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La troisième voie


Poésie / Poémes d'Aimé Césaire





De la départementalisation à l'autonomie

Le Parti progressiste martiniquais



Le 22 mars 1958 se tient à Fort-de-France le congrès constitutif du Parti progressiste martiniquais. Au moment de démissionner de la section fédérale du Parti communiste martiniquais, Aimé Césaire ne pense pas encore à créer un nouveau parti. Mais, par la force des choses, et cédant à la demande pressante de ses sympathisants, il décide de franchir le pas. La tâche assignée est de promouvoir un nouveau mot d'ordre politique : celui de l'autonomie. Comme l'indique Césaire dans le discours prononcé à l'ouverture du congres constitutif, il s'agit de prendre acte de l'échec de la départementalisation et d'instaurer, en lieu et place de la République française unitaire, une République fédérale au sein de laquelle chaque région exercera, par le truchement d'un conseil doté d'un organe exécutif, des pouvoirs législatifs et réglementaires. « Le Parti progressiste martiniquais doit donc, à mon avis, dans les débats parlementaires qui vont s'instaurer sur le titre VII de la Constitution, soutenir toute démarche et prendre toutes initiatives sur la transformation de la République française unitaire en république fédérale. (...) Le Parti progressiste martiniquais (...) pourrait proposer la transformation des départements d'outre-mer en régions fédérales. » Le nouveau statut, souligne Aimé Césaire, présente le double avantage de maintenir les liens entre la Martinique et la France et de permettre aux Martiniquais, « sans tomber dans le séparatisme qui nous serait mortel, de participer à la gestion de leurs affaires ». Un tel projet a surtout le mérite à ses yeux de pouvoir s'appliquer également aux territoires africains. Il permettrait, en effet, selon Aimé Césaire, d'installer le peuple martiniquais « sur le même terrain de revendication et de combat que nos frères d'Afrique ».



La création de ce parti est une lourde tâche. Conscient de l'importance du dialogue qu'il convient d'établir avec les masses populaires en vue de leur éducation politique et de leur désaliéna-tion culturelle, Aimé Césaire crée un hebdomadaire, Le progressiste, dont il ne se contente pas d'être le directeur politique en titre. Vingt-deux articles de sa plume sont publiés au cours de l'année 1958. Il y aborde les grands problèmes de l'heure. Deux événements retiennent plus particulièrement son attention : le coup d'Etat en Algérie et le référendum constitutionnel. Sur le plan local, il dénonce, semaine après semaine, les aberrations d'un système de gouvernement incapable de réaliser, en France et dans l'Union française, les grands changements qui s'imposent. Il se dit favorable aux propositions visant à apporter une solution d'ensemble aux problèmes économiques, politiques et sociaux des communautés antillo-guyanaises et des territoires africains de l'Union. Au mois de mai 1958, sur les bancs de l'Assemblée, il se déclare non inscrit mais apparenté au Parti du regroupement démocratique africain et des fédéralistes.



Moins de deux mois après le congrès constitutif du PPM a lieu la tentative de putsch d'Alger. Le président du Conseil Pierre Pflimlin doit démissionner. Devant la menace qui pèse sur les institutions républicaines, conscient des dangers qu'une dictature de généraux factieux ferait encourir aux libertés démocratiques, tout imparfaites soient-elles, en France comme dans les colonies, Césaire apporte son appui au nouveau président du Conseil, Charles de Gaulle. Réticent, il n'accorde ce soutien que pour une période limitée, et dans l'espoir que le nouveau président du Conseil tiendra ses promesses à l'égard de l'Union française. Après avoir écrit dans Le Progressiste un article intitulé « La République de Weimar », il répond le 27 juillet 1958 à l'un de ses contradicteurs, Marcel Manville, qui lui reproche d'apporter son soutien au pouvoir personnel que cherche à établir le général de Gaulle. A cette date, Césaire espère encore que le projet de constitution appelé à être soumis au jugement du peuple par voie référendaire garantira, dans l'intérêt de l'Union française et de la Martinique, à la fois le maintien d'un régime démocratique et l'instauration d'une république fédérale. A la République une et indivisible il est grand temps, insiste-t-il, de substituer la République unitaire décentralisée, c'est-à-dire, la République fédérative.

