Essais littéraire |
Au mois de septembre 1816, passé d'Angleterre en Belgique, Benjamin Constant apprend la dissolution de la Chambre introuvable. Paris serait-il de nouveau respirable ? Après quelques hésitations, il décide d'y revenir. A Bruxelles, où il transite, il prend connaissance de De la monarchie selon la Charte de Chateaubriand. Sans adhérer complètement, il y trouve « d'excellentes choses » - notamment la défense du régime parlementaire ; mais il apprend en même temps la saisie du livre : « Toujours des petits moyens et toujours de l'arbitraire. » A Paris, en décembre, Constant publie une réponse à l'ouvrage de Chateaubriand, De la doctrine politique qui peut réunir les partis en France, qu'il adresse au ministre Decazes. Il y écrit notamment : « De tels ouvrages ne devraient pas être intitulés De la monarchie selon la Charte ; ils devraient s'appeler : De la Charte selon l'Aristocratie. » De fait, si Chateaubriand s'impose comme le porte-parole du libéralisme aristocratique sous la Restauration, Constant sera celui du libéralisme tout court, ou si l'on préfère du libéralisme bourgeois. C'est le début d'une renaissance, d'un nouveau départ. Le vrai est qu'il n'est plus dans les chaînes de sa passion pour Mme Récamier : la « décristallisation » - le mot sera bientôt inventé par Stendhal - s'est produite. En attendant son heure, il apprend, le 14 juillet 1817, la mort survenue à Paris de Mme de Staël. Germaine de Staël avait fui encore une fois la capitale au moment des Cent-Jours. Après Waterloo, elle avait tardé à y revenir, quoiqu'elle eût le plaisir de voir enfin remboursé par Louis XVIII le prêt qu'avait consenti son père à la France. Elle avait séjourné dans les villes italiennes, en compagnie d'Albertine, de Rocca, et autres amis. En juin, elle regagnait Coppet, qui redevenait le haut lieu de l'intelligence européenne, la « maison mère » : « Les auteurs écriraient pour être estimés dans le salon de Coppet, écrit Stendhal dans Rome, Naples et Florence. Voltaire n'a jamais eu rien de pareil. Il y avait sur les bords du lac six cents personnes des plus distinguées de l'Europe. L'esprit, les richesses, les plus grands titres, tout cela venait chercher le plaisir dans le salon de la femme illustre que la France pleure. » Après son mariage secret avec Rocca, en octobre 1816, elle revient à Paris, où elle tombe gravement malade, au cours de l'hiver suivant. Paralysée depuis février, elle meurt dans son sommeil au petit matin du 14 juillet 1817, après une longue agonie. Elle laisse deux grands ouvrages inachevés, Dix Années d'exil et Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, qui seront publiés en 1818 grâce à ses enfants. Benjamin Constant, qui a veillé sa dépouille toute la nuit du 14 au 15 juillet, écrit deux articles à sa mémoire et confie à Juliette Récamier sa douleur nourrie de souvenirs revenus en foule. Un couple, qui n'en était plus un depuis longtemps, s'est défait ; un couple exceptionnel formé par deux esprits - à défaut de caractères - admirablement accordés : une maîtresse femme, peut-être minimisée par l'antiféminisme de ses rivaux ; un homme faible, longtemps discrédité par ses palinodies - mais deux écrivains politiques de première force, qui ont posé les principes, repris des Lumières et de 1789, de ce qui sera la passion du siècle, la marche de la liberté. Champion de la cause libérale en France, Constant suit un mot d'ordre dont il ne se départ plus : l'application de la Charte, la défense de la Charte. Il collabore d'abord au Mercure de France, avec prudence, modération, mais netteté : la Charte, oui, la Charte, qui établit un régime constitutionnel, au grand dam des ultra-royalistes. A la fin de 1817, Le Mercure est interdit N'importe ! Au cours du mois de février suivant, une nouvelle publication le remplace, La Minerve française. Cette fois, pour déjouer la censure, ses responsables ne font pas paraître leur journal à date fixe, mais à intervalles irréguliers, afin d'échapper aux contraintes pesant sur les périodiques. La Minerve durant deux ans, de 1818 à 1820, s'impose comme la voix de ce que nous appellerions la gauche. La publication libérale trouve ses lecteurs les plus nombreux dans la jeunesse des Écoles, dans l'armée (rabaissée par le nouveau régimE), chez les protestants, les intellectuels (même si le mot n'existe pas encorE), mais aussi parmi les industriels, les banquiers, les commis de magasin, les voyageurs de commerce... Toute une société qui se retrouve dans les cabinets de lecture, les loges