Anne Perrier |
Voici quelqu 'un qui n 'a pas tardé à choisir sa place ; l'épigraphe de Tagore au Petit pré l'annonce: "C'est ici ton tabouret; ici tes pieds reposent où vit le très pauvre, l'infime et le perdu", et le poème XXV, merveilleusement, le redit: Voici ma place Pour l'éternité Une chaise de paille basse Le silence et l'été Un mur que le ciel a fendu Comme une rue Et mon âme qui s'habitue A dire tu. Ainsi s'ouvre presque sans bruit une porte sur les cinq livres ici regroupés. On a affaire à quelqu'un qui écoute, un peu à l'écart du monde, ce que le plus pur du monde, à voix basse, dicte à son cour. Mais prenons-y garde : le choix (ou le doN) d'une certaine pureté de regard et de vie, en poésie, ne garantit pas grand-chose. Nous n'avons pas à nous soucier de l'auteur ; idéalement, nous ne le connaissons pas. Nous n'avons devant nous que des livres, donc : que des mots. Il faut que le monologue, ou le dialogue, intérieur, le cri de joie, le soupir, la prière, quelque élan que ce soit, et si vrai soit-il, se montre à nous, lecteurs, dans ces mots ; ces mots altérés, profanés ou affaiblis par l'usage vulgaire et, de surcroît, tellement usés par deux mille ans ou plus de poésie, au point que le poète le plus ambitieux ne peut espérer qu'en tirer quelques variations de thèmes immémoriaux. (Dès lors, il est naturel que celles d'Anne Perrier gardent ici et là des traces de voix antérieures, par exemple, dans le premier recueil, de fugitifs et touchants échos de la chanson populaire ; plus souvent, une parenté de finesse, portée jusqu 'à un humour précieux, avec le Rilke de Vergers; plus profondément, plus centralement, l'imprégnation parfaitement légitime d'une poésie mystique - avec son ton et son répertoire d'images particuliers - qui commence au Cantique des cantiques, relayé beaucoup plus tard par saint Jean de la Croix et saint François d'Assise.) Mais je reviens aux mots de la poésie, si décriés, à juste titre, quand ils brillent pour eux-mêmes (et quelqu'un peut s'écrier alors : Words, words, words..) ou, aussi bien, quand ils restent opaques; si persuasifs quand ils se font conducteurs de la lumière intérieure, comme c'est chez Anne Perrier si souvent le cas. Devant une poésie d'effusion comme celle-ci, on a tendance à s'imaginer que tout travail de choix, de composition, que tout travail, en un mot, "littéraire", risquerait d'en altérer la vérité (comme si, précisément, il suffisait d'avoir le cour pur de l'enfant, de la sainte ou des anges pour parler juste ; et c'est une illusion de ce genre qui permet à certains d'attribue/ aux dessins d'enfant à tort, autant de prix qu'aux oeuvres des grands peintreS) ; or, il n'en est rien, Anne Perrier serait-elle une sainte (ce qui est, je crois, fort loin de sa penséE), si elle n'avait pas l'art des mots, nous aurions vite fait de refermer ses livres pour n 'y plus revenir . . . Certes, il se peut que cet art soit en partie instinctif; que le choix généralement si juste des mots, des rares adjectifs, le réseau discret des rimes, les rythmes sans violence, accordés aux nuances du souffle, et surtout le merveilleux répertoire des images, tantôt renouvelées de la tradition mystique, tantôt presque entièrement nouvelles, que tout cela se crée dans un état semi-conscient ou une forme particulière de "concentration distraite", et paraisse ne relever d'aucun calcul rationnel, d'aucune volonté délibérée. N'empêche : il y a là l'ouvrage d'une balance ultra-sensible qui n 'a rien à voir avec l'imprécision brumeuse ou l'ivresse exaltée que l'on croit trop souvent inséparables du lyrisme. Et les subtils et néanmoins simples résultats de ces pesées, on les trouvera tout au long de ces pages, comme ici: On m'a dit Que les violettes de l'oubli Sont la seule compagnie des morts Y a-t-il un printemps? Moi je sais que la nuit Vient d'abord De quoi aurais-je peur Depuis longtemps L'ombre est ma demeure. Curieusement, mais pas si curieusement après tout, ces beaux fruits de l'effusion rejoignent dans l'efficacité durable ceux de la poésie peut-être la plus calculée et la plus apparemment lucide, virile, volontaire qui fût jamais, celle de Gôngora. A un bout du spectre, on dirait que c 'est l'eau de la source poétique qui prend forme de verre pour se recueillir; à l'autre, que c'est le cristal des mots lui-même qui suscite l'eau, non moins pure, dont il se remplit. Une fois l'oreille sensibilisée à cet art, on n 'aurait plus qu 'à se laisser porter, et je ne crois pas convenable, ni nécessaire, de cerner d'un trait trop voyant le mouvement de ces cinq livres. Tout au plus en désigner de loin quelques moments. L'écouteuse du Petit pré (non pas l'une des "belles écouteuses", charmantes et frivoles, de Verlaine, mais l'humble comme l'herbE), nul doute qu 'elle ne soit portée, emportée par ce qu 'elle entend. Sa pauvreté la rend légère, poreuse ; la lumière inconnue qu 'elle devine en avant d'elle aimante son pas; quelquefois même, on la croirait ailée, éblouie, et les abeilles lui sont comme une preuve bourdonnante de