Le 9 août 1958, le projet de constitution ayant été publié, Césaire déplore qu'une occasion ait été une fois de plus manquée. Ce projet ne reconnaît pas de manière explicite le droit pour les territoires de l'Union française, d'accéder à l'indépendance. Césaire s'indigne surtout de ce que la représentation des populations antillo-guyanaises à l'Assemblée nationale n'y soit pas stipulée. Au surplus, il regrette que ce projet de constitution refuse aux départements d'outre-mer le droit de se prononcer sur leur rattachement à la République. « Tous les peuples d'outre-mer, je dis tous, de Madagascar à l'Afrique équatoriale en passant par l'Océanie seront consultés, tous pourront choisir la nature des liens qui doivent les unir à la France. Nous Martiniquais, nous seuls, avec les quelques pelés et tondus qui seront nos compagnons d'infortune, ceux de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion, nous ne le pourrons pas, en sorte que, de cet Empire, nous sommes bel et bien les parias14. » Césaire insiste d'autant plus sur ce dernier point que la législation de 1945 et de 1946, en érigeant les anciennes colonies d'outre-mer en départements, leur reconnaissait déjà formellement un « droit d'évolution », le « droit de passage d'une catégorie à l'autre ». Il s'insurge aussi bien contre la fausse alternative, « le dilemme stupide : assimilation ou sécession » dans lequel la nouvelle Constitution entend enfermer les populations d'outre-mer. La préoccupation d'Aimé Césaire est, en effet, de faire prévaloir « l'intérêt supérieur de la Martinique et de son peuple travailleur15 », c'est-à-dire de faire reconnaître aux Martiniquais le droit d'exister en tant que nation. L'aspiration du peuple martiniquais à gérer ses propres affaires est, dit-il, légitime. Quelles que soient ses formes, la répression ne saurait l'étouffer. Si ardente est l'aspiration démocratique que nulle force ne saurait la vaincre, insiste-t-il, citant Scholcher : « Que peut à cela le sabre des prétoriens ?»



Le référendum de 1958



Césaire et Malraux

A l'occasion de son passage à la Martinique au mois de septembre 1958, André Malraux parvient pourtant à convaincre Césaire des bonnes intentions du général de Gaulle. « A Fort-de-France, je devais parler après Aimé Césaire. Il m'avait reçu à la mairie en disant : "Je salue en votre personne la grande nation française à laquelle nous sommes passionnément attachés1'." » Par la bouche de son envoyé spécial, le général s'engage à modifier les deux articles de la Constitution relatifs au statut des DOM, pour augmenter le pouvoir de décision de la collectivité locale et promouvoir le développement économique et social de l'île. Aimé Césaire, prenant acte de cette promesse, accueille en Malraux le représentant de la France républicaine et fraternelle, celle des Robespierre, Grégoire, Scholcher et Hugo : « Puissiez-vous être (...) pour tout notre peuple l'ambassadeur de l'espérance retrouvée (...). Nous prenons acte des déclarations du général de Gaulle. Un grand contrat a été proposé par la grande France à la petite Martinique, un contrat de fraternité, d'aide et de compréhension mutuelle (...). (Nous disonS) oui, le oui de la raison, le oui de l'espérance, le oui de la vigilance, bref le oui viril18. » Quelques années plus tard, dans ses Antimémoires, André Malraux évoquera la scène : « Césaire et moi descendîmes de l'estrade dans la foule nocturne... Césaire et moi avancions côte à côte dans l'allée qui traversait la place... Lorsque nous atteignîmes la rue (...) le chant fut couvert en quelques secondes par un « Vive de Gaulle, vive Césaire, Vïv'-de-Gol ! viv'- Cé-zer »