maçonniques, les diverses sociétés de pensée, ainsi que les sociétés secrètes comme la Charbonnerie, imitée des carbonari italiens. Le libéralisme a une définition politique. Il s'oppose à l'arbitraire, à l'absolutisme, à toutes les formes de pouvoir discrétionnaire. Mais il correspond aussi à des couches sociales hostiles à la prépondérance de l'aristocratie foncière. Ainsi, Benjamin Constant, dans La Minerve, défend la ropriété industrielle contre la propriété féodale : « La propriété industrielle est l'amélioration de la société tout entière, et on peut l'appeler la législatrice et la bienfaitrice du genre humain. Les gouvernements profiteront de son école parce que l'industrie a essentiellement besoin de sécurité et de garantie, l'Europe entière y gagnera parce que l'esprit commercial remplaçant l'esprit de conquête changera la haine en émulation et la rivalité en concurrence. » Telle est la grande idée des libéraux. On change de civilisation. A la civilisation aristocratique, qui a pour bases les profits de la terre et la pratique de la guerre, doit succéder une société libérale - on peut l'appeler bourgeoise - où le commerce et l'industrie créeront d'autres manières de vivre et de penser. Cette société industrielle, fondée sur la liberté, reposera sur cette « classe intermédiaire », ni prolétarienne ni noble, qui apportera la prospérité. Ce n'est plus le sol, la propriété terrienne, qui engendre la richesse des nations ; c'est l'industrie. Au sein du groupe libéral, un économiste, Jean-Baptiste Say, a mis en forme ces idées. Du même âge que Benjamin Constant, et comme lui d'origine protestante, Say, dans la lignée d'Adam Smith, préconise la liberté économique contre les carcans étatiques, exalte « la grande classe des entrepreneurs d'industrie », défend le machinisme, dont les effets doivent aboutir à faire reculer la misère et à créer une société plus égalitaire. Après avoir été éliminé du Tribunat, en même temps que Constant et Daunou, il achève et publie en 1803 son Traité d'économie politique, qui aura des éditions successives, puis fonde dans le nord de la France une filature de coton - qu'il doit abandonner à la fin de l'Empire. Il devient professeur au Conservatoire des arts et métiers sous la Restauration. Etre de gauche sous la Restauration, c'est favoriser le capitalisme - on ne prononce pas encore ce mot-là. L'adversaire reste le détenteur de la propriété foncière, dominant l'État monarchique, ce réactionnaire engoncé dans la tradition, exaltant l'alliance du Trône et de l'Autel, dont Bonald, aussi anti-industrialiste que royaliste, est le meilleur théoricien en France. A l'échelle de l'Europe, c'est la Sainte-Alliance, qui fédère les dynastes dans la défense de leurs privilèges contre les poussées de fièvre révolutionnaire. Les libéraux, eux, prônent la « sainte alliance des Peuples ». Ils ont une vision de l'histoire. La monarchie n'est pas à leurs yeux forcément condamnable. Il y a eu de bons et de mauvais rois. Mais la Révolution a aboli définitivement les privilèges de la naissance. Certes, les libéraux n'apprécient pas tous les épisodes de la Révolution : ils sont 'es héritiers de 1789, non de 1793. Néanmoins, ils ont tendance à expliquer la Terreur et les excès de la Convention par l'action et les provocations des émigrés, par les défis de la Contre-Révolution. Quant à Napoléon, s'ils ne manquent pas de condamner ses méthodes, ils reconnaissent en lui l'héritier des Lumières et des principes révolutionnaires que ses armées ont diffusés à travers l'Europe. Les libéraux sont des républicains potentiels, qui s'accommodent provisoirement de la monarchie, sous réserve qu'elle soit constitutionnelle, c'est-à-dire définie, exempte d'arbitraire, aux pouvoirs réglementés, et si possible « tricolore ». Le drapeau blanc ne leur sied pas. Les libéraux sont des « nationaux » : la monarchie ne doit pas être détachée de la souveraineté nationale. Ils s'offusquent de l'occupation étrangère, qui dure jusqu'en 1818, et ne manquent pas de rappeler que la restauration des Bourbons n'est pas due à la volonté du peuple, mais à la décision de l'« étranger ». Qui sont-ils, ces libéraux, qu'on appelle aussi « indépendants » ? Leur grande figure est assurément La Fayette. Ancien combattant de l'indépendance américaine, aristocrate et général aux idées avancées, franc-maçon, il avait connu une nouvelle heure de gloire au cours de l'année 1790 (la Fête de la Fédération du 14 juillet le consacre en héros de la patriE), avant d'être laminé entre l'hostilité de la Cour