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LES ANNÉES DE FORMATION - André Malraux


Poésie / Poémes d'André Malraux





Dans le roman comme en peinture, le créateur finit par son génie, et commence par celui des autres.

André Malraux



Avant d'être un écrivain, Malraux fut un lecteur avide, un critique littéraire et un éditeur de textes rares. Les livres qu'il aima vers 1918-1920, les auteurs et les comptes rendus qu'il publia dans les années 20, enfin les écrivains, les poètes et les peintres qu'il fréquenta à cette époque permettent de se faire une idée de ses goûts littéraires, de ses préférences en matière d'esthétique. Ces artistes n'eurent pas tous la même importance pour lui : certains le retinrent épisodiquement, d'autres le marquèrent pour toujours.



Trois maîtres

Découverts autour de sa vingtième année, Dostoïevski, Baudelaire et Conrad, pour ne citer qu'eux, laissèrent sur Malraux une empreinte indélébile. Les Conquérants (1928) et La Condition humaine (1933) sont explicitement placés sous l'astre des Frères Karamazov. En 1933, Malraux écrit à un correspondant que Les Conquérants « sont un roman « Expressionniste » comme, toutes proportions gardées, Wuthering Heights ou les Karamazov ' ». A peu près au même moment, il écrit à Raymond Aron à propos de La Condition humaine : « Après tout, c'est un livre expressionniste, comme l'ouvre de Grùnewald, comme les Karamazov 2 ». Ce sont là des témoignages non seulement de l'admiration que lui inspirait Dostoïevski, mais aussi de l'influence que le romancier russe exerça sur lui, influence dont maints passages de ces deux romans portent en effet la trace. Dans Les Conquérants, l'escalier noir de la maison de Garine rappelle la sombre maison de Rogojine dans L'Idiot ; le « gosse » malade d'Hemmelrich, dans La Condition humaine, fait penser à Ilioucha, le petit tuberculeux au chevet de qui se rend Aliocha dans les Karamazov, et la mort atroce du gosse, aux enfants dont Ivan révolté oppose le martyre à la foi de son frère Aliocha '. Trente ans après La Condition humaine, dans les Antimémoires (1967), Malraux rendra encore à Dostoïevski un hommage fraternel [. Anthologie, p. 170].

Quant à Baudelaire, sur plus d'un point Malraux lui ressemble : même obsession de l'irrémédiable, même ferveur pour les arts. Peut-être même le dandysme que paraît cultiver Malraux en 1920 signale-t-il l'influence de Baudelaire et de son Peintre de la vie moderne, essai des Curiosités esthétiques dans lequel se trouve le chapitre intitulé « Le Dandy ». Claude Pichois 2 a d'ailleurs souligné la proximité des deux hommes, et qualifié de baudelairiens deux essais de Malraux, Saturne (1950) et L'Homme précaire et la littérature (posth. 1977), ouvrage dans lequel Malraux cite quelques-uns des vers qu'il aimait le plus, du Balcon, de La Mort des amants et de La Mort des artistes 3.

La lecture de Joseph Conrad aussi marqua profondément Malraux ; celle notamment de Cour des ténèbres (1899 ; trad. française 1924-1925) dont La Voie royale (1930) porte la trace4. Clara Malraux qualifiait ce roman d'ouvre très conradienne où l'on retrouve « les thèmes de ce Cour des ténèbres que nous aimions, avec sa montée vers les sources, son côté « matriciel », sa présence de la forêt, son horreur devant le mystère originel5 ». Plus de quarante ans après La Voie royale, parlant de l'art africain dans L'Intemporel (1976), Malraux écrira encore que pour les jeunes écrivains du début du siècle, « la magie des masques était celle du Cour des ténèbres 6 ». Un autre roman de Conrad (mais on ne sait si Malraux l'avait lu alorS) présente lui aussi des analogies avec l'univers de La Condition humaine, c'est L'Agent secret (1907 ; trad. française 1928), roman du terrorisme où la flamme des becs de gaz tremblant dans la nuit de Londres semble annoncer les misérables ampoules allumées dans La Condition humaine au fond de sordides ruelles. Mais l'essentiel aux yeux de Malraux n'est pas que Conrad ait écrit d'exaltants romans d'aventures, c'est que ses livres s'interrogent sur la condition de l'homme : dans son dernier essai, Malraux parlera de la « pressante interrogation sur l'homme » que nous trouvons chez l'auteur de Lord Jim '. Pour être plus précis encore, ce que Malraux a surtout trouvé chez lui, ce qu'il admirait le plus dans son ouvre, c'était l'obsession de l'irrémédiable 2. Cette obsession, que Malraux, on l'a dit, avait également rencontrée chez Baudelaire, se trouve formulée par un personnage de L'Espoir (1937) :



La chose capitale de la mort, c'est qu'elle rend irrémédiable ce qui l'a précédée, irrémédiable à jamais : la torture, le viol, suivis de la mort, ça c'est vraiment terrible.



