait, comme le bien de la musique, tenter de le reprendre. D'une «écriture sommaire», d'impressions vives, instantanées, qui conduisent l'esprit à un ordre d'intuitions et lui suggèrent l'Idée, la Prose pour des Esseintes donne, en tant que poème, l'exemple, et, en tant qu'Art poétique, le précepte. Écriture sommaire, mais parfaite dans la délicatesse cristalline des stances et l'orfèvrerie frêle des rimes ; visions si fugaces et si soudaines que leur procession logique ne paraît d'abord qu'une succession capricieuse ; Idée pure peu à peu suscitée, et, selon l'imagination habituelle au poète, achevée, immortalisée par un tombeau. |
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Stéphane Mallarmé (1842 - 1898) |
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Portrait de Stéphane Mallarmé | |||||||||
Biographie / chronologie1842 - Naissance à Paris le 18 mars. Orientation bibliographique / OuvresOuvres : Deux éditions principales, disponibles en librairie : Poésies, Edition de 1899, complétée et rééditée en 1913, puis à plusieurs reprises par les éditions de la Nouvelle Revue française (Gallimard) ; préface de Jean-Paul Sartre pour l'édition dans la collection « Poésie/Gallimard ». Ouvres complètes (un volume), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. Edition établie et présentée par |
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