et le mouvement populaire, après la fusillade du Champ-de-Mars en 1791. Il s'était rendu, après la chute de Louis XVI, aux Autrichiens, pour éviter une arrestation. Libéré, il s'était fait oublier, jusqu'à ce qu'il fût élu député aux élections qui eurent lieu pendant les Cent-Jours. Depuis lors, réélu député de la Sarthe en 1818, il incarne l'opposition libérale à la Restauration. Stendhal, qui sympathise avec la famille libérale, nous a laissé un portrait assez cruel de La Fayette dans ses Souvenirs d'égotisme. La scène se passe en 1821, dans le salon des Tracy, où Stendhal fréquente. Lui-même affublé « d'énormes favoris noirs » qui lui donnent, de son propre aveu, la tête d'un « boucher italien », il voit en La Fayette « une haute taille, et au haut de ce grand corps, une figure imperturbable, froide, insignifiante comme un vieux tableau de famille [...] M. de La Fayette était tout simplement un héros de Plutarque. Il vivait au jour le jour, sans trop d'esprit, faisant tout simplement, comme Épaminondas, la grande action qui se présentait. Et en attendant, malgré son âge [né en 1757, il a alors soixante-quatre ans, comme son camarade du jeu de paume, Charles X], uniquement occupé de serrer par derrière le jupon de quelque jolie fille {vulgo prendre le cuL) et cela souvent et sans trop se gêner2 ». La Fayette, « héros des deux mondes », vaut plus pour le symbole qu'il représente que pour la pensée qu'il sécrète. Recevant dans son château de La Grange, à l'est de Paris, entouré par des jeunes gens éclairés qui rêvent d'épouser ses petites-filles, le vieux marquis libéral incarne la noblesse patriote de 1789. Autre champion du libéralisme, le marquis Voyer d'Argenson, second époux de la duchesse de Broglie, dont le premier mari avait été guillotiné sous la Terreur. Chose exceptionnelle dans son milieu, il en tient pour les idées socialistes, jusqu'à recueillir chez lui un vieux maître de musique, disciple du communiste Babeuf, Buonarroti. Le cercle de famille reste assez fermé : le beau-fils de Voyer d'Argenson, Victor de Broglie, épousera la fille de Mme de Staël, Albertine. D'Argenson, grand seigneur, est lui aussi député ; ses interventions à la Chambre font régulièrement scandale. Interdit de parole par le président, celui qu'on aurait appelé en un autre temps le marquis rouge publie à ses frais ses interventions censurées. A côté de cette noblesse ancienne, le milieu libéral compte aussi les nouveaux riches de la banque et de l'industrie, notamment Casimir Perier, fils d'un industriel du Dauphiné, propriétaire des mines d'Anzin et l'un des fondateurs de la Banque de France ; il est un des banquiers en vue de Paris, lui aussi député, dont l'autorité s'accroît à partir de 1824 grâce à ses dons d'improvisation, sa vivacité naturelle, et ses compétences qui en font un redoutable adversaire du ministre des Finances. Jacques Laf-fitte. originaire de Bayonne, propriétaire du château de Maisons, baptisé ultérieurement Maisons-Laffitte, tient lui aussi le haut des guichets de la banque parisienne. Parmi les militaires, le général Foy est le plus connu. Cet ex-officier de la Révolution et de l'Empire, un brave aux quatorze blessures, d'esprit indépendant, est élu en 1819, lors du renouvellement annuel par cinquième de la Chambre des députés, où il s'impose pendant six années parmi les meilleurs orateurs de la gauche (il apprenait par cour ses discours qu'il récitait à la tribune avec flammE). Victime à cinquante ans d'une rupture d'anévrisme, il est enterré à Paris, le 30 novembre 1825 ; les témoins y voient l'une des plus grandes manifestations populaires sous la Restauration. Du domicile du défunt, rue de la Chaussée-d'Antin au cimetière du Père-Lachaise, en passant par l'église Notre-Dame-de-Lorette, une foule évaluée à près de 100 000 personnes bat le pavé de la capitale sous une pluie diluvienne, devant des magasins fermés, des boutiques tendues de draperie de deuil. Au cimetière, où les huit jeunes gens qui portent la bière ont du mal à entrer tant l'assistance est serrée, Casimir Perier, à la lueur des torches, prononce un discours véhément, qu'il achève en invitant l'assistance à répéter après lui: «Honneur! Honneur éternel au général Foy ! » Les obsèques du général Foy ne dégénèrent pas en émeute, mais la démonstration de foule inquiète le ministère Villèle. Les libéraux saisissent l'occasion pour rappeler le divorce entre le « pays légal » que constituent moins de 100 000 électeurs et le peuple français, le « pays réel », qui vient de montrer sa