Alain Bosquet |
Je n'ai qu'une patrie : c'est mon langage. J'habite le français. Mon passeport décline un paysage, et j'en suis le basset, le chien de luxe ou le cheval de race. Dans mes verbes normaux, je mesure mon temps et mon espace. Mais il suffit d'un mot pour faire un arbre, ô règle du poème où je trouve l'Escaut. Ma France dit : « Raconte-moi qui m'aime ; j'en garderai l'écho. » Louis XIV a cette autre exigence : « Me rendra-t-on le Rhin ? » Ma consonne est durable dans ses transes : ne mettez pas de frein aux métaphores que j'emploie ; j'assume un besoin de rêver. Mon village natal s'appelle « plume », et « encre » un dérivé de l'écriture : un sentiment fébrile. Je suis un citadin pareil à la statue, et je suis l'île qui montre son dédain pour les crimes du jour. Je suis logique comme on l'est chez Pascal entre la fièvre et les mathématiques. Sur ma table, un bocal héberge un poisson rouge : est-ce tendresse ou peur de quelque élan ? Le romantisme aigu, je vous le laisse : je dors sur le mont Blanc. Je me déchire et j'y vois ma maîtrise : qui ne le comprendra ? Une image m'attend; souffle une brise. L'océan monte avec mes bras. Je mords l'écume et je mange la terre. J'ordonne qu'un printemps vienne en novembre : est-ce un mystère, si le poème étend sur la réalité sa dictature ? Je m'arroge le droit d'écrire ici : « La rosée dure autant que vous. » J'ai froid, j'ai chaud, j'ai mal. Je suis une harmonie comme la Saône une eau, trop tranquille ou trop brusque. Elle est unie, ma grâce, par l'anneau. à mon effroi. Ne craignez pas les rondes qu'accompagnent les deuils. Je chanterai les boues de la Gironde, la Corse sans accueil, la Bretagne couchée sous ses mâchoires, Jean Racine et Pasteur. C'est dans mes vers que s'affirme une Histoire - gendarmes et voleurs - où je serai l'arbitre, ô ma cigogne qui survoles Strasbourg ! Il ne faut pas que Descartes me rogne cette églogue d'amour. Chaque poème a sa géographie : j'y combats le néant. Rose prête à t'ouvrir, je te confie que mon cerveau béant connaît la peur. Il faut être efficace : j'écoute Clemenceau, Sully, Colbert, et le Rhône qui passe est aussi mon ruisseau. Ma solitude est moins seule en Cerdagne ; je salue Mazarin. Vous savez bien qu'un doute m'accompagne ; mon verbe a pour l'airain trop de dégoût : s'il se remet en cause, c'est par modernité. Le poète ce soir s'exprime en prose et doit la mériter ; il met la rime à ses humeurs contraires : la mode est de Paris. Il ne sait pas si son vocabulaire se moque de l'écrit. Ce drame, au fond de moi je l'improvise ; Henri IV en frémit. Elle est trop longue, l'année des cerises, et j'ai mille ennemis. Cette chanson ressemble à ma ruelle entre ses trois pavés. Connaissez-vous les aubes tourangelles et ce chemin privé, qui conduit au suicide sans souffrance : est-ce près de Chinon ? Je m'aime peu, je préfère la France. Quand nous nous condamnons, le désespoir contrôle nos colères, et le cour nos excès. Je suis solide malgré Baudelaire et Alfred de Musset. Je vous offre la fosse et la fontaine qui réveille un jardin, Fracasse et d'Artagnan, mes capitaines, un tableau de Chardin, François Ier se lissant la moustache, ce poème à l'endroit ! Une misère intime, que je cache, y serait à l'étroit. Je ne fais pas la cour à Lamartine ni à Victor Hugo. Mon siècle vit de rage et de rapines ; nous sommes tous égaux. Quand un peuple dérange, on l'atomise : comme va le progrès ! La fin du monde est pour demain : sottise... Je consulte un cyprès et ne reconnais pas ma soixantaine car mon verbe est dispos ; les neiges du Brévent lavent mes peines. Je changerai de peau si le destin l'exige. Où va l'espèce et que peut l'ouvre d'art ? Les règles du malheur, je les transgresse : je remplace Ronsard. Ne soyez pas nouveaux, soyez classiques : ainsi vous survivrez. Je fais de ma morale une musique : je m'étends sur un pré aux environs de Manosque ou de Sète. L'endroit n'a pas de prix; lorsque le vent se lève, il est honnête, grâce à Paul Valéry. Je suis à l'âge où les horreurs s'effacent devant un roitelet. Je tremble, et ce n'est pas la mer de Glace qui me rendra moins laid ce déclin de mon âme, où j assiste Molière à masquer mon dépit. Je suis sans ombre et ma muse est grossière comme un grain sur l'épi. Les lieux communs ont retrouvé leurs charmes. Suis-je contemporain de moi-même aujourd'hui ? Je me désarme et je vide mes reins de ce