L'Année terrible



Ayant fait confiance à André Malraux, porte-parole du général de Gaulle, Aimé Césaire s'est résolu, non sans réticence, à faire voter oui au référendum de 1958. Mais une fois de plus ses espoirs sont déçus. Le gouvernement ne semble guère empressé de tenir la promesse qu'avait faite le général de Gaulle de permettre une plus grande participation de la collectivité martiniquaise à la gestion de ses propres affaires. Moins de cinq mois après le référendum, Aimé Césaire publie dans Le Progressiste (3 janvier 1959), un article intitulé « Dire notre désaccord », où il explique que, en votant contre l'investiture du Premier ministre Michel Debrc, il s'élève contre les décisions discriminatoires relatives au régime de la Sécurité sociale réservé aux travailleurs martiniquais, mais aussi contre la politique gouvernementale en Algérie. A la Martinique, le climat économique et social s'est rapidement dégradé. Les mouvements sociaux se multiplient : grèves, manifestations de masse, qui souvent dégénèrent en insurrections. La responsabilité politique et morale dont Aimé Césaire est investie s'alourdit. Le parti progressiste bénéficie du soutien d'un électorat de plus en plus large. Aux élections municipales du 8 mars 1959, la liste conduite par Aimé Césaire est victorieuse. Conscient de la gravité des périls, celui-ci multiplie les interventions auprès du préfet et des divers ministres de tutelle pour les mettre en garde : « Il faut agir et agir vite, avant que la situation ne se dégrade davantage. (...) Les Antilles ne sont pas des terres de violence, ce ne sont pas des terres de rupture. Ce qu'elles demandent (...) c'est que, à leur angoisse, il ne soit pas répondu par le silence, et que leur fidélité n'apparaisse pas au gouvernement comme le signe que l'on peut les négliger impunément », déclare-t-il à l'Assemblée nationale le 21 novembre 1959. Moins d'un mois plus tard, des émeutes éclatent à Fort-de-Francc. Le bilan est lourd : trois jeunes Martiniquais sont tués par les forces de police : Betzi, Marajo et Rosier. Au moment où ces graves événements endeuillent la Martinique, Aimé Césaire est à Paris, en pleine session parlementaire. On lui reprochera par la suite de n'être revenu à Fort-de-France cu'après l'épreuve, de n'avoir pas joué, sur place le rôle qui aurait » a être le sien. Mais sitôt qu'il l'a pu, il a regagné Fort-de-France. La fièvre de l'émeute n'étant pas retombée, il prend part aux ultimes consultations de l'Assemblée départementale.



Les incidents de 1959 ont été un véritable séisme racial, politique et social. La Martinique garde une mémoire douloureuse des faits : c'est sa première blessure moderne. La plaie est encore vive. Aimé Césaire a dégagé en ces termes la signification de cette véritable tragédie : « Ces morts de décembre ne doivent pas être, ne peuvent pas devenir une cause supplémentaire de division. Ces morts n'appartiennent à personne sinon au peuple martiniquais tout entier. Cette émeute doit servir, oui. Mais au pays. Et elle ne servira au pays que si elle sert à l'union raisonnable, à l'union lovale de tous les Martiniquais, de tous les démocrates contre l'injustice et le racisme, contre l'oppression et la tyrannie20. » La cause première des événements qui endeuillent le pays est à trouver, insiste-t-il inlassablement, dans le fait colonial : « Ce que les événements de décembre révèlent c'est que notre pays est encore un pays colonial et que le colonialisme n'est pas mort21. » Dans un article du Figaro paru le 26 février i96022, revenant à la question du statut, il déplore que « la France demeure attachée au vieux mythe de la centralisation républicaine... L'Afrique noire obtient son indépendance. Ici, aux Antilles, les anciens territoires britanniques sont autonomes. Curaçao a son gouvernement et envoie un ambassadeur à La Haye. Porto Rico n'est pas indépendante, mais les Etats-Unis y ont fait d'énormes efforts pour développer l'économie. Nous sommes bien obligés de constater que le colonialisme recule partout, sauf à la Martinique. Seuls les Martiniquais se voient refuser le droit de participer à la gestion de leurs propres affaires. » Césaire exige de l'État qu'il promeuve les réformes nécessaires. Au cours de la session d'automne, il fait de nombreuses interventions. Il critique la décision que prend le gouvernement de modifier le statut départemental en accroissant les pouvoirs préfectoraux. Le 30 juin 1960, il prononce à l'Assemblée nationale un important discours où il proteste contre un décret portant modification du statut départemental qui, au lieu d'accroître le pouvoir des élus locaux, renforce les pouvoirs du préfet. Le gouvernement reste sourd aux objurgations du député martiniquais puisque, le 15 octobre 1960, il prend une ordonnance qui autorise les préfets des départements d'outre-mer à muter d'office en France «' tout fonctionnaire dont le comportement est jugé de nature à troubler l'ordre public ». Le 6 novembre 1960, Césaire intervient une fois encore à l'Assemblée nationale pour s'élever contre cette mesure inique. « Au moment où le gouvernement français supprime en Afrique le dernier gouverneur des colonies, vous venez par ce texte d'en doter les Antilles. »