puissance dans les rues de Paris et reste sans droits politiques. Le tour est pris : désormais, la mort convoque, rassemble, emplit les rues de Paris. Ainsi, le 21 octobre 1826, les obsèques civiles de l'acteur François Talma oppose les voltairiens aux partisans du « parti prêtre ». Les chefs du parti libéral suivent les comédiens, Laffitte, Manuel, Béranger, Voyer d'Argenson, Casimir Pericr... La presse ultra se déchaîne contre une entreprise de décatholicisation de la France. Quelques mois plus tard, le 27 mars 1827, ce sont les funérailles du duc de La Roche-foucauld-Liancourt, ancien député de la noblesse libérale aux États généraux de 1789, grand philanthrope, membre de la Chambre des pairs sous la Restauration où il n'a cessé de combattre les ultras. A la sortie de la Madeleine, où l'enterrement est célébré, on se dispute le cercueil. Un commissaire de police exige des élèves de l'École des arts et métiers de Châlons, dont le duc est le fondateur, de le laisser aux porteurs officiels des pompes funèbres. Dans le tumulte qui s'ensuit, le cercueil tombe sur le pavé, se casse. La dépouille roule dans la boue. La nouvelle parcourt la France, la presse étrille « ce ministère jésuite », « briseur de cercueil », « les jésuites qui avaient répondu par des baïonnettes à l'expression du deuil national » ; les pamphlets et les chansons suivent. A la Chambre des pairs, le duc de Broglie proteste ; à la Chambre des députés. Benjamin Constant flétrit « cette police qui ne respecte rien de ce qui est sacré [...] cette police qui semble destinée à provoquer chaque jour quelque désordre pour être mieux à même de nous enlever à la fois toutes ces libertés contre lesquelles le ministère conspire en détail ». La gauche n'avait pas épuisé sa réserve de cadavres mobilisateurs. Le 24 août 1827 ont lieu les funérailles de Jacques Manuel, avocat, qui, on s'en souvient, s'était rendu célèbre par son expulsion de la Chambre des députés quatre ans plus tôt, après s'être opposé à Chateaubriand et à l'expédition en Espagne. Il meurt à Maisons chez son ami Laffitte. C'est de là que le cortège s'ébranle à neuf heures du matin ; il arrive peu avant midi à la barrière du Roule, accueilli par une foule impatiente, alertée malgré l'interdiction faite aux journaux de donner aucune indication d'heure et de lieu. Le cercueil est conduit au Père-Lachaise par les boulevards extérieurs. Des jeunes gens manifestent, les gendarmes tirent leur sabre. Une fois encore, Laffitte, Béranger, La Fayette sont là... Les cris fusent : « Honneur à Manuel ! Honneur à Laffitte, à La Fayette, à Béranger ! » Les incidents se multiplient avec la police. A un moment, Laffitte doit monter sur le corbillard pour lancer un appel au calme. Le cortège n'arrive que vers quatre heures au Père-Lachaise, où la foule attend, se répand dans les allées, piétine les tombeaux. Dans les jours suivants, nouvelles polémiques ; une brochure libérale sur les obsèques de Manuel entraîne des poursuites judiciaires, d'où résultent témoignages et plaidoiries du parti libéral. Derrière les chefs du parti, des jeunes gens, parfois aux dents longues, fourbissent leurs premières armes. Nul mieux qu'Adolphe Thiers ne les représente. D'origine modeste, il a fait des études au lycée impérial de Marseille grâce à une bourse que lui valent son intelligence et son énergie. Enfant naturel, né en 1797, il a passé son enfance sous l'astre napoléonien : « Je suis sensible à la gloire de cet homme immortel ; je me souviens des bienfaits dont il a comblé mon pays ; je ne l'ai pas servi, car mon âge ne l'a pas permis4... » Ce libéral est un bonapartiste, pour lequel la continuité entre 1789 et l'Empire ne fait aucun doute. Après des études de droit à Aix-en-Provence, où il lie une amitié indéfectible avec Auguste Mignet, il part, précédé par son ami, à la conquête de Paris en 1821. Ayant renoncé à une carrière d'avocat, tous les deux deviennent journalistes, Mignet au Courrier français avec Manuel, Thiers au Constitutionnel, l'organe des indépendants. Très vite, son talent fournit à Thiers une position, des relations, l'ouverture des portes de Laffitte. Le succès lui monte un peu à la tête. Il est bavard, suffisant, d'aucuns disent vulgaire, mais animé aussi d'ardeur au travail, de persévérance, de la volonté de réussir. En deux ans, il devient un des noms du parti libéral. Talleyrand aura ce mot à son sujet : « Il n'est pas parvenu, il est arrivé. » Être journaliste, si brillant soit-il, ne lui suffit pas. Il veut être historien, et se lance dans une