l'or spirituel. Même alors, cependant, elle connaît les ombres ; mais à peine pèsent-elles plus que nuages d'été. Un même élan porte encore le chant dans Le Temps est mort ; il est même ici, exceptionnellement, assez ardent, assez heureux pour nourrir sans défaillance un long poème, ce Cantique du printemps dont la fougue: O vigne ô fleur de lait Ensorcelez l'abeille Luzerne et serpolet Pampres et treilles Et vous gardiens du jour Lumineux tournesols sans paupière me rappelle le lyrisme juvénile, resté lui aussi parfaitement frais, de Maurice Chappaz dans Verdures de la nuit Mais, dans ce nouveau recueil, l'élan tend plus nettement vers le repos, l'ardeur vers une paix suprême, une sérénité dont l'attente éclaire les pages peut-être les plus belles d'Anne Perrier: Le temps à peine De dire adieu Le monde m'est tiré du cour Comme un poignard La déchirure doucement Se referme Minuit La paix des chrysalides Est si profonde. Lettres perdues, en 1971, dit une épreuve, la mort d'un ami lointain, d'un "frère de cristal", le poète portugais Cristovam Pavia. On pense à la Kathleen Raine de Sur un rivage désert, parce qu 'ici aussi, la distance qui s'est creusée, grâce à la générosité du cour et à l'espérance maintenue, se change en un lien lumineux et presque doux. L'exemple même du poète mort, son courage, son endurance, n'y sont pas pour rien. Si l'ombre de la mélancolie grandit, si grandit aussi la soif de l'âme pour laquelle l'été est peut-être moins prodigue qu'autrefois, l'épreuve n'en est pas moins surmontée ; et Anne Perrier, même si son souffle est plus court, ou qu'elle s'est simplement alourdie de sa peine, que l'air la porte moins, peut se remettre à l'écoute des signes, qui continuent, dans Feu les oiseaux, à lui parler de la même paix encore espé-rable, possible : même si ce devait être plus loin du monde: J'ai rejoint les oiseaux sauvages Oh! ne me cherchez plus Qu'ailleurs. On ne saurait dire qu'Anne Perrier ait jamais écrit de la poésie religieuse à proprement parler. Non seulement Dieu n'y est que très rarement nommé, mais si la Vierge ou le Christ sont évoqués, c'est de façon extrêmement voilée (admirable d'ailleurS) ; et les grandes figures de la Bible n'y sont fa-mais présentes comme c'est encore le cas aujourd'hui chez Jean Grosjean, Jean-Michel Frank ou Jean-Pierre Lemaire, pour ne parler que de poètes chez qui cette présence a quasi miraculeusement gardé tout son sens. Néanmoins, je l'ai indiqué d'emblée, comme telle musique baigne d'abord dans une musique antérieure qu 'elle choisit pour l'aliment le plus convenable à son épanouissement. la voix d'Anne Perrier a baigné d'abord dans le monde verbal de la poésie mystique. Et, bien qu 'à peine nommée, une Présence était proche, indubitable, autant que les fleurs. Au fond, je crois qu'à creuser la question, on ne pourrait, chez ce poète, dissocier l'expérience poétique de l'expérience religieuse, la première pouvant être comprise comme une traduction particulière de la seconde (qui se déploie chez d'autres en réflexion, en prières, en combaT). Dans ses livres, surtout les deux premiers de cet ensemble, on a un peu l'impression que les paroles naissent de cette Présence le plus souvent non dite comme des graines envolées d'un très grand arbre invisible. Or, il me semble que le Livre d'Ophélie, de 1979, à cet égard, avoue une épreuve grave. La rêverie qui permet ici à Anne Perrier de parler pour Ophélie avait peut-être commencé très tôt ("Moi toute verte au fond / D'une eau lente à me recouvrir". Le Petit Pré, XXVIII), mais comme une rêverie alors heureuse ; elle revient dans le Temps est mort, cette fois sous forme de plainte (p. 56). Elle suppose une sorte de fascination par l'eau qui porte et qui lave, un mélange troublant de volupté et de pureté, et l'attrait de la mort. On devine que c'est d'une fascination semblable qu'Anne Perrier s'est défendue en écrivant ce livre, le premier de ses recueils où la déchirure que fait dans le cour la souffrance ne soit pas toujours réparée par le chant, mais y reste sensible comme une amertume, et une discordance dans les paroles. Ce que la mort d'un jeune compagnon en poésie n 'avait pu faire, qu 'est-ce donc qui l'a fait ? Le sentiment d'une espèce de mort du lyrisme, et de souillure irréversible du monde. La Présence si doucement rayonnante dans les mots anciens, faut-il penser qu'elle est devenue défaillante, presque une absence ? De telle sorte que le silence gagnerait, le désert? On souhaite que ce ne soit pas vrai, que la voix puisse persister dans le pire, elle qui a conservé malgré tout son toucher poétique exceptionnel: Où je serai Ne seront avec moi que les voix Monacales des eaux où le miracle d'un mot parfaitement choisi ressuscite en dépit de tout ce qui est ici indissociable: la voix et l'eau, c'est-à-dire, profonde source toujours cachée dans les herbes et l'ombre, la vie même. Philippe Jaccottet (1982) |
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Anne Perrier (1922 - ?) |
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