Les émeutes de décembre 1959 ont inauguré une période de troubles. Au mois de mars 1961, l'agitation sociale est à son paroxysme. Au cours d'une grève, au Carbet, trois ouvriers agricoles sont tués : Suzanne Marie-Calixte, Marcelin Laurencinc, Edouard Valide. A la Guadeloupe et à la Guyane, la situation n'est pas moins dramatique. Dans un article publié par Le Monde au mois de mars 1961, « Crise dans les départements d'outre-mer ou crise de la départementalisation », Aimé Césaire dénonce avec une vigueur décuplée les méfaits d'un système départemental qui perpétue l'oppression coloniale : « Des peuples frustres du droit de se gouverner eux-mêmes (...) se réveillent à une revendication nouvelle : celle de leur personnalité et de l'autogestion. [Il faut] décoloniser pour jeter les bases d'une fédération de langue française Antilles-Guyane23. » La solution à la crise ne peut être trouvée qu'en substituant au statut départemental un régime d'autonomie. Dans le discours qu'il prononce le 11 avril 1961 à la mairie de Fort-de-France, il déclare encore : « Pendant quinze ans nous avons réclamé l'assimilation. Pendant quinze ans les gouvernements français successifs nous l'ont refusée. (...) On nous dit "assimilation", mais on pense "discrimination" ; on nous dit "intégration", mais on pense "oppression". Bref, on nous dit "départementalisation", mais on pense "colonisation". (...) Je ne dis pas que la Martinique doit se séparer de la France. Je dis que, dans un ensemble français, en parfaite solidarité avec la France, les Martiniquais doivent gérer librement leurs propres affaires24. » A la suite de la publication dans Le Mondt ^**î-15 mai 1961) d'un communiqué où neuf parlementaires antillais affirment l'indéfectible « attachement de [leurs] départements à la nation française », Aimé Césaire riposte et dénonce « comme une véritable escroquerie intellectuelle, la manouvre de ceux qui voudraient spéculer sur le profond attachement des Antilles à la nation française, pour légitimer le maintien aux Antilles d'un ordre de choses antidémocratique et d'un statut périmé préjudiciables précisément aux intérêts des Antilles comme aux intérêts bien compris de la nation ».



La nuit coloniale



Le 18 juillet 1961 à l'Assemblée nationale, intervenant dans un débat relatif aux nécessité d'une réforme agraire dans les départements d'outre-mer, Aimé Césaire observe que la solution des problèmes sociaux n'est pas purement économique : elle est également, et d'abord, politique. Au régime départemental, il faut substituer, dit-il, un cadre nouveau. « Peu m'importe le nom, décentralisation, autonomie ou autogestion, mais, en tout cas, un cadre nouveau qui permette aux Antillais et aux Guyanais de régler sur place leurs problèmes en fonction de leurs besoins et selon leur propre optique. » Les interventions d'Aimé Césaire à la Chambre se font, en cette période de l'année, de plus en plus pressantes. Le climat politique et social n'a cessé de se dégrader. Les violences policières et les mesures autoritaires sont impuissantes à rétablir le calme. « Il n'y avait qu'un malaise aux Antilles, votre politique de répression va créer un problème ; il n'y avait que des opposants, vous allez créer des martyrs26. » La répression est brutale. Elle prend les formes les plus diverses. Le 8 octobre, un numéro spécial de la revue Présence africaine, consacré aux problèmes antillo-guya-nais, est saisi sur ordre du gouvernement, au motif qu'il porte atteinte à la sûreté de l'État. Césaire riposte. Il faut appliquer aux Antilles-Guyane « les grands principes de la décolonisation qui ont prévalu au XXe siècle ». Une vague de répression déferle sur les deux îles. Alain Plénel, vice-recteur d'académie, est muté d'office et interdit de séjour à la Martinique : mesure disciplinaire, sanctionnant ses prises de position. Le ministre de tutelle lui fait grief d'avoir protesté contre les brutalités des forces de l'ordre. Les militants autonomistes sont emprisonnés. Des fonctionnaires martiniquais et guadeloupéens, présumés séparatistes, sont suspendus, révoqués ou mutés d'office au titre de l'ordonnance du 15 octobre 1960. Cette ordonnance ne sera abrogée que le 10 octobre 1972. Aimé Césaire intervient ce jour-là à l'Assemblée nationale pour demander des dommages et intérêts au nom de ceux qui ont été frappés par cette loi inique. Le Front antillo-guyanais est dissous.