vaste étude de la Révolution française, qui comptera 10 volumes, et qu'il achève en 1827. Passé les premiers tomes parus en 1823, fort prudents quant au fond, il se lance dans une apologie de la Révolution : « Il fait l'effet d'une Marseillaise entraînante », dira Sainte-Beuve. Le succès est foudroyant. L'ami Mignet n'est pas en reste. Lui aussi publie son Histoire de la Révolution française lancée comme un défi à la face des ultras. Hardiment, la jeunesse libérale tourne ses aînés sur leur gauche, en refusant de maudire comme eux 1793 et la Terreur. La notion du « bloc » (« la Révolution est un bloc », dira plus tard Georges ClemenceaU) prend forme : il s'agit de défendre, et sinon d'exalter, toute la Révolution, à tout le moins d'en expliquer les ressorts et d'en montrer les venus contre les ultras qui font de l'histoire révolutionnaire la base de leurs justifications, l'objet de leur dégoût, et le rappel de leurs droits. Thiers doit attendre encore un peu son heure. Dans cet état-major du parti libéral, c'est Benjamin Constant qui, depuis son élection de 1819 jusqu'à la révolution de 1830 (c'est aussi l'année de sa morT), occupe le devant de la scène. Hormis quelques affaires immobilières et autres trivialités, la politique monopolise son temps : Constant rédige article sur article, dans Le Mercure, puis, après l'interdiction de celui-ci, a La Minerve, dans un quotidien, La Renommée, écrit des brochures ; s impose non seulement comme un grand orateur à la Chambre, mais comme un écrivain politique de première force. A la manière de Voltaire, il sait également mettre son talent au service de l'innocent injustement condamné. Il se mobilise ainsi en 1818 pour 1 affaire Wilfrid Regnault, qui met la presse en émoi. Regnault avait été condamné à mort en Normandie pour assassinat, mais selon une procédure entachée de tels vices (le passé révolutionnaire de l'accusé avait visiblement influencé les jugeS) que l'accusation devint suspecte. Constant examine le dossier et publie une brochure, qui incite finalement le ministre de la Justice Pasquier à surseoir à l'exécution, avant d'obtenir du roi une commutation de peine. Benjamin avait eu son « affaire Calas ». C'est aussi en cette année 1818, le 24 juin, qu'il fait une chute au cours d'une promenade dans la propriété d'un de ses amis, à Meudon. Le célèbre chirurgien Dupuytren, appelé incontinent sur les lieux, l'opère du genou droit. L'amputation est évitée, mais Benjamin devra désormais s'aider de béquilles. Amélie Cyvoct, nièce de Mme Récamier, nous a laissé ce portrait de lui, après l'accident : « Pour Benjamin, j'ai été bien frappée de ce mélange de vénérable et de bouffon, de touchant et d'ironique, que son infirmité, ses cheveux longs, son sourire faux et ses yeux de chat produisaient. Il n'a pas une prononciation pure, mais elle a du charme et une excessive élégance5. » Compensation politique, la chance lui sourit lors du renouvellement annuel de la Chambre des députés : il est enfin élu dans le département de la Sarthe, grâce aux soins zélés du grand électeur Charles Goyet, un de ses admirateurs. 11 devient un député consciencieux, passionné, intervenant sur tous les sujets. On a compté qu'il prit, jusqu'en 1821,265 fois la parole. Benjamin Constant se manifeste aussi hors de la Chambre. Ses conférences à l'Athénée royal de Paris, qui succédait au lycée de La Harpe et était une société de pensée diffusant les idées libérales, sont toutes très remarquées. En particulier celle qu'il donne en février 1819, sur De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, dont le texte passe pour un des fondements du libéralisme politique en France6. Dans ce texte, Constant distingue avec clarté deux sortes de liberté : celle des anciens, des Lacédémonicns ou des Romains, faite de la participation des citoyens aux décisions politiques ; celle des modernes, définie par le droit individuel de faire ce que chacun veut dans le cadre de la loi. Tout en délibérant sur la place publique, les anciens admettent « l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble » : « Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie [c'est-à-dire de l'activité économique], ni surtout sous le rapport de la religion. » Cela provient du fait que les États des anciens étaient de petites unités, dont l'indépendance était payée par un état de guerre quasi permanent. Et de ce que ces États étaient tous esclavagistes. Dans la cité aux limites étroites, chaque citoyen est une puissance, dans la mesure où les esclaves lui laissent le loisir