poison : la poésie nocive qui corrode le vrai. Aucun bateau n'approche de mes rives : je suis fruste et concret. Je me moque de moi comme Voltaire, sans me trouver fatal. Je meurs trop tard : ce n'est pas une affaire pour Gérard de Nerval. Je parle ce matin à Bonaparte ; c'est Saint-Just qui répond. Obéirai-je ? Les amis repartent ; il faut franchir le pont entre la chose vue, l'imprévisible et celle qu'on ne voit ni de jour ni de nuit. Je vis sans Bible; je change aussi de voix, pour être la victime, ô mandragore ! de mon dédoublement. Un tigre bleu est sorti de mes pores : me direz-vous comment ? Je ne suis plus humain : le vieux fantôme a brisé le miroir. Le verbe a retiré ses mots : il chôme par excès de savoir. Le baroque et l'impur, si je les mêle, vont-ils me protéger ? Une étoile se fâche, un ruisseau bêle : je deviens trop âgé pour ce genre de choc. Je concilie le lierre et le chardon, la cendre et l'or, le buveur et la lie, pourvu que tous mes dons fassent mon équilibre et réussissent à vous plaire au matin, quand vous comptez, penauds, les cicatrices de l'amour qui s'éteint. Le sens du dérisoire et la cautèle m'empêchent d'être ému : je voudrais ressembler à Sganarelle mais je suis Bardamu, toujours insatisfait, toujours hostile, je ne sais pas à qui. Marin, je vais au bout de ma presqu'île et je n'ai rien acquis, en cinquante ans, qu'un semblant de bourrasque, un regard assassin, un rire sans pardon parmi les masques. Si Nicolas Poussin voulait un jour me peindre, ou Paul Cézanne, je les reconduirais ; je tiens à mon désordre, et de ma canne je détruis mon portrait, afin que nul ne me soit vraiment proche. En vain, Georges Seurat m'implore de poser : vides mes poches, pauvre parmi les rats, inaccessible, heureux de le paraître, négligeant la vertu, fils indigne, je suis mon seul ancêtre. Et toi, la mort, sais-tu qu'au moindre de mes vers je te provoque ? Je n'ai de vérité que cette complaisance : une équivoque qui convient aux ratés. J'aime Gauguin; m'offre-t-il un refuge, ou est-ce Delacroix ? Par le génie des autres je me gruge : j'attends celui qui croit en mon caprice, en mes élans contraires, en mes songes poltrons. Qui me suivrait ? Guillaume Apollinaire est plus sot qu'Aragon. Ma conscience voudrait que ma planète me donne du souci ; borgne plutôt, mon poème s'apprête à rester calme, assis. contemplant le lilas de ma Bourgogne ou mon cheval normand. Trop de conflits, de provinces qui grognent ! Égoïste un moment, je demande pardon à mes semblables, de ne les secourir qu'avec ces mots synonymes du sable, qui font mes repentirs. Je suis trois, je suis cent, je suis multiple : avancez la terreur ! Ma tour est sans ivoire et mes disciples ont un maître meilleur, qui me reste inconnu. Ma chanson crève, pareille à ce bubon. Je me déchire encore et me soulève : je suis flamme et charbon. Moi qui causais jadis d'autres ravages, je me sais anodin : une églogue finit par rendre sage son triste baladin. Le poème s'achève ; il recommence, afin de mieux pécher. Le poète est jaloux de sa romance, qui veut se détacher de sa faconde et de son rire acerbe. Je ne suis pas Boileau ; prétendez-vous que François de Malherbe, auprès de moi, îlot de rigueur, de droiture et d'harmonie, est un esprit fameux ? Je préfère au respect la zizanie ; dans le sang je me meus : il peut paraître pâle ou incolore, il m'aide à respirer. Si ma pensée lentement s'élabore, j'en suis toujours frustré. Tout est instinct ! Je veux que mes obsèques ressemblent au ressac d'un navire éclaté ; je me dissèque, mais je revêts un frac pour être propre et digne, en haut-de-forme, sans accomplir d'effort parmi les mots, les moineaux et les ormes, qui me trouveront mort. |
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Alain Bosquet (1919 - 1998) |
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Portrait de Alain Bosquet | |||||||||
La chronologie1919 March 28th: the birth in Odessa, Russia of Anatole BISK (occasionally BISQUE), son of Alexandre and Berthe Turiansky. His paternal ancestors, originally from Alsace and Belgium, established themselves in the Ukraine in the middle of the nineteenth century to work in railroad construction there. His father was a manufacturer, but also a poet. It was he who first translated Rainer Maria Rilke i Ouvres d'alain bosquetPoésie AperÇu biographique |
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