Le 17 août 1961, Aimé Césaire adresse une lettre au Premier ministre Michel Debré, et au ministre des Départements d'outremer. S'adressant au Premier ministre, il proteste contre l'inculpation d'Albert Béville2'. Haut fonctionnaire détaché au Sénégal, celui-ci s'était prononcé en faveur de l'autonomie des Antilles et de la Guyane. Il était l'un des dirigeants du Front antillo-guyanais. Dans la seconde lettre, adressée au ministre des Départements d'outre-mer, Césaire s'élève contre la mutation autoritaire d'Yves Leborgne et de Jacques Beaumatin, respectivement professeur de philosophie et professeur d'anglais au lycée Carnot à Pointe-à-Pitre, d'Armand Nicolas, professeur au lycée Schcelcher, à Fort-de-France, de Walter Guitteaud et de Georges Mauvois, fonctionnaires des Postes et Télécommunications. Dénonçant ces mesures coercitives visant à « briser la résistance des populations, (à) décérébrer les peuples (antillaiS) pour les empêcher de prendre conscience d'eux-mêmes et arrêter leur évolution », Césaire exige l'abrogation de l'ordonnance du 15 octobre 1960 et l'arrêt des poursuites engagées28. La répression s'accompagne de mesures incitant les Antillo-Guyanais à l'émigration. Sous le gouvernement de Michel Debré est créé le Bumidom ou Bureau pour la migration intéressant les départements d'outre-mer. Durant plus d'une décennie, Martiniquais, Guadeloupéens et Guyanais quittent leur pays, pourvus d'un titre de transport gratuit. Aller simple, sans retour. Une véritable hémorragie des forces vives. A l'inverse, dans le même temps, on assiste à l'arrivée massive de cadres et d'agents de service métropolitains accompagnés de leur famille. Aimé Césaire s'émeut de ce qu'il appelle un « génocide par substitution ». Il protestera à nouvel a 1975 dans les même termes contre les mesures que tentera de mettre en application le ministre des Départements d'outre-mer en vue d'installer en Guyane trente à quarante mille immigrants européens ou asiatiques : « Nous nous méfions du génocide par substitution même s'il s'agit de génocide par persuasion29. » Au mois de, juin 1977, il soulignera encore les dangers de l'émigration antillaise et de l'immigration blanche, celle des pieds-noirs. Dans ce pays, la Martinique, « l'élément blanc aura pris une telle importance qu'il sera en mesure physiquement de faire la loi et d'imposer sa volonté30 ». Le 16 novembre 1977, dans son intervention annuelle à l'Assemblée nationale, il protestera derechef contre « la politique dite de "l'Europe tropicale", camouflage d'un colonialisme très réel (...) Je redoute autant la recolonisation sournoise que le génocide rampant ».



Le temps du sang rouge



Les événements de décembre 1959 ont donné le signal de la montée des périls. Trois ans après l'horizon demeure sombre. 1962 est une année de deuil. Trois grandes consciences antillo-guyanaises décèdent : Albert Béville, Justin Catayée, Frantz Fanon. Le 22 juillet 1962, Béville meurt tragiquement à la Guadeloupe dans un accident d'avion. Justin Catayée, membre du Front antillo-guyanais, député de la Guyane, partisan de l'autonomie, trouve la mort dans les mêmes circonstances. Ironie du sort, ils ont l'un et l'autre téléphoné à Aimé Césaire, le matin même de leur départ de Paris. Celui-ci leur rend hommage : « Si Justin Catayée était l'homme d'action, le politique à l'état pur, l'homme d'une idée, l'idée guyanaise, tel était Albert Béville, homme de sensibilité, homme d'imagination, poète pour tout dire. Pour lui, comme pour beaucoup de notre génération, l'Afrique avait été non seulement la mère mais la grande formatrice et c'est par le détour de l'Afrique qu'il s'était initié à sa propre essence, qu'il avait forgé et appréhendé la notion de lui-même. »