de débattre de la politique et de faire la guerre : « Sans la population esclave d'Athènes, vingt mille Athéniens n'auraient pas pu délibérer chaque jour sur la place publique. » Voilà pourquoi, dit Constant, notre liberté n'est pas « la participation active et constante au pouvoir collectif ». L'étendue du territoire national et l'absence d'esclaves qui vaquent aux besognes quotidiennes nous conduisent à une autre définition : « Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l'indépendance privée. » L'individu moderne, au milieu de la foule, ne voit guère l'influence qu'il peut exercer sur l'action de l'État. « L'exercice des droits politiques ne nous offre donc plus qu'une partie des jouissances que les anciens y trouvaient, et en même temps les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l'époque, la communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens du bonheur particulier. » L'erreur de la Révolution a été de confondre les deux types de liberté, de vouloir faire renaître la liberté des anciens, au prix de la liberté réclamée par les modernes. Deux auteurs ont inspiré les actes des révolutionnaires dans ce sens, Rousseau et, plus encore, son disciple Mably. Celui-ci a pris « l'autorité du corps social pour la liberté, et tous les moyens lui paraissaient bons pour étendre l'action de cette autorité sur cette partie récalcitrante de l'existence humaine, dont il déplorait l'indépendance ». Si le mot n'existe pas encore, Constant dénonce chez Mably et ses imitateurs ce qu'on a appelé plus tard le système totalitaire : « Le regret qu'il exprime partout dans ses ouvrages, c'est que la loi ne puisse atteindre que les actions. 11 aurait voulu qu'elle atteignît les pensées, les impressions les plus passagères, qu'elle poursuivît l'homme sans relâche et sans lui laisser un asile où il pût échapper à son pouvoir. » Mably détestait la liberté individuelle. Les hommes de la Révolution, formés par la culture antique, « crurent que tout devait encore céder devant la volonté collective, et que toutes les restrictions aux droits individuels seraient amplement compensées par la participation au pouvoir social ». Funeste erreur. La société attendait autre chose, exigeait autre chose, et refusait de sacrifier la liberté individuelle à l'établissement de la liberté politique. Non que Benjamin Constant mésestime la liberté politique : celle-ci, du reste, est absolument nécessaire à la liberté individuelle, elle en est le garant. Mais cette liberté politique nécessaire implique une nouvelle organisation : dans la liberté antique, « plus l'homme consacrait de temps et de forces à l'exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre ; dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, Plus la liberté nous sera précieuse ». De ces attendus, résulte une conclusion en bonne logique : le seul régime qui puisse concilier (et non confondrE) les deux libertés, c'est le régime représentatif, une délégation des commettants aux mandataires. Il ne s'agit pas d'une carte blanche accordée au hasard : non seulement les représentants sont soumis à la « surveillance active et constante » des mandants, mais ils peuvent être écartés, révoqués, remplacés, à intervalles réguliers au gré des élections. A ce propos, Benjamin Constant, avant Alexis de Tocqueville, met en garde ses concitoyens contre l'abstentionnisme politique : trop absorbés dans la poursuite de leurs intérêts particuliers, les citoyens risquent de laisser la bride sur le cou aux dépositaires de l'autorité, lesquels ne demandent pas mieux. La liberté politique, on l'a dit, est la garantie de la liberté individuelle. De sorte que nous sommes invités à prendre part au débat politique, indirectement soit ! mais avec vigilance. A la fin de sa conférence, l'orateur élève le ton, pour défendre la dignité de la liberté politique. Il n'est pas vrai, dit-il en substance, que le bonheur pourrait être le but unique de l'espèce humaine : « Non, messieurs, j'en atteste cette partie meilleure de notre nature, cette noble inquiétude qui nous poursuit et qui nous tourmente, cette ardeur d'étendre nos lumières et de développer nos facultés : ce n'est pas au bonheur seul, c'est au perfectionnement que notre destin nous appelle ; et la liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le Ciel nous ait donné. » « L'ouvre du législateur n'est point complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achèvent l'éducation morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs déterminations et par leurs