Les premiers écrits de Malraux, ses ouvres dites farfelues - Lunes en papier (1921), Ecrit pour une idole à trompe (1921-1927) - doivent peu à Baudelaire (même si idole à trompe fait écho à un vers du VoyagE) et ne doivent rien ni à Conrad ni à Dostoïevski ; mais à partir des Conquérants l'ouvre de Malraux ne cessera plus de dialoguer avec celles de ces trois figures tutélaires.



Amitiés, affinités et différences



Considérons à présent les autres écrivains avec lesquels Malraux eut des affinités et nous voyons se dessiner trois constellations : les poètes de la modernité, héritiers de Baudelaire et de Rimbaud (Claudel, Jacob, Apollinaire et CendrarS), les écrivains qu'attira l'Orient ou l'Asie (Loti, Barrés, MoranD), ceux enfin qui furent proches du fantastique (Hoffmann, Mac Orlan et, dans une certaine mesure, BernanoS). Comme Malraux n'a pas lu ces écrivains dans l'ordre que nous venons d'indiquer, nous allons retrouver, disséminées comme elles le furent pour lui, ces rencontres dont chacune correspond à une facette de sa personnalité d'artiste.



Editeur, Malraux fait paraître entre 1921 et 1928 des ouvres de Laurent Tailhade. Jules Laforgue, Pierre Reverdy, Max Jacob, Paul Morand. Pierre Loti, André Gide. Laforgue et Tailhade correspondent aux tendances postsymbolistes de l'époque, comme à certains aspects de la sensibilité de Malraux.



Laforgue. Lautréamont comptaient beaucoup aussi pour nous. Et surtout un type énorme : Corbière '.



Quant à Max Jacob et Reverdy, poètes que Malraux admira, ils représentent, avec Apollinaire et Cendrars ce qu'il appela la poésie cubiste2.

Quelques échos d'Apollinaire traversent la prose de Malraux. Dans Royaume-Farfelu (1928) par exemple, la tournure : « des chats - animaux habiles ! - volaient notre nourriture 3 » peut rappeler ces vers de Saltimbanques : « L'ours et le singe animaux sages/Quêtent des sous sur leur passage 4 ». Plus tard, dans sa préface au catalogue de l'exposition Sept mille ans d'art en Iran 5, Malraux se souviendra d'Apollinaire : « Ispahan - pour l'odeur de tes roses - j'aurais fait un voyage plus long encore... » Comme d'habitude, Malraux cite de mémoire. Les vers qu'il se rappelle sont tirés d'un poème intitulé Ispahan dont voici le début : « Pour tes roses/J'aurais fait/Un voyage plus long encore ». Et un peu plus loin : « Ispahan aux musiques du matin/Réveille l'odeur des roses de ses jardins 6 ». On le voit, la mémoire de Malraux n'a guère modifié le poème. Dans L'Intemporel enfin, nous trouvons quelques vers de Zone qu'il aimait et citait parfois : « Lorsque Apollinaire rentre "dormir parmi ses fétiches d'Océanie et de Guinée - Christs inférieurs des obscures espérances"».



Apollinaire, Max Jacob qu'il connaît depuis 1919 ou encore Pierre Mac Orlan comptent parmi les auteurs dont Malraux s'est probablement inspiré dans Lunes en papier et dans Ecrit pour une idole à trompe.



C'est à Max Jacob, pour qui il eut beaucoup d'amitié, que Malraux dédia les Lunes - signe évident de l'admiration qu'inspirait au jeune écrivain le poète du Cornet à dés (1917). Dans Des Origines de la Poésie cubiste, Malraux affirmait : « le mouvement cubiste [...] ne cessa de vaciller que lorsque parut Le Cornet à Dés ». Révélatrice aussi cette déclaration qu'il fit un jour (en 1921 probablemenT) à sa future femme Clara : « Je ne connais qu'une personne qui soit aussi intelligente que vous : Max Jacob ' ». Cependant, en 1922, dans La Nouvelle Revue française du 1er août, Malraux présente un compte rendu peu enthousiaste de l'Art poétique de Jacob, mais un demi-siècle plus tard, il dira des influences poétiques qu'il subissait à vingt ans : « la plus importante était celle d'Apollinaire, dont Max Jacob assurait en quelque sorte le relais 2 ». Avec ces deux poètes, Malraux partageait le goût de l'insolite, de la fantaisie, et c'est à leur modernité - au sens baudelairien du terme (tirer l'éternel du transitoirE) - que se rattache l'esthétique de ses premières fictions.