On sait le rôle qu'a joué la lutte de libération nationale algérienne dans le processus de radicalisation des mouvements anticolonialistes antillo-guyanais. Le 23 juillet 1968, Césaire interviendra à l'Assemblée nationale dans un débat relatif à un projet de loi amnistiant toutes les personnes qui avaient été inculpées et condamnées pendant les événements d'Algérie. Constatant qu'un grand nombre de ressortissants antillo-guyanais ont été mêlés au drame de la décolonisation algérienne, il demande que l'amnistie soit étendue aux départements d'outre-mer : « On me pardonnera de penser plus particulièrement aux jeunes Martiniquais et Guadeloupéens qui ont comparu, ces dernières années, devant la Cour de sûreté de l'Etat. Il n'en est pas un seul qui, devant cette juridiction, n'ait fait référence au problème algérien et n'ait cité ce drame comme la cause du grand trouble de conscience qui a inspiré leur action ». L'importance symbolique de la guerre de libération nationale du Viêt-nam prend à cet égard des proportions aussi grandes aux yeux d'Aimé Césaire. Pour preuve, le texte du télégramme adressé à l'ambassade du Viêt-nam à Paris, publié dans Le Progressiste du 3 mai 1975 : « Au grand jour de la libération totale du Viêt-nam héroïque, le Parti progressiste martiniquais exprime ses vives félicitations et sa joie fraternelle au grand peuple vietnamien dont le long combat courageux a permis et permettra la décolonisation définitive de tous les opprimés du monde. Stop. Vive l'internationalisme prolétarien. »



C'est en s'inspirant de l'exemple algérien que les intellectuels et militants d'avant-garde en viennent à récuser l'autonomie pour prôner l'indépendance. Mais Fanon meurt cette année-là, trop tôt, avant que ne triomphe la cause pour laquelle il s'était tant battu. Césaire lui rend un hommage appuyé. Fanon qui, à Fort-de-France, au lycée Scholcher, avait été son disciple, était resté attaché à Aimé Césaire par des liens d'affection et d'admiration. L'influence du Cahier d'un retour au pays natal et du Discours sur le colonialisme sur Peau noire, masques blancs, sans doute son ouvre la plus importante, est manifeste. Aimé Césaire avait rencontré le colonel Omar - tel était le pseudonyme du militant algérien qu'était devenu Frantz Fanon - à Rome, un mois avant sa mort. « Sa violence était, sans paradoxe, celle du non-violent, je veux dire, la violence de la justice, de la pureté, de l'intransigeance. (...) Comme ce violent était amour, ce ré ' ,tionnaire était humanisme. »



Le 8 avril 1962, le général de Gaulle, par voie référendaire, invite le peuple français à dire oui à la paix et à l'indépendance de l'Algérie. Césaire en profite pour réclamer la mise en application par la même voie d'une politique de décolonisation des Antilles. « Nous, PPM, nous n'avons jamais accepté le dilemme infâme : ou accepter de renoncer à ses aspirations les plus profondes et les plus naturelles ou être condamné à l'isolement, à l'abandon et à la misère. Ça a été notre thèse constante que, entre les deux extrêmes de la domination et de l'abandon, il y a place pour une formule plus humaine, qui ménage tous les intérêts en cause, une formule qui s'appelle l'association, c'est-à-dire, précisément, la formule dont les accords d'Èvian jettent la base en ce qui concerne les rapports de la France et de l'Algérie. »



Les protestations qu'Aimé Césaire élève contre la politique du gouvernement gagnent en ampleur à l'occasion du procès intenté aux membres de l'OjAM (Organisation de la jeunesse anticolonialiste de la MartiniquE). Le 10 mai 1963, deux lettres sont publiées dans Le Progressiste. S'adressant au président du Conseil général de la Martinique et au ministre des Départements d'outre-mer, Césaire condamne les mesures punitives qui ont frappé un groupe de dix-sept étudiants en médecine. Leurs bourses d'études avaient été supprimées parce qu'ils avaient signé une motion protestant contre l'arrestation des militants de l'OjAM. La répression est à son paroxysme. La vie d'Aimé Césaire est menacée. Au mois de janvier 1962, il reçoit de Jacques-Albert Vievi, de la part du général Raoul Salan, commandant en chef de l'OAS, une lettre de menace. « [Mettez] un terme à vos activités subversives et séparatistes afin de nous éviter la pénible obligation de vous infliger les sanctions spéciales réservées aux traîtres de votre espèce35. » Aucune épreuve ne lui est épargnée puisque, l'année suivante, il reçoit d'on ne sait quelle organisation révolutionnaire clandestine une menace de « liquidation physique pour crime envers la nation martiniquaise ». Dans le bulletin Antilles-Guyane de cette année-là, Césaire fait également état d'une lettre que lui a adressée un certain groupe Rosenberg : « [II] me fait savoir que, pour me punir de mes menées autonomistes et séparatistes, autant dire pour crime de trahison envers la France, il me condamne à la même peine... [Je réponds] au tueur de droite, comme au tueur de gauche, qu'il est facile de supprimer un homme. Mais au premier, assurons qu'il ne supprimera pas le problème et qu'il ne coupera pas du même coup le jarret de l'histoire ; et au second qu'il ne suffit pas de tirer le poignard de sa gaine pour que l'histoire têtue et rétive, lente et patiente, prenne son temps de galop et brûle les étapes. »