suffrages à l'exercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées, leur donner à la fois et le désir et la faculté de s'en acquitter. » Dans ses différents écrits, Constant complète ce manifeste. Pour tout auteur politique se pose la question de la souveraineté. Sur ce sujet, il s'accorde en principe avec les révolutionnaires : « La suprématie de la volonté générale sur toute volonté particulière s'impose. » A ceci près que, pour lui, la souveraineté n'est pas illimitée. Pour le penseur libéral qu'il est, la question des limites est fondamentale : il faut fixer des frontières à l'empire de la société sur l'individu. « Il y a une partie de l'existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n'existe que de manière limitée et relative7. » Pierre angulaire de la pensée libérale : « Aucune autorité sur la terre n'est illimitée, ni celle du peuple, ni celle des hommes qui se disent ses représentants, ni celle des rois, à quelque titre qu'ils régnent, ni celle de la loi... », car la loi elle-même doit être limitée : on ne peut étendre sa compétence à tous les objets, ou ce serait organiser la tyrannie. Et Constant d'énumérer les droits que le pouvoir ne peut transgresser : « La liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d'opinion, dans laquelle est comprise la publicité [la liberté de la presse], la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. » Cette question de la propriété n'a cessé d'attirer sur les écrits de Benjamin Constant la critique socialiste. La liberté qu'il défend n'est-elle pas celle des propriétaires ? Lui-même n'cst-il pas partisan du suffrage censitaire, qui restreint le droit de vote aux propriétaires ? A vrai dire, Benjamin Constant, qui croit dans la perfectibilité de l'homme, ne considère pas, une fois pour toutes, que la majorité des citoyens doivent rester des « citoyens passifs », comme on les appelait sous la Révolution. Mais, en l'état actuel de la société, il est vrai qu'il prône le suffrage censitaire, à partir d'une idée héritée des Constituants de 1789, à savoir qu'un électeur doit être un citoyen indépendant qui a assez de « lumières ». « La propriété seule, écrit-il, assure ce loisir : la propriété seule rend les hommes capables de l'exercice des droits politiques. » Donner le droit de suffrage, disons, aux pauvres entraîne trois risques : la destruction de la société par la révolution ; la tyrannie, par la démagogie ; la lutte des factions et le clientélisme. Mais qu'est-ce qu'un propriétaire? «Celui qui possède le revenu nécessaire pour exister indépendamment de toute volonté étrangère peut donc seul exercer les droits de la cité. » Ceux qui détiennent un capital intellectuel, comme nous dirions aujourd'hui, ceux-là même sont reconnus par le public et, payés de leurs productions, peuvent devenir propriétaires. Ajoutons que, pour éviter le carriérisme, Constant refuse la notion d'indemnité parlementaire : être député n'est pas une profession. Chez lui, ce serait plutôt une passion. Emile Faguet le décrit : « Il est curieux à voir à la Chambre, à son banc de député, écrivant vingt lettres, corrigeant des épreuves, interrompant l'orateur, appelant un huissier, puis un autre, donnant des instructions à un collègue, et finissant par demander la parole et par faire un discours précis, lumineux et déconcertant ; le tout pour "faire effet", comme il aime à le dire, je le sais bien, mais aussi Parce qu'il était dévoré d'activité et perpétuellement enfiévré9. » Ses principaux discours à la Chambre des députés sont consacrés aux Sbertés, et particulièrement à la liberté de la presse, comme Chateaubriand. Mais on le voit aussi s'élever à plusieurs reprises contre la traite des Noirs, qui continue malgré les ordonnances royales. Ainsi, en juin 1821 : « La traite se fait ; elle se fait impunément : on sait la date des départs, des achats, des arrivées ; on publie des prospectus pour inviter à prendre des actions dans cette traite ; seulement on déguise l'achat des esclaves en supposant des achats de mulets sur la côte d'Afrique, où jamais on n'acheta des mulets. La traite se fait plus cruellement que jamais, parce que les capitaines négriers, pour se dérober à la surveillance, recourent à des expédients atroces pour faire disparaître les captifs". » Aux élections d'octobre 1822, il échoue ; mais il est de nouveau élu à la Chambre des députés, à Paris cette fois, en mars 1824. Jusqu'à la révolution de 1830, il en restera la grande voix de l'opposition libérale, de plus en plus populaire dans l'opinion, dans