Il aimait aussi la poésie de Cendrars et ne revint jamais sur cette admiration. Poète des voyages et des grands espaces, admirateur et ami de Chagall, Cendrars fut l'un de ses contemporains auxquels Malraux fut le plus sensible. Ce dernier parlait dès 1920 de la « beauté douloureuse et grave (parfois rimbaldiennE) ' » des Pâques à New York (1912) et, dans les dernières années de sa vie, il récitait encore de longs passages de la Prose du transsibérien (1913) qu'il savait par cour : « Dis, Biaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » D'autre part, lorsqu'en 1931 il créa chez Gallimard la collection « Du Monde entier », Malraux rendit un hommage complice au poète qui avait publié quelques années auparavant un recueil portant ce titre. Enfin, lorsqu'en 1958, trois ans avant la mort de Cendrars, Malraux devenu ministre lui remit la cravate de commandeur de la Légion d'honneur, c'est avec une visible émotion qu'il salua « le génie » de son vieil ami.



Quant à Mac Orlan, Malraux le présentait dans La Nouvelle Revue française du 1er mai 1923 comme un sorcier craintif et sensuel qui, le soir, après de longues promenades à travers la ville bruyante, cherche dans la solitude des formules définitives d'exorcismes.



Dans le même article, il saluait Malice qui venait de paraître et La Cavalière Eisa (1922). On peut remarquer d'ailleurs que des premières pages de cette dernière ouvre se dégage une atmosphère qui n'est pas sans analogies avec celle que Malraux, mutatis mutandis, créera dix ans plus tard dans les premières pages de La Condition humaine : même présence d'une « grande ville devinée dans la nuit noire ' », même inquiétude sourde et, pour le lecteur français, même dépaysement diffus. André Vandegans pense qu'un autre roman de Mac Orlan, Le Nègre Léonard et Maître Jean Mullin (1920), a peut-être exercé une influence sur une partie d'Ecrit pour une idole à trompe. Il n'est pas douteux en tout cas que Mac Orlan compta pour le jeune Malraux, ni qu'à cette époque ils appartenaient l'un et l'autre à la même famille littéraire.



Malraux s'est également intéressé à Paul Morand dont il publia, en éditions de luxe. Rien que la terre (1926), Siam (1927) et Bouddha vivant (1928). De ce dernier livre, paru une première fois en 1927, Malraux avait rendu compte dans La Nouvelle Revue française. Sa note commençait ainsi : « M. Morand est certainement, aujourd'hui, le meilleur interprète européen du provisoire ». Il y saluait aussi des phrases qui frappent « par d'extraordinaires raccourcis », ce qui deviendra d'ailleurs une caractéristique de son propre style, et concluait par ces mots : « je connais peu de livres dans lesquels la vie collective des groupes soit aussi intense que dans celui-ci. » Mais on ne saurait parler d'une influence de Morand sur Malraux : il s'agit plutôt d'une parenté, de goûts communs, celui notamment des pays lointains que Morand évoque dans Magie noire (1928) ou Papiers d'identité (1931). Vandegans croit même percevoir dans Bouddha vivant des échos de La Tentation de l'Occident (1926) : c'est Malraux qui aurait influencé son aîné.



En 1927, Malraux édite Les Pagodes d'or de Pierre Loti, mort quatre ans plus tôt, et fait illustrer le livre de miniatures birmanes du XVIIe siècle. Ce n'est pas le seul hommage qu'il rende à Loti : les « dômes bleus » de Royaume-Farfelu, que l'on retrouvera dans Le Miroir des limbes 4, le « labyrinthe des ruelles désertes » viennent de Vers Ispahan (1904) - titre auquel celui de L'Expédition d'Ispahan, texte de Malraux publié en 1925, semble évidemment faire écho. Le lyrisme évocatoire du livre de Loti, l'« Ispahan de lumière et de mort » que le lecteur y découvre étaient faits pour plaire à Malraux. Il avait découvert Loti pendant l'adolescence ' et il notera encore dans L'Homme précaire :



Les voyages de Loti en Asie nous parlent d'êtres, de villes, plus éloignés de nous que l'Orient de Lamartine ou de Chateaubriand.



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