Quand, au mois de novembre 1963, s'ouvre le procès des dix-huit militants anticolonialistes, devant la seizième chambre correctionnelle du palais de Justice de Paris, Aimé Césaire et Michel Leiris sont cités à témoin par la défense. Dans son témoignage, le député martiniquais expose les raisons du malaise antillais : « Si nous tenons certes de la France, nous tenons aussi de l'Afrique... Il y a bien une culture proprement martiniquaise et il est clair que le système départemental actuel n'en permet pas le développement, pas plus qu'il ne permet celui de la personnalité martiniquaise36. » Insensible à ce plaidoyer, le tribunal inflige aux prévenus de lourdes peines. Cinq d'entre eux sont condamnés à plusieurs années de prison. Césaire s'indigne de l'iniquité du verdict, les problèmes posés devant être résolus non par la répression mais par la reconnaissance de la légitimité des revendications de la jeunesse martiniquaise. La départementalisation ayant été un échec, l'autonomie lui apparaît plus que jamais comme la seule manière de mettre en ouvre une décolonisation qui, compte tenu des handicaps martiniquais - petitesse de l'île, économie agricole, etc. -, ne débouche sur le chaos. Loin d'apaiser le climat social, la répression ne fait alors qu'accroître le mécontentement. A l'instigation d'Aimé Césaire et des autres dirigeants du PPM, les partis politiques favorables à l'autonomie de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion se réunissent au Morne Rouge au mois de décembre 1963. Une déclaration commune réclamant un changement de statut pour ces quatre départements d'outre-mer est publiée à l'issue de la rencontre.



Le 22 mars 1964, le général de Gaulle arrive à Fort-de-France, dans le cadre d'une visite officielle qu. conduira également à Pointe-à'Pitre et à Cayenne. -Aimé Césaire l'accueille. Après avoir rendu hommage au mainteneur de la France et au décolonisateur, il réclame une « refonte des institutions » afin que la Martinique n'ait plus « le sentiment qu'elle assiste, impuissante, au déroulement de sa propre histoire [ni] le sentiment d'être frustrée de son avenir ». Le général de Gaulle écoute d'une oreille polie. Son attitude sera la même à Pointe-à-Pitre et à Cayenne. Il écoute, là encore, impassible, les revendications que formulent en sa présence les élus guadeloupéens et guyanais gagnés, comme Césaire, à la cause autonomiste. Ces revendications sont il est vrai minoritaires. Le général de Gaulle en conclut que les populations visitées demeurent, dans leur majorité, attachées à la France. Aucun changement n'est donc apporté au régime départemental. Et pourtant la situation ne cesse de se dégrader. Entre 1965 et 1968, des troubles éclatent à intervalles réguliers. C'est « le temps du sang rouge37 », dira Aimé Césaire. Les 20 et 21 octobre 1965, l'arrestation d'un prisonnier fugitif du nom de Marny dégénère en émeute. Un homme est tué par la police au cours d'une fusillade. Des mouvements de protestation sont organisés à Fort-de-France comme à Paris. Césaire qui préside, avec Daniel Meyer, un vaste rassemblement auquel participent plusieurs centaines de personnes « souligne la détérioration de la situation aux Antilles et à la Réunion... La logique de la départementalisation apparaît comme une logique d'appauvrissement et de prolétarisation... Que la possibilité soit donnée aux Antillais, Réunionnais et Guyanais de gérer leurs propres affaires et d'obtenir l'autonomie-8 ». Dans un article publié le 16 décembre 1965 par Le Progressiste, tirant la leçon de l'écrasante victoire du général de Gaulle au premier tour des élections présidentielles du 5 décembre, il observe que le vote des Martiniquais résulte d'une mystification. C'est « la tragique conséquence du sous-développement ».