la jeunesse des Écoles. En revanche, l'Académie le rejette à plusieurs reprises. Parmi ses plus importantes interventions à la Chambre lors de son second mandat, retenons ses discours contre la loi dite du « milliard des émigrés », véritable loi de guerre en pleine paix, dit-il en février 1825 ; contre le projet de loi sur le sacrilège, en avril de la même année ; contre le projet sur la police de la presse, loi dite « de justice et d'amour », en février 1827 - projet qu'avec Chateaubriand il contribue à faire retirer. Le projet de loi sur les sacrilèges entendait punir des manifestations antireligieuses, notamment des profanations d'hosties consacrées, selon le principe d'alliance du Trône et de l'Autel. C'est l'occasion pour Constant, qui publie alors De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements, de préciser sa conception des rapports que doivent entretenir religion et politique. Il défend, bien sûr, le principe de la liberté religieuse, une « liberté des cultes sans restrictions ». Comme pour la plupart des esprits de son temps, il attribue à la religion une utilité sociale, faisant sortir l'homme « du cercle étroit de ses intérêts ». Mais il ne croit nullement, comme certains depuis 1789, aux bienfaits de la religion gendarme, encore moins que la religion est bonne pour les pauvres, et donc pour la société : « Si la religion est nécessaire, elle l'est également à tous les hommes et à tous les degrés d'instruction. » Bref, il ne considère pas la religion « comme le supplément de la potence et de la roue ». L'Etat, en cette matière, doit rester métaphysiquement neutre et manifester tolérance, bienveillance et subventions publiques pour tous les cultes. Et si l'une des communions développe des effets coupables, l'État exercera sa rigueur contre ces actions coupables, « non comme actions religieuses mais comme actions coupables ». On le voit, l'activité inlassable de Benjamin Constant dans les dix dernières années de sa vie a touché à tous les domaines. Nous sommes loin de l'Adolphe désenchanté, morose, ennuyé. Il accède à la gloire par l'intelligence, le travail, son aptitude à formuler en termes généraux les problèmes de l'heure - nous dirions : à conceptualiser, si le mot ne risquait pas de donner une fausse idée de sa prose, dont la clarté défie tous les jargons. S'il fallait retenir encore une des idées forces qu'il a émises dans la construction théorique du libéralisme politique, on évoquera l'attention qu'il porte aux formes. La critique des « libertés formelles » a eu sa vogue au xxc siècle. Constant anticipait sur ce dédain : «Ce qui préserve de l'arbitraire, c'est l'observance des formes. Les formes sont les divinités tutélaires des associations humaines ; les formes sont les seules protectrices de l'innocence, les formes sont les seules relations des hommes entre eux [...]. C'est aux formes seules que l'opprimé peut en appeler. » Bien longtemps avant l'affaire Dreyfus, Benjamin Constant a énoncé cette loi mémorable : « Toutes les fois que je verrai chez un peuple un citoyen arbitrairement incarcéré, et que je ne verrai pas le prompt châtiment de cette violation des formes, je dirai : ce peuple peut désirer d'être libre, il peut mériter de l'être ; mais il ne connaît pas encore les premiers éléments de la liberté. » Pivot du parti libéral à la Chambre des députés, Benjamin Constant multiplie les articles de journaux, travaille à ses nouveaux volumes sur La Religion, publie un Appel aux nations chrétiennes en faveur de l'indépendance grecque, renouvelle ses interpellations contre la traite des Noirs. Il finit par devenir vers 1827 l'idole de la jeunesse. Mais toujours pas celle de l'Académie, qui lui préfère encore en 1828 Prosper de Barante. A la veille de la révolution de 1830, Benjamin Constant est un vieil homme, fatigué, malade, sceptique sur sa carrière et sur son ouvre, mais toujours présent, actif, véritable poison pour la droite, qui ne cesse de mettre en doute sa nationalité française et le tient pour un dangereux révolutionnaire. Le jugement n'est pas vraiment fondé, puisque, dans ses combats pour la liberté, Constant revendique une liberté constitutionnelle qui n'est pas en contradiction avec le principe dynastique. Mais jugement qui comporte une part de vérité : dans la mesure où la dynastie s'oppose à la marche de la liberté, Benjamin Constant fera voter, le 15 mars 1830, l'Adresse des 221, qui sera à l'origine du processus révolutionnaire fatal aux Bourbons. |
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