Nullement découragé, Aimé Césaire s'entête à réclamer un changement de statut. A l'Assemblée nationale, le 20 octobre 1966, il observe que, en se prononçant en faveur d'une modification du statut de Djibouti, le général de Gaulle reconnaît lui-même que la transformation d'un territoire ou d'un département en entité autonome ne contrevient nullement aux dispositions de l'article 72 de la Constitution. Le 2 décembre intervenant une fois de plus dans le débat sur le référendum de Djibouti, Césaire dénonce le chantage gouvernemental du tout ou rien. Maintien du statu quo ou indépendance, fidélité à la France ou séparation punitive, le choix n'étant jamais offert du statut qu'il appelle de ses voux, celui de l'association. Dans le discours de clôture qu'il prononce à l'occasion du IIIe Congrès du Parti progressiste martiniquais, à Fort-de-France, le 13 août 1967, revenant sur cette idée, Aimé Césaire observe que le général de Gaulle a été bien inspiré d'exhorter les Québécois à construire un Québec libre : « Eh bien, ce pouvoir politique que les Canadiens français veulent conquérir, pour vaincre les effets du colonialisme anglais (...), nous, Martiniquais, nous devons le conquérir à la Martinique, si nous voulons en finir avec le colonialisme qui pèse sur notre pays et le maintient dans la misère et la dégradation39. » Les 26 et 27 mai 1967, des émeutes éclatent à Pointe-à-Pitre et à Basse-Terre. De nombreux militants autonomistes sont arrêtés. Dans Le Progressiste, à la date du 20 juillet 1967, Aimé Césaire proteste « contre leur détention arbitraire : en exigeant leur libération nous avons le sentiment de rester fidèles à ce qui est notre souci et constitue le but de notre combat à tous : la suppression du colonialisme et l'avènement d'un pays antillais rénové et régénéré ».



Le 22 novembre 1967, à l'Assemblée nationale, il se dit à nouveau solidaire des autonomistes emprisonnés. Il demande au gouvernement de « mettre en liberté les quarante Guadeloupéens qui expient dans les geôles de Pointe-à-Pitre ou à la prison de la Santé leurs opinions non orthodoxes. Libérez-les ; ce sera une mesure d'équité sans doute (eT) aussi une mesure de bon sens, car jamais les répressions n'ont eu raison des idées ». Le procès des dix-huic patriotes guadeloupéens, membres ou présumés membres du GONG (Groupe d'organisation nationale de la GuadeloupE), devant la Cour de sûreté de l'État français4", se déroule du 19 février au 1er mars 1968. Jean-Paul Sartre, Michel Leiris, Daniel Guérin, comme d'autres personnalités amies des Antilles-Guyane manifestent leur solidarité et défilent à la b -re. Aimé Césaire témoigne le 26 février. Il déclare que, l'évolution -a statut des départements et territoires d'outre-mer étant prévue par la Constitution, il est injuste de poursuivre les militants guadeloupéens, fussent-ils autonomistes ou indépendantistes. Moins d'un mois plus tard, le 23 mars 1968, à l'occasion de la célébration du dixième anniversaire du Parti progressiste martiniquais, Aimé Césaire prononce un discours appelé à faire date. Il confirme pour la première fois l'existence d'une nation martiniquaise : « Nous venons de franchir une étape nouvelle. La première étape nous avait amenés de l'idée d'une personnalité antillaise à l'idée d'une Martinique, groupe naturel relevant de l'autogestion. (...) Il nous fallait donc aller plus loin. (...) Il faut, sans ambages, appeler nations les groupes humains que constituent, chacun pour sa part, la Martinique et la Guadeloupe. »

A l'Assemblée nationale, le 26 septembre 1970, Aimé Césaire parviendra, non sans mal, à faire une intervention de dix minutes pour protester contre les manouvres répressives de l'administration préfectorale. A la Martinique, les gendarmes lacèrent, sur ordre, des affiches annonçant la tenue d'un Congrès sur l'émigration. A la Guadeloupe, le préfet fait saisir un stock de mille disques au motif que la conférence enregistrée sur ces trente-trois tours a été prononcée à la Martinique en langue créole : « Langue étrangère, conférence raciste », avait tranché le représentant de l'Etat. Le frère de Frantz Fanon, Joby Fanon, qui demande à être nommé à la Martinique, se heurte à une fin de non-recevoir. Le ministre de l'Economie lui fait grief de « l'attitude critique qu'il a toujours montrée envers l'administration ». Ces trois faits, cités en exemple par Aimé Césaire, suffisent à brosser un bien sombre tableau des réalités du temps.



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Aimé Césaire
(1913 - 2008)
 
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Portrait de Aimé Césaire

Biographie

Aimé Césaire est né à Basse Pointe en Martinique le 26 juin 1913. Son père était instituteur et sa mère couturière. Ils étaient 6 frères et soeurs.Son père disait de lui quand Aimé parle, la grammaire française sourit...

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